FOI ET RAISON
par Serge Monnier
INTRODUCTION
1 – Foi et raison : deux notions qui concernent le fondement de nos affirmations.
a/ Avoir foi en quelqu’un : faire confiance au témoignage de quelqu’un qui nous informe sur un état de fait et nous transmet une vérité dont nous n’avons pas personnellement, par nous-mêmes, la saisie directe ou indirecte.
Nous ne sommes pas dans l’évidence (absence d’intuition sensible ou intellectuelle)
Une démonstration (inférence médiate) ne permet pas de valider l’affirmation.
_ L’assurance de notre affirmation dépend de la qualité (intelligence et droiture morale – honnêteté) de celui à qui nous faisons confiance.
A ce titre, si Dieu existe, et s’il nous parle (=révélation), c’est lui qui mérite le plus notre confiance : nous ne courons pas le risque d’être déçu. _ La foi religieuse.
Le vrai Dieu est un Dieu vrai =/= un homme faux (cf. le « deceptor » ou le trompeur).
b/ La raison est une faculté de notre esprit qui nous permet de saisir les vérités premières et l’enchaînement entre les vérités.
_ « La raison est la faculté des principes » (cf. Kant)
= Faculté de se représenter un universel (que l’on met en tête : « principe »)
et qui commande la suite (l’enchaînement rigoureux des propositions).
° La raison théorique a del’influence sur la recherche de la vérité (connaissance)
* Exemples : le principe de non-contradiction, le principe de causalité.
° La raison pratique a de l’influence sur la détermination de la volonté (action)
* Impératif hypothétique : Si tu veux obtenir x, tu dois faire y
- Règles de l’habileté (bien adapter les moyens techniques et le savoir faire à la fin poursuivie)
- Conseils de la prudence (bien conduire sa vie – en société)
*Impératif catégorique : commandements de la moralité (Tu dois faire cela – le Devoir = comment nous devons vouloir, et les devoirs = ce que nous devons faire).
2 – Accorder une place importante à la raison, est-ce être « rationaliste » ? _ Un double sens.
Distinction préliminaire : les 3 sens du terme « expérience » chez Kant pour la connaissance de la nature (=l’ensemble de tout ce qui nous est donné et qui existe conformément à des lois).
A ) Dans la constitution de l’expérience (sens 2) comme connaissance permettant d’anticiper sur le cours des phénomènes (= les sciences de la nature), quelle part faut-il accorder à la raison et à l’expérience (sens 1) comme rencontre directe des données sensibles ?
a/ Toutes nos connaissances viennent-elles de l’expérience 1 ? Si oui : empirisme.
b/ Avons-nous des connaissances innées (principes a priori) qui ne peuvent pas être données dans l’expérience 1, toujours particulière et contingente, mais qui sont les conditions de possibilité de l’élaboration du savoir scientifique (expérience au sens 2, construite au moyen de l’expérimentation comme expérience au sens 3) ? Si oui : rationnalisme.
_ Le rationaliste est celui qui refuse que tout dans nos connaissances vienne de l’expérience sensible. Cf. débat entre Aristote (Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu), puis John Locke et Leibniz (Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu, nisi ipse intellectus).
- B) Dans l’effort pour répondre aux grandes questions que l’homme se pose sur lui-même et sur sa destinée (D’où venons-nous ? Qui sommes nous ? Où allons-nous ?) et pour savoir comment il doit conduire sa vie, l’homme ne doit-il compter que sur ses propres capacités de connaissance, c’est-à-dire la raison et l’expérience sensible, ou bien doit-il accepter une intervention supérieure comme une révélation divine à laquelle il peut accorder sa confiance par la foi ?
_ Le rationaliste est celui qui refuse la possibilité de l’intervention d’une révélation divine à laquelle l’homme ne pourrait adhérer que par la foi seulement.
Mais ce refus de la foi est-il nécessaire pour préserver les droits de la raison ?
La raison ne doit-elle pas aussi remplir une fonction « critique » y compris envers elle-même ?
