Conférence donnée au Rectorat de la Cathédrale du Puy-en-velay le 4 mars 2018
Comment dire la foi en la Trinité ? par Serge Monnier
Je voudrais commencer cet exposé en expliquant comment m’est venue l’idée de vous parler aujourd’hui du Mystère de la Trinité.
Une présentation embarrassée et réductrice.
Tout d’abord j’ai eu l’occasion d’écouter une émission télévisée diffusée en février 2017 au nom de l’islam qui avait pour thème le monothéisme. L’animateur avait invité un imam pour l’islam, un rabbin pour le judaïsme, et pour le christianisme, un représentant de la Fédération protestante de France, le philosophe Philippe Gaudin. L’émission commençait par un petit documentaire de quelques minutes seulement dans lequel on nous rappelait que « pour l’islam, Dieu ne peut pas avoir de fils, car ce serait une sorte de polythéisme ». Ensuite les trois personnalités invitées affirmaient très clairement leur attachement au monothéisme. C’est alors que l’animateur introduisait comme une des principales « nuances » la notion de Trinité que contient le christianisme, et il demandait à Philippe Gaudin d’en donner une explication. Voici les termes mêmes de Philippe Gaudin : « cette question de la Trinité, je ne veux pas l’esquiver, mais je pense qu’on s’est souvent trompé, en quelque sorte, mais peut-être que dans tous les débats théologiques, extraordinairement compliqués, on a prêté le flanc peut-être, Dieu le Père, n’est-ce pas, le Fils et le Saint Esprit. Je pense qu’il faut tout simplement dire que c’est une présentation éminemment pédagogique, je veux dire par là que les chrétiens pensent que Jésus de Nazareth est celui qui fait le mieux comprendre qui est Dieu, mais qui est le même Dieu, ce Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et de Jésus-Christ, – peut-être faudrait-il ajouter, et de Mohammad – donc Jésus de Nazareth par ses paroles, par ses actes, et par toute sa vie, fait pour les chrétiens vraiment bien comprendre et le mieux comprendre – il n’est pas le seul à faire comprendre qui est ce Dieu – et simplement les chrétiens pensent que ce qui me fait voir dans la personne de Jésus de Nazareth le Christ de Dieu, c’est-à-dire celui qui fait comprendre le Père, et bien, ce qui me fait voir cela, c’est le Saint Esprit. Voilà comment il faut comprendre ce qu’on a appelé la Trinité. Ce n’est pas trois dieux, c’est une manière pédagogique de comprendre une relation originale à Dieu qui est celle des chrétiens ».
Cette explication fournie par le représentant du christianisme paraît tout à la fois bien embarrassée et particulièrement réductrice : la Trinité ne serait qu’un artifice de présentation pédagogique pour résumer la manière dont les chrétiens conçoivent leur relation originale à Dieu. Mais alors la Trinité ne nous dirait rien du mystère de Dieu en lui-même. Dieu ne se serait pas révélé pour nous conduire à participer à la vie des personnes divines. Il me semble important de ne pas se satisfaire d’une exposition aussi simplificatrice de ce qui n’est pas une « nuance » au sein du monothéisme, mais le centre même de la foi chrétienne.
« Consubstantiel » : une nouvelle expression dans le Credo ?
La deuxième raison de mon propos sur la Trinité est l’annonce d’une modification prochaine de la traduction française du Credo : la formule « de la même nature que le père » serait remplacée par « de même substance que le Père ». Il s’agirait donc d’un retour au terme « consubstantiel » qui avait été abandonné en 1965 après le concile Vatican II. Ce changement dans la formulation de la foi en la Trinité avait alors entraîné de vives réactions de la part de deux figures éminentes de la pensée chrétienne au cœur du XXe siècle. Jacques Maritain (1882 – 1973) s’indignait véhémentement dans sa correspondance avec le théologien Charles Journet, lui disant tout le mal qu’il pensait de la nouvelle traduction, allant même jusqu’à qualifier d’intolérable le « de même nature ». Alors qu’il vit à cette époque retiré chez les petits frères de Jésus, près de Toulouse, le philosophe rejette la nouvelle formule : « J’admire (au sens d’étonnement, non d’admiration,), la docilité avec laquelle, par obéissance, les petits frères récitent ce Credo en français sans broncher. Pour ma part, j’aimerais mieux mourir que de faire sortir de ma bouche ce « de même nature que ».
Pour sa part, en des termes moins abrupts, mais d’une façon tout aussi ferme, Étienne Gilson (1884–1978) se confiait au Père de Lubac, et publiait dans la France catholique une vive protestation évoquant même avec un peu d’humour la possibilité d’un nouveau schisme : les « Nicéens paléo-catholiques », car disait-il on a « remplacé l’énoncé d’un mystère par une vulgarité », autrement dit une banalité, puisque un fils est toujours de même nature que son père. Si le Fils est seulement « de même nature que le Père » alors le christianisme est un polythéisme, comme le lui reprochent le judaïsme et l’islam.
Savoir ce que l’on croit.
Il me semble donc qu’on ne peut pas se dire chrétien si on n’essaye pas de mettre au clair ce que contient la foi en la Trinité. C’est pourquoi je voudrais ce soir vous présenter quelques éléments de réflexion à ce sujet.
Après avoir rappelé des axiomes de départ qui sont autant de « praeambula fidei », et avoir retenu deux phares que nous offre l’Ecriture, je vous présenterai la paternité divine et le sens du terme « consubstantiel » .
Puis nous essaierons de mieux comprendre l’engendrement du Fils et la procession de l’Esprit Saint.
Après quoi je vous présenterai deux pistes qui peuvent être suivies pour cerner le contenu du Mystère, mais avec des réserves. Je montrerai aussi quel service peut nous rendre l’analogie avec l’acte de parole.
Et je terminerai en montrant comment cette analogie peut également permettre de penser le passage de l’immanence intratrinitaire à l’économie du salut qui s’est accomplie en Jésus-Christ par le don de l’Esprit.
Des balises fournies par la raison.
Les axiomes de départ sont comme des marqueurs du divin ou des balises qui doivent nous alerter si nous risquons de sortir du droit chemin : ce sont des « praeambula fidei », des « préambules de la foi », que la raison humaine peut établir au terme de différentes démarches intellectuelles, mais que tous ne parviennent peut-être pas à suivre jusqu’au bout.
Ainsi pour pouvoir se dire chrétien il faut croire que Jésus est le Fils de Dieu venu pour nous sauver ; mais cela suppose d’abord l’affirmation de l’existence de Dieu. Celle-ci peut être connue par un effort rationnel comme de nombreuses oeuvres philosophiques en témoignent tout au long de l’histoire de la pensée occidentale. Pour ceux qui ne peuvent suivre la démarche philosophique, il est nécessaire etàp suffisant qu’ils croient que Dieu existe.
Cette affirmation première doit être suivie de la reconnaissance des attributs divins les plus fondamentaux : l’éternité, la gratuité, l’unicité et la simplicité.
L’éternité, parce que Dieu, s’il est Dieu, est parfait et infini, il ne peut connaître aucun changement, et a fortiori il n’a ni commencement ni fin.
La gratuité, parce que Dieu en raison de sa perfection ne connaît aucun besoin, et son action ne peut être motivée par aucune utilité ; elle est nécessairemnt gratuite, fruit d’une plénitude, sans aucun manque à combler.
