JOURNEES DE L’ADOLESCENCE
20 et 21 novembre 2001
Centre Pierre Cardinal – Le Puy-en-Velay
BIEN DANS SON CORPS
BIEN DANS SA TETE
Intervention
de
Serge MONNIER
Professeur agrégé de philosophie
Au début du IIème siècle de notre ère, le poète latin JUVENAL, dans sa Xème Satire, stigmatise les mœurs de son temps et les désordres du peuple romain. Incapables de discerner les vrais biens, ses contemporains demandent aux dieux ce qui va leur nuire. En exauçant leurs prières, les dieux trop bienveillants les conduisent à leur perte.
Quelles sont les demandes habituelles ? La richesse, les honneurs, la gloire, l’éloquence, le pouvoir, et tout cela engendre souci et adversité ! L’on réclame aussi une longue vie, alors que la vieillesse est un naufrage (« corps déglingué, mais pire encore tête perdue ! »), ainsi que de beaux-enfants qui seront certainement courtisés, séduits, corrompus… Dans chaque cas les conséquences néfastes l’emportent largement sur les bienfaits ! Plutôt que de les solliciter avec impatience, il vaudrait mieux laisser les dieux apprécier eux-mêmes ce qui nous est utile.
Mais si l’on veut malgré tout formuler une demande, que ce soit simplement celle-ci : « Mens sana in corpore sano » – un esprit sain dans un corps sain. En premier donc, une âme forte, sans peur de la mort, capable de tout endurer, insensible aux vains désirs, préférant les épreuves aux plaisirs faciles et au luxe.
Or ces biens, il n’est pas nécessaire de les demander aux dieux, nous dit JUVENAL, puisque nous pouvons les acquérir nous-mêmes par la vertu : la Fortune n’a plus aucun pouvoir sur nous si nous vivons comme le Sage. C’est nous qui faisons de la Fortune une déesse et lui donnons pouvoir sur nous, dans la mesure où nous ne pratiquons pas la vertu qui seule peut nous assurer une vie tranquille.
Quatre siècles plus tôt, dans sa Lettre à Ménécée, EPICURE enseignait déjà que la félicité consiste à « ne pas souffrir dans son corps » et à « ne pas être troublé dans son âme », sans omettre d’ajouter : « Il est inutile de demander aux dieux ce qu’on peut se procurer soi-même » (Sentences vaticanes, n° 65).
N’est-ce pas une semblable sagesse qui s’exprime dans la formulation contemporaine du « mens sana in corpore sano », dont ces Journées de l’Adolescence vont scruter la signification et l’enjeu : « Bien dans son corps, bien dans sa tête » ?
Comment concevoir le rapport entre ces deux membres de phrase ? Quelles relations logiques et dynamiques peut-on établir entre « être bien dans son corps » et « être bien dans sa tête », ou « dans son âme » ? Ces relations multiples ne sont pas simples et leur appréhension nécessite que l’on introduise certaines distinctions essentielles.
Si l’on prend la formule comme une prière, ce que l’homme demande aux dieux pour être heureux, alors les deux membres sont à la fois liés par une conjonction logique et indépendants. Conjonction logique, parce que celle-ci n’est vraie que si les deux membres sont vrais, et cela sans se soucier de leur interaction éventuelle : les dieux sont priés d’accorder l’un et l’autre, sans qu’il soit dit que l’un est la condition de l’autre. Indépendance également, puisque la conjonction peut être remplacée par une disjonction non exclusive : l’orant demande l’un et l’autre, mais il se peut qu’il n’obtienne que l’un ou l’autre. Tel sera l’objet de notre réflexion dans un premier temps.
Si l’on prend la formule comme une maxime qui doit guider notre vie et orienter notre action, alors les choses se compliquent : apparaissent des relations d’implication, mais pas toujours d’implication réciproque. Faut-il nécessairement être bien dans son corps pour être bien dans sa tête ? Ne faut-il pas toujours être bien dans sa tête pour être aussi bien dans son corps ? Ces implications interviennent différemment selon qu’il s’agit de rechercher le plaisir ou de déterminer les origines de la douleur pour mieux s’en préserver. Nous nous y attarderons dans un deuxième temps.