3 – La raison « critique »… peut en venir à se critiquer elle-même (_ son auto-limitation !)
a/ Qu’est-ce que la critique ? Juger, délimiter le domaine d’utilisation légitime de nos facultés et de nos principes.
b/ La critique des autres facultés : la raison est la faculté supérieure qui examine les prétentions des autres facultés (la sensation, la perception, la mémoire, le désir, etc…)
c/ La critique de la raison par elle-même : jusqu’où peut-elle étendre son autorité ? Les réponses peuvent être différentes :
* Au siècle des Lumières, Kant déclare : « Je dus donc abolir le savoir afin d’obtenir une place pour la croyance » (Critique raison pure théorique, préface 2ème édition p. 24). En limitant les possibilités du savoir par raison pure, Kant a dégagé une place pour la croyance : en s’appuyant sur la conscience du Devoir qui est un « fait de la raison » (factum rationis), il montre que, sauf à tomber dans l’absurde, il faut affirmer trois « postulats de la raison pratique » (la liberté de l’homme, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, souverain bien primitif).
* Au milieu du XIIIème siècle, Thomas d’Aquin (le plus grand théologien de toute la scolastique médiévale) limite le domaine de la foi en étendant les possibilités de la raison :
a/en faisant de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme des « praeambula fidei », c’est-à-dire des vérités que l’on peut connaître par la raison sans avoir recours à la foi,
b/ et même en l’introduisant dans la théologie dont il fait une véritable science, puisque pour expliciter le contenu de la révélation il recourt à toutes les subtilités de la logique d’Aristote qui fut le vrai fondateur de la logique, à la base de toutes les connaissances rationnelles (c’est-à-dire de celles dans lesquelles on donne les « raisons » de ses affirmations, la « raison » étant une cause dans l’ordre de la vérité), et cela de l’avis même de Kant (CRP, Préface de la seconde édition (1787) p. 15.
_ Si l’on appelle « raison » l’ensemble des facultés de l’homme naturel (la raison proprement dite et tout ce qui est donné dans l’expérience spatio-temporelle) qui lui permette de faire de la science, y a-t-il nécessairement conflit entre les affirmations de la science et le donné révélé auquel on ne peut adhérer que par la foi ?
_ Faire un exercice de « critique » pour délimiter le champ d’exercice légitime des facultés de l’âme qui interviennent dans la science et dans la foi.
_ Lutter contre les prétentions de chacune d’empiéter sur le terrain de l’autre.
ANNONCE DU PLAN : Ière partie – Objets et démarches.
- La science
- La foi.
IIème partie – Relations de la foi et de la raison :
A – Possibilité d’un soutien réciproque ?
B – Le miracle : un conflit inévitable ?
Ière partie : OBJETS ET DEMARCHES
A – LA SCIENCE.
1/ Son objet : l’étude des phénomènes : ce qui est donné dans le monde de l’expérience sensible, dans l’espace et dans le temps.
2/ La science (selon Kant) doit être un système de propositions exprimant une connaissance
- qui fait l’accord des esprits (grâce à des procédures de validation)
- qui progresse. (en remplaçoant les réponses erronées ou insuffisantes)
3/ Comment discerner les propositions qui peuvent appartenir à la science ?
* Recherche de l’univocité pour écarter toute ambiguité ; rôle des définitions.
* Quantification des paramètres pour déterminer les constantes et les corrélations.
* Inscription de la proposition dans un système au titre de :
- Principe ou hypothèse
- Moyen : Raison ou preuve, ou argument
- Fait polémique (initial) ou conséquence (résultat).
4/ Quelles sont les procédures de validation ?
- En mathématiques : la démonstration _ un théorème = une proposition démontrée.
- Dans les sciences de la nature : méthode hypothético-déductive.
- Distinguer les faits, les lois, et les théories.
- Les lois : rapports constants entre les déterminations des phénomènes _ Prédiction (cf. expérience au sens 2)
- Les théories _ Explication.
- A partir d’une hypothèse on déduit les conséquences observables.
- Si l’expérience est positive, l’hypothèse n’est pas infirmée, mais elle n’est pas définitivement validée.
- Si l’expérience est négative, l’hypothèse est falsifiée (cf. Karl Popper)
- Distinguer les faits, les lois, et les théories.
« On ne peut jamais démontrer rationnellement la vérité des lois scientifiques ; nous pouvons seulement les mettre à l’épreuve et éliminer celles qui sont fausses. Ce ne sont jamais que des hypothèses. On ne peut donc jamais être scientifiquement certain qu’A est la cause de B, mais on tendra à trouver que l’hypothèse que A est la cause de B est d’autant plus acceptable qu’on aura mieux éprouvé et confirmé l’hypothèse universelle correspondante » (K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, t. 2 p. 253).