L’unicité, parce que Dieu ne peut être qu’unique ; pour qu’il y ait plusieurs dieux il faudrait que chacun d’eux se distingue des autres par une différence, l’un ayant ce que l’autre n’a pas, et réciproquement. De la sorte aucun d’eux ne serait vraiment Dieu. L’affirmation du monothéisme ne doit donc souffir aucune atténuation.
La simplicité absolue, parce que Dieu ne peut contenir aucune composition, toute composition impliquant une dépendance à l’égard d’une cause logiquement antérieure qui unirait les éléments composants. Or Dieu n’a pas de cause, mais il est la première cause efficiente de tout ce qui est en dehors de lui. Toutes les compositions envisageables doivent être radicalement exclues, et spécialement, comme nous le verrons, la distinction chez un même individu entre son essence ou nature et sa réalité de sujet – de suppositum, disaient les scolastiques – qui exerce l’acte d’exister et dont l’action est le prolongement de cet acte fondamental.
Deux phares que nous offre la foi.
Outre ces balises qui sont fournies par la raison, nous pouvons éclairer notre compréhension du mystère en prenant pour phares deux affirmations de l’Ecriture.
Tout d’abord dans la Ière épître de Jean : « Dieu est Amour (o qeoV agaph estin) » (4,8). La suite des versets montre que ce Dieu qui est Amour, c’est le Père, celui « qui a manifesté son amour pour nous en envoyant son Fils unique dans le monde » (4,9).
L’autre phare dont nous pouvons nous servir pour éclairer notre démarche, c’est le verset 1,17 de l’épître de Jacques : « Toute donation excellente (pasa dosiV agaqh), tout don parfait (pan dwrhma teleion) vient d’en haut (anwqen) et descend du Père des Lumières chez qui n’existe aucun changement ni l’ombre d’une variation ».
Grâce à ces deux éclairages, et en nous aidant des balises rappelées ci-dessus, nous pouvons avancer dans la découverte de la paternité divine et du sens de la « consubstantialité ».
Dieu est Père : le don parfait.
Dieu est amour ; et c’est parce qu’il est amour qu’il est Père. En effet cet amour (agaph) n’est pas la recherche de ce qui manque, mais le débordement d’une plénitude qui se donne, selon l’adage « Bonum diffusivum sui », le bien est diffusif de lui-même, il se répand de manière totalement gratuite.
Il s’agit d’une « donation excellente », d’un « don parfait ». Dieu étant amour au suprême degré, de manière parfaite, il donne tout, tout ce qu’il peut donner. En raison même de la simplicité qui le caractérise, il ne donne pas ce qu’il a, mais ce qu’il est, son essence, c’est-à-dire l’acte d’exister par excellence, l’ousia divine, ou encore l’ « ipsum esse subsistens » comme le dit Saint Thomas d’Aquin en approfondissant le sens du Nom que Dieu a révélé à Moïse : « Je suis ».
Ainsi Dieu fait le don d’être ce qu’il est, à savoir le Dieu unique. En faisant ce don parfait, parfaitement accompli, il ne perd pas ce qu’il donne, car il ne peut pas se perdre lui-même, ni se séparer de lui-même, car il est éternel, en pleine possession de l’acte infini d’existence qu’il est en plénitude.
En donnant ce qu’il est, il ne redouble pas ce qu’il est, il ne le multiplie pas : il donne à l’autre d’être lui-même Dieu, et d’être le même Dieu unique, car pour Dieu il n’y a pas d’autre modalité d’être que d’être absolument unique.
Le Fils unique est « consubstantiel » au Père.
C’est ici, pour mieux penser et bien définir le contenu de la foi, que la tradition de l’Eglise a fait intervenir le terme « consubstantiel », en grec omoousion, au Concile de Nicée en 325.
Pour bien comprendre la signification de ce terme et sa portée, il faut distinguer la nature ou essence d’une part, et l’ousia ou substance de l’autre. On appelle « nature » ou « essence » l’ensemble des propriétés qui définissent une réalité de telle sorte qu’elle soit bien ce qu’elle est. Plusieurs individus peuvent avoir la même nature ou essence, ainsi Pierre et Paul ont en commun la même nature humaine qui fait d’eux des être humains à égalité. Par contre l’ousia ou la substance, c’est ce qui a la puissance de s’affirmer dans l’existence, ce qui permet d’exercer l’acte d’exister et d’accomplir les actes ou opérations qui découlent de cette affirmation de soi. Plusieurs individus ne peuvent pas avoir la même substance : la puissance qu’a Pierre de s’affirmer dans l’existence est distincte de celle de Paul ; chacun exerce pour lui-même et par lui-même l’acte d’exister et agit en conséquence. Ils se distinguent l’un de l’autre par des déterminations « accidentelles », c’est-à-dire qui s’ajoutent aux déterminations essentielles qui constituent leur commune nature humaine.
Mais Dieu étant absolument simple et parfait, il n’est pas possible que des déterminations « accidentelles » viennent compléter sa nature ou essence pour distinguer un individu divin d’un autre individu divin, chacun ayant alors sa propre capacité d’exister. Ce que Dieu donne, ce n’est donc pas l’essence ou la nature divine comme un homme transmet à son fils la nature humaine, c’est l’unique substance divine qu’il est lui-même. Le Père et le Fils n’ont pas seulement en commun une même nature, mais ils ont, et ils sont, une seule et même substance, qui est l’acte même d’exister dans son infinie perfection et sa simplicité absolue. Jésus déclare lui-même : « Moi et le Père nous sommes un » (egw kai o pathr en esmen). Pour dire « un » Jésus n’emploie pas le masculin (eiV) comme il conviendrait pour une seule personne, mais il utilise le neutre (en) pour signifier une seule réalité, une seule substance. C’est pour exprimer ce contenu fondamental du mystère de la Trinité que la foi proclame que le Fils est « consubstantiel » au Père.
Ils sont donc deux à être Dieu, et ils ne se distinguent que par leur relation d’origine, le Père étant inengendré, sans origine, alors que le Fils est engendré, fruit du don parfait que le Père fait de son être même de Dieu, qui est la substance divine. Ils sont bien deux à être Dieu, mais ils sont ensemble Dieu sur le seul mode qui convienne à l’infinie perfection de Dieu, c’est-à-dire sur le mode de l’unicité : l’affirmation du monothéisme demeure pleine et entière.
Il faut bien noter que cette génération divine selon laquelle Dieu accomplit dans l’infini de l’éternité le don parfait de l’« être Dieu », ne peut être qu’unique ; car pour que Dieu ait plusieurs Fils, il faudrait qu’outre la relation d’origine, – le fait d’être engendrés -, par laquelle ils se distingueraient du Père, ces Fils se distinguent les uns des autres par des déterminations venant s’ajouter à l’essence divine qu’ils reçoivent du Père. Or cela est impossible en raison de la simplicité et de l’infinie perfection de l’unique substance divine. Le Fils est donc nécessairement le Fils unique du Père.
Il faut aussi noter que la grande originalité du christianisme parmi les religions consiste à affirmer qu’être Dieu – et vraiment Dieu – n’exclut pas d’avoir une origine : le Fils est Dieu, mais il reçoit du Père le fait d’être Dieu, sans pour autant être en quoi que ce soit diminué dans l’affirmation de sa réalité pleinement divine dans une égalité parfaite avec le Père. C’est par leur union dans la foi à celui qui est Fils par exellence que les hommes eux-mêmes pourront devenir des « fils adoptifs du Père », appelés à participer à l’échange qui constitue la vie même de Dieu au sein de la Trinité.