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Dans sa quête du bonheur l’homme ne peut que souhaiter ardemment être tout à la fois « bien dans son corps » et «bien dans tête » : cette conjonction des deux membres de la formule équivaut alors à une double fonctionnalité heureuse au service de l’indépendance du sujet.
Le corps et l’âme sont ainsi conçus comme deux entités aux fonctions distinctes. Le corps n’est qu’un ensemble de tissus, de membres, d’organes assurant des fonctions bien connues comme la nutrition, la croissance, la reproduction, la sensation, la motricité… De son côté, l’âme ou le psychisme recouvre un ensemble de facultés telles que la mémoire, l’intelligence, la volonté…
C’est le bon fonctionnement conjoint du corps et de l’âme qui assure l’indépendance de la personne dans sa vie familiale, professionnelle, sociale… Il est donc bien normal de demander les deux aux dieux, puisque les deux ont même finalité : l’indépendance de chaque individu humain.
Malheureusement cette heureuse conjonction n’est pas une nécessité : l’expérience nous montre la possibilité constante d’une disjonction non exclusive. Ce n’est pas nécessairement l’un ou l’autre, mais ce peut être l’un sans l’autre. Les deux fonctionnements peuvent être indépendants. La maladie d’Alzheimer nous donne la preuve qu’un bon fonctionnement organique, du moins en ce qui concerne ce que les anciens appelaient la vie végétative et la vie sensitive et motrice, peut s’accompagner d’une détérioration progressive et irréversible des fonctions mentales. Mais à l’inverse un grave handicap physique ou une maladie organique ne suppriment pas toute possibilité d’une bonne activité psychique. Les capacités intellectuelles peuvent rester intactes et même être d’une qualité très exceptionnelle. Atteint par une grave maladie neurologique qui le prive de toute véritable motricité, l’astrophysicien et cosmologiste Stephen HAWKING continue à enseigner et à rédiger des ouvrages d’un très haut niveau intellectuel. L’énergie morale et la force de caractère peuvent demeurer inaltérées et même parfois être considérablement accrues au cœur de la souffrance : dans sa vieillesse et ses derniers jours, malgré les grandes douleurs que lui causait une maladie de la vessie, EPICURE est toujours resté d’égale humeur envers ses amis et son entourage.
Si l’on ne se contente pas d’invoquer les dieux, si l’on passe de la prière à la maxime en ayant la volonté de faire tout son possible pour être a la fois « bien dans son corps » et « bien dans sa tête », alors on ne peut plus se contenter d’une heureuse conjonction et d’une possible indépendance entre les deux. L’examen de leur interaction devient une priorité : quel est le meilleur chemin pour instaurer volontairement leur conjonction ? Quels rôles jouent respectivement le corps et l’âme dans la naissance du plaisir et dans l’apparition de la douleur ?
Désormais un heureux fonctionnement des deux entités, fût-il conjoint, ne suffit plus. Celui qui cherche le bonheur ne veut pas seulement « être bien dans son corps » et « être bien dans sa tête » ; il veut « se sentir bien dans son corps » et « se sentir bien dans sa tête ». Alors l’égalité ou la parité des deux ensemble fonctionnels n’est plus de mise, et la prééminence semble bien revenir à l’âme, à l’esprit sans lequel il ne saurait y avoir aucun sentiment de bien-être.
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Le corps paraît subordonné au psychisme, puisque celui-ci est la condition de tout plaisir, même corporel. En effet, « se sentir bien dans son corps », cela n’est possible que grâce à l’intervention du psychisme. Comme le soulignait déjà PLATON dans le Philèbe, il n’y a ni désir ni plaisir éprouvé sans intervention de l’âme. C’est l’âme ou le psychisme qui donne au plaisir une certaine épaisseur temporelle, donc une vraie consistance qui permet la prise de conscience constitutive du plaisir, ainsi que la rétention et l’anticipation.