- _ Une hypothèse qui exclurait d’emblée toute possibiité de falsification ne serait pas scientifique. Cf. marxisme, psychanalyse, selon Karl Popper.
- L’histoire : l’enquête historique = connaissance indirecte.
- Etablissement des faits à partir de vestiges et/ou de témoignages.
- Rôle de l’interprétation des documents. Cf. la critique textuelle et l’herméneutique.
- Appréciation de la crédibilité des témoins : peut-on leur faire confiance ?
B – LA FOI DU CHRETIEN.
1/ Son objet : Dieu en son mystère et le salut du monde.
- Il ne s’agit pas toujours de l’existence de Dieu ni de l’immortalité de l’âme, car cela peut être su et non pas cru par ceux qui sont capables de faire la démarche intellectuelle.
Cf. supra : les « praeambjula fidei ». Pour les autres, c’est un objet de foi.
- Les trois grands mystères auxquels croit le chrétien :
- La trinité. Un seul Dieu en trois personnes.
- L’incarnation : Une seule et même personne, Jésus, est à la fois Dieu et homme.
- La rédemption : par sa mort et sa résurrection Jésus sauve les hommes, « il enlève le péché du monde ».
_ Seul ce qui concerne Dieu et notre rapport à Dieu peut être objet de foi.
2/ L’assentiment du croyant : « fides ex auditu ».
- L’entendement et la raison ne suffisent pas pour valider les affirmations qui sont proprement objet de foi. Car Dieu et son mystère sont incompréhensibles : nous ne pouvons pas les comprendre, c’est -à-dire les enfermer dans nos représentations.
- Les yeux de l’esprit eux-mêmes ne suffisent pas pour voir ces vérités : elles doivent être révélées dans et par une parole qui doit être accueillie avec humilité : il faut accepter d’être enseigné. Cf. E. Lévinas : différence entre « voir » et « entendre ».
- L’acte de foi fait intervenir la volonté libre qui décide de faire confiance, non pas de façon aveugle et arbitraire, mais parce que le contenu du témoignage et la qualité du témoin ont rendu son témoignage crédible.
- Le croyant donne librement son assentiment parce qu’il fait confiance à Dieu lui-même ; cet assentiment est ferme, c’est une adhésion profonde qui exclut le doute.
- La révélation de Dieu est transmise par les paroles et le témoignage de ceux qui annoncent cette parole (les apôtres) ; il faut faire la distinction entre :
- Ce qu’ils ont entendu de la bouche du Christ : cela était pour eux comme pour nous objet de foi = ils ont fait librement confiance au Christ qui leur révélait le mystère de sa relation au Père et son dessein pour l’humanité.
- Ce qu’ils ont vu : la vie quotidienne du Christ, ses miracles, sa mort sur la croix, sa résurrection. Cela n’était pas pour eux objet de foi, car ce que l’on voit on ne le croit pas, on le sait en faisant confiance à ses propres yeux. Nous reviendrons sur ce point essentiel à propos de la résurrection.
- Par contre nous qui n’avons pas vu, nous avons besoin de les croire, de leur faire confiance pour accéder à la vérité.
TRANSITION.
La distinction des objets et des méthoses ou démarches de l’esprit entre la connaissance rationnelle appelée science et la foi doit permettre une délimitation nette des domaines de compétence.
1/ La connaissance rationnelle de la nature doit préserver son indépendance, dans sa démarche et dans ses conlusions :
- Lettre de Galilée à Christina de Lorraine (1615) : « Nous ne devons pas renier nos sens ou notre raison, en refusant les conclusions auxquelles nous pouvons aboutir grâce à eux ».
- Lettre du Cardinal Bellarmin (jésuite) (1615) : « S’il y avait une preuve réelle que le soleil est au centre de l’univers, que la terre est au troisième ciel et que le soleil ne tourne pas autour de la terre, mais la terre autour du soleil, alors nous devrions procéder avec une grande circonspection pour expliquer des passages de l’Ecriture qui paraissent enseigner le contraire, et admettre que nous ne les avons pas compris, plutôt que de déclarer fausse une opinion qui est démontrée vraie » (Affaire Galilée, p. 41)
2/ L’objet de la foi ne concerne pas le cours du monde, mais le chemin pour aller au ciel.