La procession de l’Esprit Saint et sa mission.
Précisément la foi nous enseigne la Trinité : alors qu’en est-il de l’Esprit Saint ?
La paternité divine est un acte de donation parfaite, le Père engendre le Fils en lui donnant d’être ce qu’il est lui-même, c’est-à-dire d’être parfaitement Dieu. Ainsi engendré le Fils unique reçoit tout du Père, et dans ce qu’il reçoit, à savoir « être Dieu », – l’unique ousia ou substance divine – le Fils n’introduit pas l’ombre d’une déformation ni la moindre diminution. Et il ne s’approprie rien en voulant le retirer au Père, mais au contraire il reconnaît sa filiation et il retourne tout au Père dans l’action de grâce et le merci filial.
S’établit alors entre le Père et le Fils une relation de parfaite égalité dans la réciprocité, et cette relation procède du fait que le Père est parfaitement Père et que le Fils est parfaitement Fils. Cette union parfaite dans l’égalité est le lien de l’amour. Non pas de l’amour-désir qui tend vers un objet pour s’en emparer et combler un manque préexistant, mais de l’amour-union par lequel celui qui aime et celui qui est aimé, – et réciproquement dans l’amour mutuel -, se tournent l’un vers l’autre, s’accordent l’un à l’autre, chacun goûtant dans la convenance avec l’autre cette égale participation à une seule et même vie.
Or cette relation du Père au Fils et du Fils au Père ne se confond ni avec la paternité qui n’appartient qu’au Père, – et qui est le Père -, ni avec la filiation qui n’appartient qu’au Fils, – et qui est le Fils. Cette relation est une troisième relation qui procède du Père et du Fils, et dont le contenu est l’unique substance divine, l’« être Dieu » lui-même. De même que la paternité qu’est le Père consiste à donner cet « être Dieu », et que la filiation qu’est le Fils consiste à recevoir cet « être Dieu », de même cette relation d’égalité consiste dans l’ « être Dieu », et cette relation d’égalité, ce « noeud de l’amour » (« nexus amoris » dit Saint Thomas d’Aquin) qui unit le Père au Fils et le Fils au Père (« amor unitivus duorum»), est lui-même Dieu, ne se distinguant pas de l’unique substance divine. C’est l’Esprit Saint, troisième personne de la sainte Trinité, qui procède du Père et du Fils (« filioque » dans le Credo).
Et la mission de l’Esprit Saint qui est envoyé par le Père et par le Fils, consiste à répandre et à réaliser en nous ce qu’il est, à savoir une vie de parfaite union dans l’amour. Comme il est dit dans le premier chapitre de l’Epîre aux Ephésiens : « Le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ (…) nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour (en agaph) » (Eph.1, 3-4) ; et, selon l’Epître aux Romains, « l’amour de Dieu (h agaph tou qeou) a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous a été donné » (Rom. 5,5).
Comment penser l’accord de la distinction avec l’unité ?
Pour le croyant qui, sans chercher à le prouver ou à le démontrer, s’efforce de comprendre aussi bien que possible le contenu de la foi en la Trinité, il faut tenir fermement à la fois la distinction des Personnes, et l’unité parfaite, sans aucune division, de l’unique substance divine (l’acte d’être infiniment parfait dans sa simplicité absolue). A cette fin nous pouvons essayer d’emprunter deux voies dont il faut pourtant user avec modération pour respecter les « balises » que nous avons mentionnées dès le début de notre démarche.
Le Père engendre son Fils en lui donnant ce qu’il est, c’est-à-dire « être Dieu ». Le risque est de ne pas respecter la gratuité qui caractérise cette « donation excellente », ce « don parfait » ; ce qui est donné serait pensé comme une partie au service du tout, ou encore comme une fonction au service d’une opération, c’est-à-dire un élément qui serait nécessaire pour achever la complétude du tout de l’être divin, ou encore comme un moyen permettant d’accomplir une action propre au divin.
Les trois personnes divines se complètent-elles comme les parties d’un même tout ?
Dans son traité sur la Trinité, Saint Augustin s’engage largement dans la première démarche en faisant intervenir de nombreuses analogies prises dans la création pour essayer de nous faire comprendre comment les trois Personnes, réellement distinctes, ne sont pourtant qu’un seul et unique Dieu. Ainsi lorsque nous voyons un arbre, cette vision de l’arbre contient en elle trois dimensions distinctes et pourtant étroitement unies, et dont le contenu essentiel demeure absolument unique : il y a bien sûr l’objet lui-même, l’arbre, avec sa forme propre, et c’est cet objet qui donne les déterminations de l’acte de vision ; et il y a le rapport à cet arbre, l’acte de vision lui-même, mais cette présence de l’arbre qui est ainsi vu ne se produit et ne se maintient qu’en fonction de notre attention qui est due au fait que nous nous tournons vers l’arbre et que nous nous portons vers lui, que nous nous attachons à lui pour le considérer. Nous avons là trois dimensions fondamentales : la réalité de l’objet qui se donne à voir, la connaissance de l’objet qui s’actualise dans la vision, et la volonté de continuer à considérer l’objet.
Cette manière de procéder pour mieux comprendre ce que l’on croit, culmine chez Saint Augustin lorsque l’analogie s’enracine dans l’âme elle-même et prend appui sur les trois facultés de l’âme au coeur de notre intériorité la plus profonde : la mémoire, comme présence à soi sous le signe de la permanence, l’intelligence comme pensée de soi dans la présence à soi, et la volonté comme amour de soi dans l’attachement à soi.
Cette utilisation de l’analogie peut être éclairante, mais Saint Augustin lui-même dans son Traité, nous met en garde. Dans l’âme humaine ces trois facultés se complètent et sont au service du tout qu’elles forment en un unique sujet. Mais en Dieu l’unique substance divine n’est pas un tout composé de trois ingrédients. Si l’on pense le Fils comme Verbe du Père, c’est-à-dire comme ce qui provient du Père et le représente parfaitement, cela ne signifie pas que le Fils est l’instrument ou le moyen grâce auquel le Père prend connaissance de lui-même. Le Père se connaît lui-même, et toutes choses en lui, en tant qu’il est Dieu, et il en va de même pour le Fils et pour l’Esprit, car ils sont le Dieu unique. Sinon, cela voudrait dire que le Père n’est pas vraiment Dieu sans le Fils, et que la génération du Fils serait le moyen dont le Père aurait besoin pour se connaître lui-même, ce qui signifie que la génération du Fils comme Verbe ne serait pas parfaitement gratuite.
La théologie du Verbe occupe une place essentielle dans la présentation de la Trinité chez Saint Thomas d’Aquin : la production du Verbe mental en nous peut servir à mieux penser comment le Verbe divin procède du Père dans la génération. En suivant cette voie nous saisissons un peu mieux le comment mais cela ne nous éclaire pas sur la raison ou la finalité de cette procession du Verbe en Dieu, car la génération du Verbe est fondamentalement un don gratuit, sans utilité et sans nécessité.
En effet chez un sujet créé et fini, comme l’être humain, il n’y a pas adéquation entre l’être et la pensée, ni entre la pensée en acte et l’universalité du pensable : il faut qu’une actualisation se fasse, une sorte de découpage, par lequel un contenu d’abord en puissance est actualisé, de sorte que en se détachant sur un fond de virtualité, il peut jouir d’une présence effective. Mais en Dieu rien n’est en puissance, rien n’est seulement virtuel, et son être et sa pensée sont parfaitement en acte dans une équivalence totale. La génération du Verbe en Dieu est donc inutile, elle ne sert à rien, car elle ne vient pas compléter d’autres parties pour former avec elles un tout achevé, et elle ne remplit pas une fonction sans laquelle Dieu serait impuissant, incapable de se connaître lui-même. La génération du Verbe en Dieu est pure gratuité, totale générosité.