Ces plaisirs du corps que nous ne saurions éprouver sans l’intervention de l’âme sont de deux sortes selon EPICURE : le plaisir en mouvement, qui accompagne le retour à l’équilibre du corps, par exemple lorsque l’on se nourrit, se désaltère ou se réchauffe, mais aussi et surtout le plaisir stable ou plaisir d’état (« katastématique »), qui consiste tout simplement dans la prise de conscience du bon fonctionnement du corps, de l’équilibre harmonieux des fonctions vitales.
Mais si l’âme est condition nécessaire du plaisir, le corps, en revanche, ne serait-il pas la cause et la source de tout plaisir : tout plaisir serait corporel, parce qu’il viendrait du corps ? Cela peut se concevoir de deux manières.
Pour EPICURE et le matérialisme de l’Antiquité, rien d’incorporel ne peut exister. Tout ce qui est, est corporel, et l’âme elle-même est composée d’éléments corporels particulièrement subtils. Le contenu de ce que l’on appelle habituellement « les plaisirs de l’âme » – à travers le souvenir ou l’anticipation – porte toujours sur le plaisir corporel sous l’une des deux formes distinguées ci-dessus (plaisir « cinétique » et plaisir « katastématique »).
Selon FREUD, du point de vue économique, c’est-à-dire en considérant les variations de l’énergie psychique, tout plaisir n’est que l’affect qui accompagne une diminution du niveau d’énergie psychique. Celle-ci est appelée libido lorsqu’elle a pour source une excitation diffuse dans l’ensemble de l’organisme et lorsqu’elle tend à faire baisser le niveau d’énergie psychique grâce à l’excitation d’un organe ou d’une partie du corps, dite zone érogène, provoquant ainsi le plaisir d’organe.
Or la libido se caractérise par sa plasticité et par sa grande quantité chez l’homme : ainsi est rendue possible la sublimation qui permet de rendre compte des productions qui n’ont pas d’utilité concrète immédiatement perceptible : grâce à l’inhibition de la pulsion quant au but sexuel, une satisfaction substitutive peut être obtenue sur un mode non sexuel, mais valorisé socialement. C’est ainsi que l’auteur de Malaise dans la civilisation rend compte des motivations qui poussent aux activités culturelles caractéristiques de la civilisation : l’art, la science, la philosophie, la religion, l’action sociale , politique ou humanitaire…
Mais le psychisme n’est pas seulement la condition d’apparition d’un plaisir dont le corps serait la seule source. Le psychisme peut prendre la direction des opérations, et grâce au libre arbitre, effectuer un choix entre les plaisirs pour éviter la souffrance et optimiser la satisfaction. PLATON, toujours dans le Philèbe, introduit une distinction tout à fait pertinente entre les plaisirs impurs et les plaisirs purs. Les plaisirs impurs sont ceux qui entretiennent un lien avec le déplaisir ou la souffrance. Ainsi certains plaisirs présupposent un déplaisir : manger après avoir eu faim, boire après avoir eu soif, se réchauffer après avoir souffert du froid… D’autres plaisirs engendrent un déplaisir, comme les troubles et les indispositions qui suivent une consommation excessive d’alcool ou la prise de stupéfiants. Enfin il est des plaisirs qui s’accompagnent de déplaisir et varient en fonction même de ce déplaisir : le galeux souffre de démangeaisons, mais en se grattant il éprouve en même temps du plaisir, les deux sont concomitants. A tous ces plaisirs impurs, PLATON oppose les plaisirs purs qui ne sont ni précédés, ni suivis, ni accompagnés de souffrance : les plaisirs que procurent un délicat parfum, ou la vue de figures harmonieuses et élégamment colorées, ou encore les sons cristallins d’une douce mélodie…
C’est la bonne santé psychique, ce que l’auteur de la République appelle la « justice dans l’âme », qui permet d’obtenir grâce à des choix judicieux et raisonnables, autant de plaisir qu’il est possible, sans souffrir de douleurs inutiles. EPICURE prônait aussi une saine frugalité, soulignant qu’un simple morceau de pain et un peu d’eau suffisent pour entretenir l’équilibre du corps qu’accompagne le « plaisir d’état ».