- Lettre de Galilée à la grande duchesse Christine de Lorraine (1615): « L’intention du Saint Esprit dans l’Ecriture est de nous enseigner comment on va au ciel et non comment va le ciel ».
- Lettre de Galilée à Christina : « La théologie n’a pas à s’abaisser jusqu’aux humbles spéculations des sciences inférieures et elle n’a pas à s’en occuper parce qu’elles n’ont pas trait à la béatitude ».
_ Si chacun respecte les limites de ses compétences, telles qu’indiquées par la « raison critique », alors on doit avoir une coexistence pacifique dans l’indifférence réciproque.
Mais est-ce aussi simple ? N’y aurait-il pas possibilité de convergence, mais aussi d’ opposition ?
IIème partie : QUELLES RELATIONS RECIPROQUES ? CONVERGENCE ET/OU CONFLIT ?
A – UN SOUTIEN RECIPROQUE.
De quelle façon la science et la foi peuvent-elles se conforter l’une l’autre ?
1/ La foi conforte l’usage de la raison. La raison connaitrait-elle quelque faiblesse ?
- Nécessité du doute : l’histoire des sciences, avec les erreurs et les errances des plus grands.
a/ En mathématiques.
* En arithmétique : « le tout est plus grand que la partie » fait partie des axiomes parfaitement évidents, selon Descartes.
Or cela ne vaut que pour les ensembles finis ; pour les ensembles infinis, il peut y avoir équipotence (même cardinal) entre le tout et la partie. Ainsi la série des nombres entiers naturels, et le sous-ensemble des nombres pairs ont un même cardinal, puisque on peut établir une bijection entre les éléments de l’ensemble et les éléments du sous-ensemble.
* En géométrie : la géométrie euclidienne repose sur des postulats, et spécialement le 5ème postulat : « par un point pris hors d’une droite il passe toujours une parallèle à cette droite et une seule ». Selon Kant ces postulats sont des jugements synthétiques a priori, et ils tiennent à la structure même de nos facultés de connaissance. Mais avec l’invention des géométries non-euclidiennes au XIXème siècle, on voit apparaître, avec Riemann par exemple, la conception d’un espace courbe à deux dimensions seulement, à la fois fini et sans limite ; on n’en trouve jamais le terme, mais on peut en faire le tour ; la ligne droite est un arc de grand cercle (le plus court chemin d’un point à un autre sur la sphère) ; si les deux points sont diamétralement opposés, par deux points on peut faire passer une infinité de droites, mais « par un point pris hors d’une droite, on ne peut faire passer aucune parallèle à cette droite » (car les droites sont les grands cercles qui se coupent tous). Dans une telle géométrie, avec un espace sphérique, « la somme des angles d’un triange est plus grande que deux droits ».
b/ Dans les sciences de la nature.
*Le géocentrisme d’Aristote et de Ptolémée, entièrement révolutionné par Copernic et Galilée
*Les erreurs de Galilée.
° Pour la rotation de la terre, la preuve tirée des marées. Il se moque de Képler. Il ignore l’attraction de la lune.
° Le refus des orbites elliptiques de Kepler : Galilée veut conserver les orbites circulaires d’Aristote et de Ptolémée.
°Explication des limites de la pompe aspirante en 1638: Galilée reste attaché à l’axiome aristotélicien : « la nature a horreur du vide ». Fait polémique à Florence : l’eau ne monte plus à 10 m 30! Pourquoi ? La « corde d’eau » se rompt sous son propre poids. Mais le rôle du poids de l’air n’est pas envisagé.
*L’hérédité des caractères acquis. Est-ce possible ou impossible ?
° Lamarck (1809 Philosophie zoologique) : le vivant =
Effort pour persévérer _ adaptation _ hérédité des caractères acquis (ils ne sont transmis que parce qu’ils ont été utiles) – L’affaire Lyssenko en URSS.
° Darwin (1859 L’évolution des espèces) : le vivant = Reproduction à l’identique + petites mutations au hasard + lutte pour la vie _ sélection naturelle (ceux qui ont bénéficié d’un avantage survivent _ nouvelle espèce)
° Qui a raison ? Néordarwinisme : la génétique et la découverte de l’ADN _ ARN _ protéines. Et aucun processus ne permet de faire remonter l’information vers l’ADN. Une impossibilité ! Triomphe du néo-darwinisme.