Les trois personnes divines puisent-elles à une même source distincte de chacune d’elles ?
Pour essayer de mieux saisir le contenu de la foi en la Trinité, et puisque l’on doit affirmer que les trois perosnnes sont distinctes et qu’elles ne se servent pas les unes les autres pour se compléter et former le tout de l’unique substance divine ou ousia, ne pourrait-on pas les considérer comme trois sujets – ou trois hypostases – disposant pour agir d’une unique substance ? Un adage scolastique déclarait : « actiones sunt suppositorum », c’est-à-dire qu’une action doit toujours être attribuée à un sujet singulier (un « suppositum »), et non pas à une nature ou à une forme. Celle-ci n’est pas ce qui agit, mais ce qui donne à un « suppositum » de pouvoir effectuer une opération. Ainsi lorsqu’un rondin de bois se met à rouler, ce n’est pas la forme circulaire qui roule, mais le rondin auquel la forme circulaire donne de pouvoir rouler, et non pas seulement glisser sur le sol.
Alors l’on pourrait peut-être pensé que chacune des trois personnes divines agit, grâce à l’unique énergie de l’ousia qui leur est commune : chacun des trois aurait à sa dispositon la « réserve » infinie et inépuisable de l’unique « ipsum esse subsistens », c’est-à-dire, « l’acte même d’exister qui subsiste ». Mais cette distinction entre le « suppositum » et l’ousia ou l’essence divine n’est pas possible en raison de la simplicité divine que nous avons retenue comme balise fondamentale de notre démarche, conformément à l’affirmation de Saint Thomas d’Aquin : « la simplicité divine exige qu’en Dieu essence et suppôt soient identiques, suppôt qui, dans les substances intellectuelles n’est pas autre chose que la personne » (Somme théologique, Ia q. 39, article 1, c.).
L’acte de parole comme support d’une démarche analogique.
Toujours dans le souci de mieux comprendre ce que nous croyons, et sans prétendre expliquer ou démontrer le mystère lui-même, je vous propose une autre démarche librement inspirée de Saint Augustin et de Saint Thomas, en partant de ce que nous expérimentons lorsque nous effectuons un acte de parole.
Que se passe-t-il lorsque nous prenons la parole ? il faut supposer que nous avons quelque chose à dire, un message dont le contenu a une certaine consistance, donc une réalité qui le distingue d’un autre contenu. Mais pour qu’il y ait un acte de parole, il faut qu’il y ait une intention de signifier, de produire au jour le message. Les paroles que je profère sont commandées par l’intention de signifier le contenu du message. Et c’est toujours le même et unique contenu qui est ainsi exprimé. Une fois le discours achevé, je reprends ce qui a été exprimé pour le comparer avec le contenu de l’intention de signifier. S’il y a un écart, c’est ou bien parce que l’intention de signifier ne s’est pas accomplie parfaitement, ou bien parce que l’expression a été déficiente. C’est ce qui peut me conduire à vouloir compléter ou rectifier l’énonciation du message. Mais s’il y a une parfaite correspondance entre le contenu qui habitait l’intention de signifier originelle, et le contenu qui a été effectivement déposé dans l’expression signifiante, alors il y a reconnaissance d’une parfaite égalité, donc unité, due au fait que l’intention signifiante n’a rien caché, rien réservé par devers elle, et que l’expression a été parfaitement accueillante, sans rien détourner ou modifier de ce qui lui a été donné. Et ce qui a été ainsi pleinement donné et parfaitement reçu, demeure un seul et unique contenu.
Cette analogie anagogique peut nous aider dans l’approche du mystère de la Trinité. Le contenu dont l’unité et l’unicité sont absolues et nullement multipliées par quoi que ce soit, c’est l’ousia divine, l’unique actualité d’existence ; l’intention signifiante qui donne, et qui donne tout sans rien retenir pour soi, mais sans rien perdre non plus, car il ne s’agit pas d’un de ces biens que l’on ne peut donner qu’en s’en séparant, c’est le Père celui qui est à l’origine de tout sans avoir lui-même d’origine ; l’expression qui provient tout entière de l’intention de signifier et qui reçoit tout sans rien déformer ni altérer, c’est le Fils qui reçoit tout du Père en demeurant parfaitement obéissant et reconnaissant ; et l’adéquation, la reconnaissance de l’égalité parfaite qui résulte de l’acte du Père en tant qu’il engendre et de l’acte du Fils en tant qu’il est engendré et donc reçoit tout du Père, c’est l’Esprit Saint, qui ainsi procède du Père et du Fils, du fait même que le Père est parfaitement père et que le Fils est parfaitement fils.
La parole proférée et l’économie du salut.
Cette analogie qui nous permet de remonter dans l’immanence des relations intra-trinitaires constitutives des trois personnes divines, peut aussi nous apporter un éclairage sur les « missions ad extra », ce que l’on appelle l’« économie du salut », c’est-à-dire la manière dont l’unique Dieu créateur et sauveur intervient dans l’histoire des hommes.
Le Fils unique du Père, le Verbe éternel, a été envoyé dans le monde réaliser le dessein divin en accomplissant l’oeuvre du salut pour tous les hommes. De même que pour manifester notre pensée il faut que celle-ci s’incarne dans des paroles sonores, avec une suite de phonèmes formant des mots dont la succession permet l’expression du sens, ainsi dans l’incarnation du Verbe, la Parole, prend chair, elle sort du Père, et vient dans le monde « demeurer parmi nous » ( Jean 1,14).
Lorsque nous parlons, la transmission du sens nécessite que les sons, c’est-à-dire les phonèmes, les morphèmes, etc. se succèdent : l’énonciation du signifiant du message implique que les phonèmes passent, et se remplacent. Si un phonème refusait de passer, s’il s’obstinait dans la persistance, il empêcherait la suite de la manifestation, et il ferait échouer la communication du sens. Le passage, donc la « pâque », ne peut être écarté : il faut que le Christ accepte de vivre le passage, et connaisse la mort, pour que sa mission de salut par la révélation du Père soit parfaitement accomplie. La naissance, puis la vie publique de Jésus sont donc comme finalisées par l’heure du grand passage que les disciples eurent tant de mal à accepter.
Quand nous communiquons, le détail des mots, dans leur réalité sonore, n’est pas oublié, mais il est conservé, récapitulé, pour être saisi dans son accord avec l’intention signifiante ; comme nous le mentionnons ci-dessus, c’est ce qui nous permet de considérer que nous avons bien dit ce que nous voulions dire. Ce qui vient ainsi au jour c’est la reconnaissance de la parfaite adéquation entre ce que contient l’intention de signifier, qui a engendré notre parole, et la suite des sons qui ont été proférés. C’est le passage qui rend possible cette récapitulation et cette consécration.