Mais l’âme n’est pas seulement vouée à jouer le rôle d’arbitre entre les plaisirs corporels pour optimiser la satisfaction. Il est des plaisirs proprement intellectuels, indépendants du corps, qu’il faut compter au nombre des plaisirs purs selon PLATON. ARISTOTE introduit une spécificité des plaisirs en fonction des actes des différentes puissances ou facultés. Selon l’auteur de l’Ethique à Nicomaque, le plaisir accompagne l’acte et le perfectionne, en en prolongeant l’exercice et en le rendant plus aisé, telle « une sorte de perfection qui s’ajoute par surcroît comme à la fleur de l’âge s’ajoute la beauté ». Ainsi outre les plaisirs qui accompagnent les opérations de l’âme dans la vie végétative et dans la vie sensitive et motrice, apparaissent les plaisirs liés à l’activité intellectuelle et artistique. Ce sont des plaisirs spécifiquement différents et indépendants du fonctionnement de l’organisme.
Il faut noter ici ce qui distingue FREUD d’ARISTOTE. Le père de la psychanalyse éprouve le besoin de faire intervenir sans cesse une « énergie psychique » dont la source est corporelle pour rendre compte du plaisir que procurent les activités dites intellectuelles, sociales, etc. Pour sa part, ARISTOTE estime que la perfection de l’acte se suffit à elle-même, et qu’à ce titre, en Dieu même, l’activité intellectuelle la plus haute, la « pensée de la pensée », s’accompagne d’un plaisir permanent : « S’il existait un être dont la nature fut simple, la même activité lui procurerait sans cesse le plaisir. Tel est le cas de Dieu, dont la joie est faite perpétuellement d’un plaisir unique et simple : car il n’existe pas seulement une activité de mouvement, il y a encore une activité d’immobilité, et le plaisir consiste plus dans le repos que dans le mouvement ». (Ethique de Nicomaque, VII, A 4, 1154 b 25).
Il serait sans doute possible d’envisager de faire l’économie du « point de vue économique » qu’invoque sans cesse FREUD dans sa considération du psychisme. L’on assiste d’ailleurs à propos du psychisme à une inversion du changement qui s’est opéré dans la considération du mouvement des corps avec la naissance de la dynamique moderne et la découverte du principe d’inertie. Pour les anciens, le repos étant son état naturel, le mouvement d’un corps exigeait sans cesse une nouvelle impulsion ; pour les modernes au contraire, le mobile poursuit indéfiniment son mouvement , sans qu’il soit nécessaire qu’intervienne une cause sans cesse renouvelée. Selon ARISTOTE, il en va de même du plaisir de l’âme qui, pas plus que les activités intellectuelles qu’il accompagne et perfectionne, n’a besoin de puiser dans les pulsions corporelles le renouvellement de son énergie.
Il faut enfin souligner l’importance d’un autre plaisir d’un genre spécial et lui aussi proprement humain : le plaisir d’être regardé, admiré, apprécié, estimé. Jean-Jacques ROUSSEAU décrivant l’ébauche de la société note que des premiers regroupements naquirent les comparaisons, qu’alors l’estime publique eut un prix et que chacun prétendit y avoir droit. Blaise PASCAL déjà notait combien il importe pour chacun d ‘ « être dans l’estime d’une âme », ajoutant même que « toute la félicité des hommes consiste en cette estime ». (Pensée, 400).
Chacun peut constater aujourd’hui l’importance croissante qui est accordée au regard social qui valorise de plus en plus l’immédiateté de l’apparence visible au détriment de la patiente attention que réclame l’écoute de la parole exprimant la richesse d’une pensée et découvrant peu à peu les qualités d’un cœur. Substitué à ce message, le corps n’est plus qu’un signal qui doit attirer l’attention pour mieux fasciner et séduire. On remarque une augmentation du nombre d’anorexies mentales chez les jeunes filles d’origine maghrébine dès lors que l’identification et la valorisation personnelle ne découlent plus de l’appartenance à la communauté familiale ni de l’inscription dans une tradition, mais d’abord et presque exclusivement du « look ».
L’on peut donc noter que le psychisme n’est pas seulement une condition d’apparition d’un plaisir dont les sources seraient essentiellement et exclusivement corporelles ; grâce à ses ressources propres, le psychisme engendre des plaisirs d’un autre ordre, liés à l’activité intellectuelle et à la vie sociale.