°L’épigénétique (depuis 15 ans environ): les séquences d’ADN ne sont pas modifiées, mais l’expression d’un gène peut être empêchée ou modifiée, avec transmission à la descendance. Alors, qui a raison ? A suivre…
- L’impossibilité pour la raison de pleinement s’auto-justifier. Théorème de Gödel – 1931.
Un système formalisé comme l’arithmétique élémentaire ne peut pas fournir avec ses propres forces (les axiomes posés comme principes) la démonstration de certains théorèmes de métamathématique, comme :
a/ La complétude du système : est-il suffisant pour pouvoir déterminer la vérité ou la fausseté de toute propositon correctement formulée à l’intérieur du système ?
b/ La non-contradiction ou cohérence (on ne pourra jamais à l’intérieur du système démontrer une proposition et sa négation, et si cela survenait le système s’effondre !)
Ainsi la non-contradiction du système ne pourra être démontrée que par un appel à des moyens supplémentaires, qui lui sont étrangers au départ, et ainsi de suite indéfiniment…
_ Interrogation et méfiance à l’égard des pouvoirs de la raison humaine livrée à ses propres forces ? = cf. Problématique de la métaphysique de Descartes : comment s’assurer de la qualité des ressources de l’esprit humain ? Doute méthodique _ cogito _ démonstration de l’existence de Dieu.
- La foi religieuse conforte la confiance de l’homme dans sa raison.
a/ L’homme n’est pas le produit du hasard ; il a été créé par Dieu _ Il a reçu une faculté qui est bonne, et dont il doit apprendre à bien se servir. Il a le devoir d’utiliser sa raison.
b/ L’histoire le confirme, selon Karl Popper (in La société ouverte et ses ennemis, tome 2, Hegel et Marx, p. 164) :
« La science est jusqu’à présent l’expression la plus parfaite du christianisme (…) Son aptitude à rechercher le progrès dans la coopération, abstraction faite de toute considération de race, de nationalité ou de sexe, comme aussi son aptitude à prévoir et à contrôler sont la manifestation la plus typiquement chrétienne que l’Europe ait connue » (J. Macmurray). Je partage cette opinion sans aucune réserve. La civilisation occidentale doit, en effet, son fondement rationaliste, sa croyance en l’unité rationnelle de l’homme au sein d’une société ouverte, et plus spécialement son attitude scientifique, à l’antique foi socratique et chrétienne. (…) En règle générale, c’est parce qu’elle sait reconnaître ses erreurs que la science progresse, et aussi parce que les savants ont la conviction que plus nous savons, mieux nous connaissons les limites de notre savoir ».
Inversement la science ne peut-elle pas venir conforter certaines affirmations de la foi ?
2/ La science conforte-t-elle certaines affirmations de la foi ?
_ Un exemple, en cosmologie : le monde a-t-il eu un commencement ?
- Dans la philosophie antique et médiévale. Pour Aristote et son commentateur Averroès (fin du XIIème siècle), il n’y a jamais eu de premier homme, donc il y a toujours eu des hommes, et le monde n’a jamais commencé : il a toujours existé.
Aristote et Averroès estimaient qu’ils raisonnaient de façon parfaitement rigoureuse en partant de l’observation : toutes les fois qu’un homme naît, il est engendré par un autre être vivant, qui est lui-même un homme. Cf. « L’homme et le soleil engendre l’homme » (Aristote). Et ce géniteur a dû lui-même être engendré par un homme, qui a eu lui aussi un géniteur, et ainsi de suite, à l’infini, sans qu’il puisse y avoir un homme qui naisse à partir de ce qui n’est pas un homme…
_ Donc il y a toujours eu des hommes, sinon il n’y en aurait pas aujourd’hui,et le monde n’a jamais commencé.
- Saint Thomas d’Aquin (XIIIème siècle) estime que l’on ne peut pas démontrer que l’universalité des créatures n’a pas toujours existé : le commencement du monde est un article de foi. Mais cete affirmation ne contredit pas la raison, car la démonstration d’Aristote et d’Averroès repose sur une induction (passage de l’individuel et du général à l’universel strict) qui ne suffit pas pour valider une nécessité et en contre-partie édicter une impossibilité.