Ainsi Jésus, passé par l’épreuve de la mort, ne disparaît pas, mais il ressuscite, il devient à nouveau présent, et sa réalité charnelle n’est pas annulée, mais elle est conservée, et comprise rétrospectivement comme étant en parfait accord avec l’intention signifiante qui est au coeur du dessein divin. Le Fils glorifie le Père car il rend manifeste la correspondance parfaite de sa venue sur terre avec le dessein salvifique du Père. Cet accord parfait entre le Père et le Fils, comme nous l’avons déjà dit, c’est l’Esprit Saint. Et c’est en recevant l’Esprit Saint que les apôtres et les disciples pourront comprendre qu’« il fallait que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire » (Luc 24,26). Pour que l’Esprit Saint produise en nous ce qu’il est fondamentalement, c’est-à-dire l’union parfaite entre le Père et le Fils, le Père qui engendre et le Fils qui est engendré, le Père qui envoie et le Fils qui est envoyé, il faut qu’il nous soit donné, et pour cela il fallait que le Christ parte : « Je vous dis la vérité : il vaut mieux pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. (…) Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière ; (…) il ne parlera pas de lui-même… Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part.» (Jean 16, 7 et 13-14).
« L’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous fut donné » (Rom. 5,5) : c’est cet amour que l’Esprit Saint répand qui établit dans l’Eglise, Corps du Christ, le lien de l’unité, cette union vivante entre les chrétiens et dans le coeur de chaque chrétien avec la Trinité : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean 14,23) .
Amour et vérité.
Ces quelques remarques n’ont pas la prétention de « dissoudre » le Mystère de la Trinité en l’expliquant rationnellement. Elles se veulent plus modestes et surtout respectueuses de la vie trinitaire dans sa richesse infinie.
J’ai simplement voulu montrer que la Trinité n’est pas une simple « nuance », ni un simple moyen « pédagogique » : la foi chrétienne implique que chaque croyant affirme que la réalité vivante des trois personnes divines et leur parfaite unité dans l’agapè, constituent vraiment l’Alpha et l’Omega de toute sa destinée.
Pour ne pas l’oublier il faut se rappeler chaque jour les paroles de l’Epitre aux Ephésiens : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a élus en lui dès avant la crétation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour (en agaph) déterminant par avance que nous serons pour lui des fils adoptifs en Jésus-Christ, » (Eph. 1,3-5), « et la preuve que (nous sommes) des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! » (Gal. 4,6) – cf. aussi Rom. 8,15-16 : « Vous avez reçu un esprit de fils adoptif qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu »).
J’ai aussi voulu montrer pourquoi l’utilisation dans le Credo de l’expression « consubstantiel au Père » permet une approche plus vraie du mystère de la Trinité. La compréhension de ces termes implique à la fois notre intelligence et notre amour, puisque selon la parole lumineuse de Saint Thomas d’Aquin, « per ardorem caritatis datur cognitio veritatis » (« C’est par l’ardeur de la charité que nous est donnée la connaissance de la vérité » (Commentaire sur l’Evangile de Jean, ch.5). De fait, plus on aime, plus on cherche à connaître ce que l’on aime, et plus on le connaît, plus l’on aime.
Serge Monnier
Conférence donnée au Rectorat de la Cathédrale du Puy-en-velay le 4 mars 2018
Comment dire la foi en la Trinité ? par Serge Monnier
Je voudrais commencer cet exposé en expliquant comment m’est venue l’idée de vous parler aujourd’hui du Mystère de la Trinité.
Une présentation embarrassée et réductrice.
Tout d’abord j’ai eu l’occasion d’écouter une émission télévisée diffusée en février 2017 au nom de l’islam qui avait pour thème le monothéisme. L’animateur avait invité un imam pour l’islam, un rabbin pour le judaïsme, et pour le christianisme, un représentant de la Fédération protestante de France, le philosophe Philippe Gaudin. L’émission commençait par un petit documentaire de quelques minutes seulement dans lequel on nous rappelait que « pour l’islam, Dieu ne peut pas avoir de fils, car ce serait une sorte de polythéisme ». Ensuite les trois personnalités invitées affirmaient très clairement leur attachement au monothéisme. C’est alors que l’animateur introduisait comme une des principales « nuances » la notion de Trinité que contient le christianisme, et il demandait à Philippe Gaudin d’en donner une explication. Voici les termes mêmes de Philippe Gaudin : « cette question de la Trinité, je ne veux pas l’esquiver, mais je pense qu’on s’est souvent trompé, en quelque sorte, mais peut-être que dans tous les débats théologiques, extraordinairement compliqués, on a prêté le flanc peut-être, Dieu le Père, n’est-ce pas, le Fils et le Saint Esprit. Je pense qu’il faut tout simplement dire que c’est une présentation éminemment pédagogique, je veux dire par là que les chrétiens pensent que Jésus de Nazareth est celui qui fait le mieux comprendre qui est Dieu, mais qui est le même Dieu, ce Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et de Jésus-Christ, – peut-être faudrait-il ajouter, et de Mohammad – donc Jésus de Nazareth par ses paroles, par ses actes, et par toute sa vie, fait pour les chrétiens vraiment bien comprendre et le mieux comprendre – il n’est pas le seul à faire comprendre qui est ce Dieu – et simplement les chrétiens pensent que ce qui me fait voir dans la personne de Jésus de Nazareth le Christ de Dieu, c’est-à-dire celui qui fait comprendre le Père, et bien, ce qui me fait voir cela, c’est le Saint Esprit. Voilà comment il faut comprendre ce qu’on a appelé la Trinité. Ce n’est pas trois dieux, c’est une manière pédagogique de comprendre une relation originale à Dieu qui est celle des chrétiens ».
Cette explication fournie par le représentant du christianisme paraît tout à la fois bien embarrassée et particulièrement réductrice : la Trinité ne serait qu’un artifice de présentation pédagogique pour résumer la manière dont les chrétiens conçoivent leur relation originale à Dieu. Mais alors la Trinité ne nous dirait rien du mystère de Dieu en lui-même. Dieu ne se serait pas révélé pour nous conduire à participer à la vie des personnes divines. Il me semble important de ne pas se satisfaire d’une exposition aussi simplificatrice de ce qui n’est pas une « nuance » au sein du monothéisme, mais le centre même de la foi chrétienne.
« Consubstantiel » : une nouvelle expression dans le Credo ?
La deuxième raison de mon propos sur la Trinité est l’annonce d’une modification prochaine de la traduction française du Credo : la formule « de la même nature que le père » serait remplacée par « de même substance que le Père ». Il s’agirait donc d’un retour au terme « consubstantiel » qui avait été abandonné en 1965 après le concile Vatican II. Ce changement dans la formulation de la foi en la Trinité avait alors entraîné de vives réactions de la part de deux figures éminentes de la pensée chrétienne au cœur du XXe siècle. Jacques Maritain (1882 – 1973) s’indignait véhémentement dans sa correspondance avec le théologien Charles Journet, lui disant tout le mal qu’il pensait de la nouvelle traduction, allant même jusqu’à qualifier d’intolérable le « de même nature ». Alors qu’il vit à cette époque retiré chez les petits frères de Jésus, près de Toulouse, le philosophe rejette la nouvelle formule : « J’admire (au sens d’étonnement, non d’admiration,), la docilité avec laquelle, par obéissance, les petits frères récitent ce Credo en français sans broncher. Pour ma part, j’aimerais mieux mourir que de faire sortir de ma bouche ce « de même nature que ».