Qu’en est-il alors de la douleur et de la souffrance ? Quelle origine doit-on leur assigner si l’on veut pouvoir les éviter afin d’ « être bien dons son corps et bien dans sa tête » ?
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Comme le plaisir, toute souffrance est psychique, et même consciente : il est impossible de parler vraiment d’une souffrance inconsciente, même si FREUD l’a tenté pour signifier un malaise diffus. Quant aux causes et aux occasions de souffrance, elles sont inégalement réparties entre le corps et le psychisme.
C’est d’abord par les déficiences de son fonctionnement, par une rupture d’équilibre – ce qu’est précisément la maladie -, que le corps engendre la souffrance. Mais il faut aussi prendre en compte sa résistance ordinaire et quotidienne au psychisme qui impose à celui-ci une part de passivité. Dans les Entretiens (IX) EPICTETE nous présente la tentation de la jeunesse de voir dans le corps une forme de dépendance, puisqu’il faut le nourrir, le laver, le vêtir, le soigner, au point que certains peuvent souhaiter quitter ce corps prématurément pour accéder à une vraie liberté. Le maître stoicien s’emploie à ramener ses jeunes disciples à la raison : « Hommes, attendez Dieu. Lorsqu’il vous fera signe et vous libérera de ce service, alors vous irez à lui. (…) Restez, il serait déraisonnable de partir ». Pour sa part, ARISTOTE enseignait que l’âme n’a pas sur le corps un « pouvoir despotique », comme le maître auquel il suffit d’ordonner pour être obéi sans attendre l’accord de ses serviteurs, mais seulement un « pouvoir politique », comme le gouvernant qui doit obtenir le consentement de ses concitoyens : ainsi l’âme doit-elle tenir compte des exigences du corps, et ne pas le brusquer ! Ce qui peut être source d’agacement, et même de ressentiment.
Mais c’est aussi l’aspect du corps qui peut être cause de souffrance, puisque le physique d’une personne ne correspond pas nécessairement à l’image plus ou moins idéale ou stéréotypée qu’elle veut donner d’ elle-même. Lorsqu’un minimum de narcissisme vient à manquer, l’intégration au groupe échoue, et cet échec conduit au repli sur soi.
En outre c’est une souffrance proprement psychique que fait naître le rapport à autrui, spécialement dans l’expérience de l’ « être regardé » dont J.P. SARTRE a donné des analyses qui font autorité. Je sais qu’autrui existe comme être libre parce que lorsque je me sens regardé j’éprouve mon objectivation : je me sens devenir objet, privé de la liberté de donner moi-même sens à ce que je vis et à ce que je fais, parce que je suis tout à la fois totalisé et relativisé. Le regard d’autrui rassemble, recueille, unifie les différents aspects de mon être, les différentes facettes de ma personnalité, et il situe ce tout en perspective, par rapport à son propre projet, à ses valeurs. Cette perte d’autonomie et de reconnaissance engendre la haine, l’impérieuse volonté que l’autre qui me prive ainsi de ma liberté, ne soit plus, n’existe plus.
Mais il n’y a pas que le regard de domination qui est source de souffrance; il est aussi un regard d’exigence, celui que nous éprouvons dans l’expérience qu’Emmanuel LEVINAS nomme la rencontre du Visage. Pour chacun de nous «l’essence de l’être » consiste à être assuré de son bon droit dans l’affirmation de soi-même. Chacun cherche naturellement à persévérer dans son être, selon la formule de SPINOZA, et juge bon ce qui lui est utile. Or le visage d’autrui dans sa détresse et dans sa quête d’amour vient nous déstabiliser, nous décentrer : rien de ce qui lui advient ne peut plus nous laisser indifférents ; sa présence nous assiège, au point que nous ne pouvons plus respirer librement et innocemment ; persécutés, nous sommes comme expulsés de chez nous, et transportés chez l’autre, en situation d’otage pour lequel la rançon à verser n’a plus de limite. Nous sommes incapables de revenir tranquillement et paisiblement chez nous, avec la bonne conscience de celui qui estime qu’il en a fait assez, que cela suffit : nous avons sans cesse et toujours à répondre de ce qui arrive à autrui, même de son ingratitude et du ma l qu’il nous fait. Notre responsabilité pour l’Autre se révèle infinie.