Pour Saint Thomas (Ia Pars Q. 46 . 1 et 2) le commencement du monde ne peut être affirmé que par la foi, car on ne peut pas démontrer ce commencement à partir du monde lui-même ; en effet il faudrait prendre comme principe de la démonstration le « quid est », c’est-à-dire l’essence qui est universelle et indépendante de l’ici et du maintenant. On ne peut donc pas démontrer que l’homme, ou le ciel, ou la pierre n’ont pas toujours été. Mais on ne peut pas non plus démontrer leur éternité (absence de commencement).
_ Que le monde ait eu un commencement, cela est objet de foi (« credibile »), mais ce n’est pas démontrable (« demonstrabile ») ou connaissable (« scibile »).
- La cosmologie contemporaine et le Big Bang : un univers en expansion et un commencement.
- L’univers est en expansion : les galaxies s’éloignent les unes des autres à une vitesse qui augmente en même temps que leur distance.
- On peut remonter en arrière jusqu’au moment où tout était concentré : tout a commencé il y a 14 milliards d’années.
_ N’est-ce pas une confirmation de ce qu’affirme la foi ?
MAIS * L’affirmation d’un commencement ne répond pas à la question de l’origine : d’où venait cette réserve d’énergie ? Pourquoi était-elle dans cet état de concentration ? Qu’est-ce qui a déclenché sa formidable expansion ?
* D’autre part si la densité de matière devient supérieure à une certaine valeur, alors on assistera à une reconcentration : un Big Crunch. Et pourquoi n’y aurait-il pas ensuite un recommencement ? Vers un éternel retour ?
* La théorie du Big Bang est « mortelle », car elle pourrait être invalidée dans le futur.
_ L’affirmation du Big Bang par la science ne suffit pas pour remplacer l’acte de foi qui affirme la création du monde avec un commencement.
Il convient de se méfier de toute forme de concordisme. Cf. supra : les faiblesses de la raison. L’article de foi qui dit que Dieu est créateur ne doit pas être subordonné à telle ou telle théorie scientifique ou à son insuffisance. Il faut se méfier des adjuvants qui peuvent vous entraîner dans leur perte.
ll faut surtout noter la distinction essentielle entre la « causa in fieri » et la « causa in esse ».
Ce qui fait partie des « praeambula fidei », c’est-à-dire ce qui est démontrabale et connaissable rationnellement, c’est la création comme causalité divine qui donne à tout ce qui est fini, à quelque moment que ce soit, la capacité d’exercer l’acte d’exister, de se tenir hors du néant , c’est la « causa in esse ». Cf. la création continuée.
TRANSITION.
- Les soutiens réciproques entre la science, connaissance rationnelle, et la foi doivent être considérés avec prudence.
Car leur soutien réciproque n’est pas nécessaire.
- Chez le savant la confiance dans la raison n’a pas nécessairement besoin de la foi, ni même de la métaphysique, malgré les affirmations de Descartes.
- Chez le croyant, les données scientifiques d’un moment ne fondent pas l’assentiment et la ferme adhésion qui sont l’essentiel de l’acte de foi.
_ Il vaut mieux être « tutioriste », prendre le parti le plus sûr, en se tenant à distance de la frontière tracée par la raison critique, pour éviter de la franchir inopinément, ce qui conduirait à des confusions fâcheuses
- b) Pourtant il y a un domaine où la recontre, et peut-être le télescopage, de la science et de la foi ne peut pas être évité, c’est la question du miracle. Elle peut être abordée sur 2 points :
– La science peut-elle légitimement affirmer que le miracle est impossible ?
– Dire que le miracle est un signe suffit-il pour écarter toute difficulté en supprimant tout risque d’oppositon ou de conflit ?
B – L’OPPOSITION ENTRE LA FOI ET LA RAISON EST-ELLE EVITABLE ? LE MIRACLE.
I – La science peut-elle décréter le miracle impossible ?
- Dans les sciences, les énoncés universels (lois et théories) servent à prédire et à expliquer la suite des phénomènes (cf. l’élaboration de l’expérience – au sens 2).
- Ces énoncés universels peuvent interdire, mais ils n’imposent pas une nécessité absolue, puisque l’interdicition peut être enfreinte. Cf. la falsifiabilité.