Pour sa part, en des termes moins abrupts, mais d’une façon tout aussi ferme, Étienne Gilson (1884–1978) se confiait au Père de Lubac, et publiait dans la France catholique une vive protestation évoquant même avec un peu d’humour la possibilité d’un nouveau schisme : les « Nicéens paléo-catholiques », car disait-il on a « remplacé l’énoncé d’un mystère par une vulgarité », autrement dit une banalité, puisque un fils est toujours de même nature que son père. Si le Fils est seulement « de même nature que le Père » alors le christianisme est un polythéisme, comme le lui reprochent le judaïsme et l’islam.
Savoir ce que l’on croit.
Il me semble donc qu’on ne peut pas se dire chrétien si on n’essaye pas de mettre au clair ce que contient la foi en la Trinité. C’est pourquoi je voudrais ce soir vous présenter quelques éléments de réflexion à ce sujet.
Après avoir rappelé des axiomes de départ qui sont autant de « praeambula fidei », et avoir retenu deux phares que nous offre l’Ecriture, je vous présenterai la paternité divine et le sens du terme « consubstantiel » .
Puis nous essaierons de mieux comprendre l’engendrement du Fils et la procession de l’Esprit Saint.
Après quoi je vous présenterai deux pistes qui peuvent être suivies pour cerner le contenu du Mystère, mais avec des réserves. Je montrerai aussi quel service peut nous rendre l’analogie avec l’acte de parole.
Et je terminerai en montrant comment cette analogie peut également permettre de penser le passage de l’immanence intratrinitaire à l’économie du salut qui s’est accomplie en Jésus-Christ par le don de l’Esprit.
Des balises fournies par la raison.
Les axiomes de départ sont comme des marqueurs du divin ou des balises qui doivent nous alerter si nous risquons de sortir du droit chemin : ce sont des « praeambula fidei », des « préambules de la foi », que la raison humaine peut établir au terme de différentes démarches intellectuelles, mais que tous ne parviennent peut-être pas à suivre jusqu’au bout.
Ainsi pour pouvoir se dire chrétien il faut croire que Jésus est le Fils de Dieu venu pour nous sauver ; mais cela suppose d’abord l’affirmation de l’existence de Dieu. Celle-ci peut être connue par un effort rationnel comme de nombreuses oeuvres philosophiques en témoignent tout au long de l’histoire de la pensée occidentale. Pour ceux qui ne peuvent suivre la démarche philosophique, il est nécessaire etàp suffisant qu’ils croient que Dieu existe.
Cette affirmation première doit être suivie de la reconnaissance des attributs divins les plus fondamentaux : l’éternité, la gratuité, l’unicité et la simplicité.
L’éternité, parce que Dieu, s’il est Dieu, est parfait et infini, il ne peut connaître aucun changement, et a fortiori il n’a ni commencement ni fin.
La gratuité, parce que Dieu en raison de sa perfection ne connaît aucun besoin, et son action ne peut être motivée par aucune utilité ; elle est nécessairemnt gratuite, fruit d’une plénitude, sans aucun manque à combler.
L’unicité, parce que Dieu ne peut être qu’unique ; pour qu’il y ait plusieurs dieux il faudrait que chacun d’eux se distingue des autres par une différence, l’un ayant ce que l’autre n’a pas, et réciproquement. De la sorte aucun d’eux ne serait vraiment Dieu. L’affirmation du monothéisme ne doit donc souffir aucune atténuation.
La simplicité absolue, parce que Dieu ne peut contenir aucune composition, toute composition impliquant une dépendance à l’égard d’une cause logiquement antérieure qui unirait les éléments composants. Or Dieu n’a pas de cause, mais il est la première cause efficiente de tout ce qui est en dehors de lui. Toutes les compositions envisageables doivent être radicalement exclues, et spécialement, comme nous le verrons, la distinction chez un même individu entre son essence ou nature et sa réalité de sujet – de suppositum, disaient les scolastiques – qui exerce l’acte d’exister et dont l’action est le prolongement de cet acte fondamental.
Deux phares que nous offre la foi.
Outre ces balises qui sont fournies par la raison, nous pouvons éclairer notre compréhension du mystère en prenant pour phares deux affirmations de l’Ecriture.
Tout d’abord dans la Ière épître de Jean : « Dieu est Amour (o qeoV agaph estin) » (4,8). La suite des versets montre que ce Dieu qui est Amour, c’est le Père, celui « qui a manifesté son amour pour nous en envoyant son Fils unique dans le monde » (4,9).
L’autre phare dont nous pouvons nous servir pour éclairer notre démarche, c’est le verset 1,17 de l’épître de Jacques : « Toute donation excellente (pasa dosiV agaqh), tout don parfait (pan dwrhma teleion) vient d’en haut (anwqen) et descend du Père des Lumières chez qui n’existe aucun changement ni l’ombre d’une variation ».
Grâce à ces deux éclairages, et en nous aidant des balises rappelées ci-dessus, nous pouvons avancer dans la découverte de la paternité divine et du sens de la « consubstantialité ».
Dieu est Père : le don parfait.
Dieu est amour ; et c’est parce qu’il est amour qu’il est Père. En effet cet amour (agaph) n’est pas la recherche de ce qui manque, mais le débordement d’une plénitude qui se donne, selon l’adage « Bonum diffusivum sui », le bien est diffusif de lui-même, il se répand de manière totalement gratuite.
Il s’agit d’une « donation excellente », d’un « don parfait ». Dieu étant amour au suprême degré, de manière parfaite, il donne tout, tout ce qu’il peut donner. En raison même de la simplicité qui le caractérise, il ne donne pas ce qu’il a, mais ce qu’il est, son essence, c’est-à-dire l’acte d’exister par excellence, l’ousia divine, ou encore l’ « ipsum esse subsistens » comme le dit Saint Thomas d’Aquin en approfondissant le sens du Nom que Dieu a révélé à Moïse : « Je suis ».
Ainsi Dieu fait le don d’être ce qu’il est, à savoir le Dieu unique. En faisant ce don parfait, parfaitement accompli, il ne perd pas ce qu’il donne, car il ne peut pas se perdre lui-même, ni se séparer de lui-même, car il est éternel, en pleine possession de l’acte infini d’existence qu’il est en plénitude.
En donnant ce qu’il est, il ne redouble pas ce qu’il est, il ne le multiplie pas : il donne à l’autre d’être lui-même Dieu, et d’être le même Dieu unique, car pour Dieu il n’y a pas d’autre modalité d’être que d’être absolument unique.
Le Fils unique est « consubstantiel » au Père.
C’est ici, pour mieux penser et bien définir le contenu de la foi, que la tradition de l’Eglise a fait intervenir le terme « consubstantiel », en grec omoousion, au Concile de Nicée en 325.
Pour bien comprendre la signification de ce terme et sa portée, il faut distinguer la nature ou essence d’une part, et l’ousia ou substance de l’autre. On appelle « nature » ou « essence » l’ensemble des propriétés qui définissent une réalité de telle sorte qu’elle soit bien ce qu’elle est. Plusieurs individus peuvent avoir la même nature ou essence, ainsi Pierre et Paul ont en commun la même nature humaine qui fait d’eux des être humains à égalité. Par contre l’ousia ou la substance, c’est ce qui a la puissance de s’affirmer dans l’existence, ce qui permet d’exercer l’acte d’exister et d’accomplir les actes ou opérations qui découlent de cette affirmation de soi. Plusieurs individus ne peuvent pas avoir la même substance : la puissance qu’a Pierre de s’affirmer dans l’existence est distincte de celle de Paul ; chacun exerce pour lui-même et par lui-même l’acte d’exister et agit en conséquence. Ils se distinguent l’un de l’autre par des déterminations « accidentelles », c’est-à-dire qui s’ajoutent aux déterminations essentielles qui constituent leur commune nature humaine.