Ainsi sommes-nous conduits à souffrir de tout le mal et de toute l’injustice qui empoisonnent l’existence. Autour de nous, d’abord, puisque le cours du monde respecte bien peu les droits de l’homme pourtant hautement proclamés. Mais aussi en nous, dès lors que nous prenons conscience de notre indignité : Emmanuel KANT analysant le sentiment de respect que produit en nous la présence de la loi morale, souligne son analogie avec la crainte, puisque l’exigence morale non seulement « porte préjudice à notre amour propre » en nous interdisant certaines formes de satisfaction, mais aussi « terrasse la présomption » puisque nous reconnaissons au fond de nous-mêmes que nous ne nous déterminons pas à vouloir ce que nous voulons d’une manière vraiment désintéressée. L’égoisme rôde sans cesse et ternit tout.
N’oublions pas notre relation essentielle à la mort, omniprésente, en tant que « possibilité de l’impossibilité de toutes nos possibilités », selon la formule de Martin HEIDEGGER. Que vaut envers sa propre mort et celle des êtres qui nous sont chers, le remède épicurien qui est de n’y penser pas ? N’est-ce point là seulement « le remède du vulgaire » comme le dit MONTAIGNE ? Peut-on vraiment choisir de vivre comme si de rien n’était, sans se préoccuper ni de Dieu, ni de la mort, ni de ce qui peut la suivre ? Pour Blaise PASCAL, « le repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse ».
Et si la quête de l’absolu et du divin ne peut être totalement étouffée, l’affirmation de l’infini ne s’accompagnera-t-elle pas de la reconnaissance de la séparation d’avec cet infini, ce qui n’est autre que la « conscience malheureuse » selon HEGEL ?
Ce ne sont donc pas les sources psychiques de la souffrance qui risquent de faire défaut ! Et ces douleurs de l’âme conduisent à traiter le corps comme « souffre-douleur ».
En réaction au sentiment de voir sa liberté confisquée , surgit une revendication d’indépendance : la volonté s’affirme en cherchant à exercer une domination quasi-totale sur le corps, spécialement en le privant de nourriture dans l’anorexie mentale. Son corps est ainsi assujetti par la volonté de la jeune fille au moment même où, avec la venue des premières règles, s’impose une forme de passivité, le sujet ne pouvant pas contrôler ce qui sort de son corps. Le comportement anorexique en troublant régulièrement le déroulement du repas en famille donne au sujet la possibilité de « reprendre la main » afin de desserrer l’emprise du milieu familial, et spécialement de la relation entre la mère et sa fille. La patiente peut manifester une tendance à l’exhibitionnisme, le spectacle de son corps émacié prouvant la force de sa volonté et l’affirmation de son autonomie, ou au contraire chercher constamment à se dissimuler, par crainte de subir la domination d’un regard qui circonscrit, détaille et enveloppe l’aspect physique.