- Par contre, un énoncé existentiel (l’affirmation de la réalité d’un fait singulier) ne peut pas être falsifié : il est ce qu’il est, et aucun autre fait particulier ne peut le falsifier : on ne peut donc pas le nier a priori.
Cf. K.Popper : « La science peut analyser des catégories générales, elle peut décrire l’homme, elle ne peut, en revanche, épuiser tout ce qu’il y a dans un seul individu. Le domaine de la raison c’est l’universel, dont on peut même dire qu’il est né de la raison, dans la mesure où il est le produit de l’abstraction scientifique. Au contraire l’individu, étant unique, comme le sont par conséquent ses actes et ses expériences, ne peut jamais être complètement « rationalisé » (op. cit. p. 165)
_ La science nous dit ce à quoi nous pouvons nous attendre, mais elle ne nous dit pas ce que l’on doit refuser, car elle ne peut pas dire a priori qu’un fait est impossible.
Devant un fait qui s’écarte considérablement de ce à quoi l’on pouvait s’attendre selon les lois scientifiques communément acceptées, la communauté scientifique peut décider de ne pas le retenir pour infirmer la théorie en considérant que des facteurs tout à fait particuliers sont intervenus (le « modus operandi » s’est effectué « eminentiori modo » = exemple de la distance entre les capacités de la vue et celles du toucher).
Mais la science ne peut pas nier ce fait dès lors qu’il a été objectivement constaté (par exemple, par le Bureau des constatations médicales à Lourdes, qui se prononce sur le caractère exceptionnel ou non de la guérison).
En outre il faut que l’autorité écclésiastique affirme que ce fait a valeur de signe _ il doit être interprêté comme un message, expression de la volonté divine.
Si le miracle est un signe pour le croyant, est-ce à dire que le miracle n’est pas un fait que la raison doit reconnaître même si elle ne peut pas l’expliquer ?
II – Le miracle comme signe.
- Certains théologiens ont voulu éviter toute possibilité de conflit entre la foi et la raison en disant que le miracle est un signe, et qu’il n’a donc de réalité que pour celui qui en accepte la signification, c’est-à-dire le croyant.
- Mais dire que le miracle est un signe ne signifie pas qu’il est tout à fait soustrait aux possibilités d’appréhension par la science. En effet, en présence d’un signe il n’est pas nécessaire de comprendre ou d’accepter sa signification (= le signifié) pour reconnaître les déterminations perceptibles du signifant.
Cf. Emmanuel Kant : distinction entre « avoir une fin » et « être une fin » ; exemple d’une figure géométrique régulière, comme un triangle, tracé dans le sable sur une plage à la marée descendante. Il paraît hautement improbable que cette figure, avec son unité, sa régularité, résulte simplement du libre jeu des forces mécaniques de la nature. L’observateur en vient logiquement à penser que cette figure a été tracée par une cause qui a anticipé dans une représentation le produit de son action : cette figure « est une fin », et l’on peut penser qu’elle doit « avoir une fin », à savoir de communiquer une information, de transmettre un message. Pour découvrir le contenu du message ainsi transmis, il faut connaître le code. Celui qui ignore ce code ne peut pas cependant rejeter la réalité du donné sensible et perceptible qui constitue le signifiant.
Dans le cas du miracle, le croyant, par la foi, dispose du code qui lui permet de lire le signe, d’en comprendre la signification (appel à la conversion, marque d’amour et de miséricorde, etc…). Quant à l’incroyant, en toute bonne foi, surtout s’il est homme de science, fidèle aux valeurs d’objectivité, il peut – et il doit – reconnaître la réalité du signifiant.
- Qu’en est-il lorsque le constat du fait est rapporté par un témoin ? Imaginons le cas de quelqu’un qui a vu la figure géométrique tracée dans le sable avant que la marée ne remonte, et que la figure ne soit recouverte puis effacée par le mouvement des vagues.
Il témoigne de ce qu’il a vu ; il ne dit pas qu’il croit avoir vu cette figure tracée dans le sable, il dit clairement et simplement qu’il l’a vue, et que s’il a pu la voir, c’est parce qu’elle était bien présente, à ses pieds, tracée dans le sable.