Mais Dieu étant absolument simple et parfait, il n’est pas possible que des déterminations « accidentelles » viennent compléter sa nature ou essence pour distinguer un individu divin d’un autre individu divin, chacun ayant alors sa propre capacité d’exister. Ce que Dieu donne, ce n’est donc pas l’essence ou la nature divine comme un homme transmet à son fils la nature humaine, c’est l’unique substance divine qu’il est lui-même. Le Père et le Fils n’ont pas seulement en commun une même nature, mais ils ont, et ils sont, une seule et même substance, qui est l’acte même d’exister dans son infinie perfection et sa simplicité absolue. Jésus déclare lui-même : « Moi et le Père nous sommes un » (egw kai o pathr en esmen). Pour dire « un » Jésus n’emploie pas le masculin (eiV) comme il conviendrait pour une seule personne, mais il utilise le neutre (en) pour signifier une seule réalité, une seule substance. C’est pour exprimer ce contenu fondamental du mystère de la Trinité que la foi proclame que le Fils est « consubstantiel » au Père.
Ils sont donc deux à être Dieu, et ils ne se distinguent que par leur relation d’origine, le Père étant inengendré, sans origine, alors que le Fils est engendré, fruit du don parfait que le Père fait de son être même de Dieu, qui est la substance divine. Ils sont bien deux à être Dieu, mais ils sont ensemble Dieu sur le seul mode qui convienne à l’infinie perfection de Dieu, c’est-à-dire sur le mode de l’unicité : l’affirmation du monothéisme demeure pleine et entière.
Il faut bien noter que cette génération divine selon laquelle Dieu accomplit dans l’infini de l’éternité le don parfait de l’« être Dieu », ne peut être qu’unique ; car pour que Dieu ait plusieurs Fils, il faudrait qu’outre la relation d’origine, – le fait d’être engendrés -, par laquelle ils se distingueraient du Père, ces Fils se distinguent les uns des autres par des déterminations venant s’ajouter à l’essence divine qu’ils reçoivent du Père. Or cela est impossible en raison de la simplicité et de l’infinie perfection de l’unique substance divine. Le Fils est donc nécessairement le Fils unique du Père.
Il faut aussi noter que la grande originalité du christianisme parmi les religions consiste à affirmer qu’être Dieu – et vraiment Dieu – n’exclut pas d’avoir une origine : le Fils est Dieu, mais il reçoit du Père le fait d’être Dieu, sans pour autant être en quoi que ce soit diminué dans l’affirmation de sa réalité pleinement divine dans une égalité parfaite avec le Père. C’est par leur union dans la foi à celui qui est Fils par exellence que les hommes eux-mêmes pourront devenir des « fils adoptifs du Père », appelés à participer à l’échange qui constitue la vie même de Dieu au sein de la Trinité.
La procession de l’Esprit Saint et sa mission.
Précisément la foi nous enseigne la Trinité : alors qu’en est-il de l’Esprit Saint ?
La paternité divine est un acte de donation parfaite, le Père engendre le Fils en lui donnant d’être ce qu’il est lui-même, c’est-à-dire d’être parfaitement Dieu. Ainsi engendré le Fils unique reçoit tout du Père, et dans ce qu’il reçoit, à savoir « être Dieu », – l’unique ousia ou substance divine – le Fils n’introduit pas l’ombre d’une déformation ni la moindre diminution. Et il ne s’approprie rien en voulant le retirer au Père, mais au contraire il reconnaît sa filiation et il retourne tout au Père dans l’action de grâce et le merci filial.
S’établit alors entre le Père et le Fils une relation de parfaite égalité dans la réciprocité, et cette relation procède du fait que le Père est parfaitement Père et que le Fils est parfaitement Fils. Cette union parfaite dans l’égalité est le lien de l’amour. Non pas de l’amour-désir qui tend vers un objet pour s’en emparer et combler un manque préexistant, mais de l’amour-union par lequel celui qui aime et celui qui est aimé, – et réciproquement dans l’amour mutuel -, se tournent l’un vers l’autre, s’accordent l’un à l’autre, chacun goûtant dans la convenance avec l’autre cette égale participation à une seule et même vie.
Or cette relation du Père au Fils et du Fils au Père ne se confond ni avec la paternité qui n’appartient qu’au Père, – et qui est le Père -, ni avec la filiation qui n’appartient qu’au Fils, – et qui est le Fils. Cette relation est une troisième relation qui procède du Père et du Fils, et dont le contenu est l’unique substance divine, l’« être Dieu » lui-même. De même que la paternité qu’est le Père consiste à donner cet « être Dieu », et que la filiation qu’est le Fils consiste à recevoir cet « être Dieu », de même cette relation d’égalité consiste dans l’ « être Dieu », et cette relation d’égalité, ce « noeud de l’amour » (« nexus amoris » dit Saint Thomas d’Aquin) qui unit le Père au Fils et le Fils au Père (« amor unitivus duorum»), est lui-même Dieu, ne se distinguant pas de l’unique substance divine. C’est l’Esprit Saint, troisième personne de la sainte Trinité, qui procède du Père et du Fils (« filioque » dans le Credo).
Et la mission de l’Esprit Saint qui est envoyé par le Père et par le Fils, consiste à répandre et à réaliser en nous ce qu’il est, à savoir une vie de parfaite union dans l’amour. Comme il est dit dans le premier chapitre de l’Epîre aux Ephésiens : « Le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ (…) nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour (en agaph) » (Eph.1, 3-4) ; et, selon l’Epître aux Romains, « l’amour de Dieu (h agaph tou qeou) a été répandu dans nos coeurs par le Saint Esprit qui nous a été donné » (Rom. 5,5).
Comment penser l’accord de la distinction avec l’unité ?
Pour le croyant qui, sans chercher à le prouver ou à le démontrer, s’efforce de comprendre aussi bien que possible le contenu de la foi en la Trinité, il faut tenir fermement à la fois la distinction des Personnes, et l’unité parfaite, sans aucune division, de l’unique substance divine (l’acte d’être infiniment parfait dans sa simplicité absolue). A cette fin nous pouvons essayer d’emprunter deux voies dont il faut pourtant user avec modération pour respecter les « balises » que nous avons mentionnées dès le début de notre démarche.
Le Père engendre son Fils en lui donnant ce qu’il est, c’est-à-dire « être Dieu ». Le risque est de ne pas respecter la gratuité qui caractérise cette « donation excellente », ce « don parfait » ; ce qui est donné serait pensé comme une partie au service du tout, ou encore comme une fonction au service d’une opération, c’est-à-dire un élément qui serait nécessaire pour achever la complétude du tout de l’être divin, ou encore comme un moyen permettant d’accomplir une action propre au divin.
Les trois personnes divines se complètent-elles comme les parties d’un même tout ?