Outre cet assujettissement, le corps peut aussi être instrumentalisé. Pour fuir la souffrance d’origine psychique, le corps est utilisé comme source de jouissance « distractive », forme particulièrement fréquente du « divertissement » pascalien. En voulant se détourner de la considération de sa condition misérable, chacun peut se lancer dans la recherche plus ou moins effrénée du plaisir « en mouvement », provenant des excitations corporelles que procure l’usage de l’alcool et des autres drogues ou stupéfiants. Ainsi naissent les conduites addictives. Le sens originel de ce terme est vraiment instructif. « Addictif » vient du latin « addictus » qui signifie « esclave pour dette » ; le débiteur est adjugé à son créancier comme esclave. Le créancier avait donné à son débiteur des moyens qui dépassaient ses capacité réelles et lui donnaient l’impression de pouvoir aisément surmonter ses difficultés, et voilà que le débiteur insolvable est désormais totalement privé de liberté, entièrement soumis à la volonté de son nouveau maître. Ainsi l’euphorie que procure l’alcool n’est qu’une illusion momentanée de liberté, qui ensuite cède la place à une radicale dépendance
Enfin cette instrumentalisation du corps pour fuir la souffrance d’origine psychique ou sociale, culmine avec la volonté d’éteindre la conscience en se donnant la mort. Il s’agit bien de supprimer la pensée elle-même, comme cela apparaît dans le comportement de Garcin, l’un des trois personnages que Jean-Paul SARTRE met en scène dans Huis clos. Enfermé dans une pièce sans fenêtre qu’éclaire en permanence une ampoule électrique, Garcin voudrait pouvoir dormir, prendre du repos, mais le courant électrique ne manque jamais, il n’y a ni panne, – ni grève d’EDF ! -… Le bronze de Barbedienne qui orne la cheminée pourrait peut-être servir de projectile pour briser l’ampoule ; mais il est trop lourd, la lampe continuera à briller sans relâche. Ce bronze de Barbedienne dans sa masse et son opacité peut symboliser l’ « en soi »des choses et du monde, par opposition à la clarté de la présence à soi qui caractérise le « pour soi ». L’homme ne peut se perdre dans l’ « en soi » des choses pour ne plus avoir à penser, à s’assumer comme « pour soi », comme conscience du monde et conscience de soi. Pour fuir cette souffrance devenue insupportable, il n’y a plus que l’irréparable.
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« Bien dans son corps, bien dans sa tête », voilà, semble-t-il, la traduction contemporaine du « Mens sana in corpore sano » de JUVENAL.
Celui qui prie ne peut que demander la conjonction, pourtant jamais assurée, de ces deux bienfaits. Mais si l’on en fait une maxime qui doit diriger la conduite, il n’est pas convenable de la réduire à un simple slogan pour inciter les jeunes à faire du sport ou inviter les personnes du troisième âge à pratiquer la gymnastique d’entretien, comme s’il suffisait d’être « bien dans son corps » pour être « bien dans sa tête » .
Il faut prendre en compte la multiplicité et la subtilité des relations entre « Etre bien dans son corps » et « Etre bien dans sa tête ».
Si le psychisme est condition de tout plaisir, le corps est cause d’un certain nombre de plaisirs non négligeables ; mais le psychisme est aussi cause de plaisirs, grâce à son calcul raisonnable qui permet d’optimiser la satisfaction, et surtout en raison de ses activités propres, intellectuelles et sociales.
Quant à la souffrance, si elle vient en grande partie du corps, l’âme en est aussi la cause, de multiples façons, au point même de prendre le corps comme souffre-douleur.
« Etre bien dans son corps » n’est pas la condition nécessaire et suffisante pour « être bien dans sa tête », puisque les plus grandes souffrances proviennent de l’âme et rejaillissent sur le corps. Par contre, si l’on est bien dans sa tête, alors on sera bien dans son corps.
Pour y parvenir, il serait absurde de vouloir à tout prix écarter les souffrances d’origine psychique au risque de supprimer la vie de l’esprit. Celle-ci implique des risques, tout comme l’alpinisme qui serait lui-même en danger s’il devait se pratiquer sans aucun danger. « Etre bien dans sa tête » ne doit pas être confondu avec une morne somnolence ou une apathie grégaire. : la vie de l’esprit est nécessairement « inquiétude ». Il faut rejeter les sédatifs et refuser d’anesthésier l’esprit.
Sachons accompagner les jeunes sur le chemin d’un dépassement indéfini de soi, comme nous y invitent les injonctions de Bertold BRECHT dans L’exception et la règle :
« Sous le quotidien, décelez l’inexplicable,
Derrière la règle consacrée, discernez l’absurde. (…)
A une époque où règne la confusion, où coule le sang,
Où on ordonne le désordre,
Où l’arbitraire prend force de loi,
Où l’humanité se déshumanise (…),
Ne dites jamais : « c’est naturel »
Afin que rien ne passe pour immuable. /…/
Puisse toute chose dite naturelle vous inquiéter.
Dans la règle découvrez l’abus,
Et partout où l’abus s’est montré,
Trouvez le remède. »
Serge Monnier