- Cette situation est précisément celle des apôtres qui témoignent que Jésus est ressuscité, parce qu’ils l’on vu ressuscité, après sa mort, qu’il leur a parlé, qu’il a mangé avec eux, etc. Ils ne disent pas qu’ils croient que Jésus est ressuscité, car ils ne peuvent pas le croire puisqu’ils le savent.
Alors les apôtres n’ont-ils rien à croire ? Si, il s’agit alors de la cause et des effets de la résurrection : les apôtres savent que Jésus est ressuscité, parce qu’ils l’ont vu, et ils croient que c’est Dieu lui-même qui est l’auteur de cette résurrection, et ils croient que par la mort de Jésus et par sa résurrection, s’accomplit le salut offert à tous les hommes qui croiront en Jésus.
_ Les apôtres sont donc ceux qui ont vu et qui ont cru.
- Et nous qui n’avons pas vu Jésus ressuscité, que savons-nous et qu’avons-nous à croire ?
Nous savons que les apôtres ont proclamé que Jésus était ressuscité, et qu’ils le savaient parce qu’ils l’avaient vu.
Il nous appartient de décider de leur faire confiance ou de ne pas leur faire confiance.
6) Certains déclarent qu’au nom de la raison,il faut récuser leur témoignage : ils ne peuvent pas dire vrai, parce que ce qu’ils affirment (la résurrection d’un mort) est impossible selon les lois de la nature.
Mais le savoir scientifique communément admis à un moment donné de l’histoire des hommes peut-il infirmer la réalité d’un fait qui a été pourtant constaté ? Le risque d’un aveuglement idéologique ne doit pas être sous-estimé.
Bertold Brecht nous en donne un bel exemple dans sa pièce « La vie de Galilée ». Transportons-nous à Florence, dans la maison de Galilée. Celui-ci reçoit le duc de Florence Cosme II de Médicis, qu’accompagnent des professeurs de l’Université. Il leur explique les difficultés que rencontrent les astronomes pour accorder les mouvements des astres en partant du système de Ptolémée. Il les invite à regarder eux-mêmes au moyen de sa nouvelle lunette astronomique :
Galilée : « Vous plairait-il, Messieurs, de commencer par un coup d’oeil sur les satellites de Jupiter, nommées Planètes Médicéennes ?/…/ »
Le Philosophe : « Monsieur Galilée, avant de passer aux application de votre célèbre tube, pourriez-vous nous accorder le plaisir d’une discussion ? Notre thème serait : de telles planètes peuvent-elles exister ? »
Le Mathématicien : « Oui, une discussion dans les règles. »
Galilée : « Je m’étais imaginé que vous alliez simplement jeter un coup d’oeil dans la lunette, et que vous jugeriez vous-mêmes ».
Le Mathématicien : « … Vous n ‘ignorez pas évidemment que selon l’avis des Anciens, des astres dont la révolution n’aurait pas la terre pour centre sont absolument impensables, de même que des astres sans appui dans le ciel ».
Galilée : « Sans doute ».
Le Philosophe : « Et, sans même m’attacher à considérer si leur existence est pensable, ce que mon collègue mathématicien semble révoquer en doute, je voudrais modestement, en ma qualité de philosophe, soulever la question suivante : de tels astres sont-ils nécessaires ? /…/ »
Galilée : « Eh bien, ces astres, aussi impensables que privés de nécessité, si (vous les voyiez) dans cette lunette ? «
Le Mathématicien : « Il serait alors tentant de répondre que votre tube, montrant quelque chose qui ne peut pas être, serait un instrument peu digne de confiance ». (Bertold Brecht, La vie de Galilée, Editions de l’Arche, Paris 1959, p. 43-47)
Le témoignage des apôtres ne doit donc pas être récusé a priori au nom de la raison. Il relève de notre liberté de leur accorder crédit ou non, après avoir soigneusement examiné la crédibilité de leur témoignage.
Ainsi un sain exercice de la critique doit conduire la raison à limiter ses prétentions, et la foi ne doit pas chercher à régir ce qui ne concerne pas son objet propre, à savoir la révélation du mystère de Dieu et la voie qui mène au salut.
Ce respect de leurs compétences respectives ne les empêche pas de se conforter l’une l’autre, mais avec prudence, et de surcroît cela leur permet d’éviter une confrontation stérile, spécialement à propos des miracles.
Serge Monnier