Dans son traité sur la Trinité, Saint Augustin s’engage largement dans la première démarche en faisant intervenir de nombreuses analogies prises dans la création pour essayer de nous faire comprendre comment les trois Personnes, réellement distinctes, ne sont pourtant qu’un seul et unique Dieu. Ainsi lorsque nous voyons un arbre, cette vision de l’arbre contient en elle trois dimensions distinctes et pourtant étroitement unies, et dont le contenu essentiel demeure absolument unique : il y a bien sûr l’objet lui-même, l’arbre, avec sa forme propre, et c’est cet objet qui donne les déterminations de l’acte de vision ; et il y a le rapport à cet arbre, l’acte de vision lui-même, mais cette présence de l’arbre qui est ainsi vu ne se produit et ne se maintient qu’en fonction de notre attention qui est due au fait que nous nous tournons vers l’arbre et que nous nous portons vers lui, que nous nous attachons à lui pour le considérer. Nous avons là trois dimensions fondamentales : la réalité de l’objet qui se donne à voir, la connaissance de l’objet qui s’actualise dans la vision, et la volonté de continuer à considérer l’objet.
Cette manière de procéder pour mieux comprendre ce que l’on croit, culmine chez Saint Augustin lorsque l’analogie s’enracine dans l’âme elle-même et prend appui sur les trois facultés de l’âme au coeur de notre intériorité la plus profonde : la mémoire, comme présence à soi sous le signe de la permanence, l’intelligence comme pensée de soi dans la présence à soi, et la volonté comme amour de soi dans l’attachement à soi.
Cette utilisation de l’analogie peut être éclairante, mais Saint Augustin lui-même dans son Traité, nous met en garde. Dans l’âme humaine ces trois facultés se complètent et sont au service du tout qu’elles forment en un unique sujet. Mais en Dieu l’unique substance divine n’est pas un tout composé de trois ingrédients. Si l’on pense le Fils comme Verbe du Père, c’est-à-dire comme ce qui provient du Père et le représente parfaitement, cela ne signifie pas que le Fils est l’instrument ou le moyen grâce auquel le Père prend connaissance de lui-même. Le Père se connaît lui-même, et toutes choses en lui, en tant qu’il est Dieu, et il en va de même pour le Fils et pour l’Esprit, car ils sont le Dieu unique. Sinon, cela voudrait dire que le Père n’est pas vraiment Dieu sans le Fils, et que la génération du Fils serait le moyen dont le Père aurait besoin pour se connaître lui-même, ce qui signifie que la génération du Fils comme Verbe ne serait pas parfaitement gratuite.
La théologie du Verbe occupe une place essentielle dans la présentation de la Trinité chez Saint Thomas d’Aquin : la production du Verbe mental en nous peut servir à mieux penser comment le Verbe divin procède du Père dans la génération. En suivant cette voie nous saisissons un peu mieux le comment mais cela ne nous éclaire pas sur la raison ou la finalité de cette procession du Verbe en Dieu, car la génération du Verbe est fondamentalement un don gratuit, sans utilité et sans nécessité.
En effet chez un sujet créé et fini, comme l’être humain, il n’y a pas adéquation entre l’être et la pensée, ni entre la pensée en acte et l’universalité du pensable : il faut qu’une actualisation se fasse, une sorte de découpage, par lequel un contenu d’abord en puissance est actualisé, de sorte que en se détachant sur un fond de virtualité, il peut jouir d’une présence effective. Mais en Dieu rien n’est en puissance, rien n’est seulement virtuel, et son être et sa pensée sont parfaitement en acte dans une équivalence totale. La génération du Verbe en Dieu est donc inutile, elle ne sert à rien, car elle ne vient pas compléter d’autres parties pour former avec elles un tout achevé, et elle ne remplit pas une fonction sans laquelle Dieu serait impuissant, incapable de se connaître lui-même. La génération du Verbe en Dieu est pure gratuité, totale générosité.
Les trois personnes divines puisent-elles à une même source distincte de chacune d’elles ?
Pour essayer de mieux saisir le contenu de la foi en la Trinité, et puisque l’on doit affirmer que les trois perosnnes sont distinctes et qu’elles ne se servent pas les unes les autres pour se compléter et former le tout de l’unique substance divine ou ousia, ne pourrait-on pas les considérer comme trois sujets – ou trois hypostases – disposant pour agir d’une unique substance ? Un adage scolastique déclarait : « actiones sunt suppositorum », c’est-à-dire qu’une action doit toujours être attribuée à un sujet singulier (un « suppositum »), et non pas à une nature ou à une forme. Celle-ci n’est pas ce qui agit, mais ce qui donne à un « suppositum » de pouvoir effectuer une opération. Ainsi lorsqu’un rondin de bois se met à rouler, ce n’est pas la forme circulaire qui roule, mais le rondin auquel la forme circulaire donne de pouvoir rouler, et non pas seulement glisser sur le sol.
Alors l’on pourrait peut-être pensé que chacune des trois personnes divines agit, grâce à l’unique énergie de l’ousia qui leur est commune : chacun des trois aurait à sa dispositon la « réserve » infinie et inépuisable de l’unique « ipsum esse subsistens », c’est-à-dire, « l’acte même d’exister qui subsiste ». Mais cette distinction entre le « suppositum » et l’ousia ou l’essence divine n’est pas possible en raison de la simplicité divine que nous avons retenue comme balise fondamentale de notre démarche, conformément à l’affirmation de Saint Thomas d’Aquin : « la simplicité divine exige qu’en Dieu essence et suppôt soient identiques, suppôt qui, dans les substances intellectuelles n’est pas autre chose que la personne » (Somme théologique, Ia q. 39, article 1, c.).
L’acte de parole comme support d’une démarche analogique.
Toujours dans le souci de mieux comprendre ce que nous croyons, et sans prétendre expliquer ou démontrer le mystère lui-même, je vous propose une autre démarche librement inspirée de Saint Augustin et de Saint Thomas, en partant de ce que nous expérimentons lorsque nous effectuons un acte de parole.
Que se passe-t-il lorsque nous prenons la parole ? il faut supposer que nous avons quelque chose à dire, un message dont le contenu a une certaine consistance, donc une réalité qui le distingue d’un autre contenu. Mais pour qu’il y ait un acte de parole, il faut qu’il y ait une intention de signifier, de produire au jour le message. Les paroles que je profère sont commandées par l’intention de signifier le contenu du message. Et c’est toujours le même et unique contenu qui est ainsi exprimé. Une fois le discours achevé, je reprends ce qui a été exprimé pour le comparer avec le contenu de l’intention de signifier. S’il y a un écart, c’est ou bien parce que l’intention de signifier ne s’est pas accomplie parfaitement, ou bien parce que l’expression a été déficiente. C’est ce qui peut me conduire à vouloir compléter ou rectifier l’énonciation du message. Mais s’il y a une parfaite correspondance entre le contenu qui habitait l’intention de signifier originelle, et le contenu qui a été effectivement déposé dans l’expression signifiante, alors il y a reconnaissance d’une parfaite égalité, donc unité, due au fait que l’intention signifiante n’a rien caché, rien réservé par devers elle, et que l’expression a été parfaitement accueillante, sans rien détourner ou modifier de ce qui lui a été donné. Et ce qui a été ainsi pleinement donné et parfaitement reçu, demeure un seul et unique contenu.
Cette analogie anagogique peut nous aider dans l’approche du mystère de la Trinité. Le contenu dont l’unité et l’unicité sont absolues et nullement multipliées par quoi que ce soit, c’est l’ousia divine, l’unique actualité d’existence ; l’intention signifiante qui donne, et qui donne tout sans rien retenir pour soi, mais sans rien perdre non plus, car il ne s’agit pas d’un de ces biens que l’on ne peut donner qu’en s’en séparant, c’est le Père celui qui est à l’origine de tout sans avoir lui-même d’origine ; l’expression qui provient tout entière de l’intention de signifier et qui reçoit tout sans rien déformer ni altérer, c’est le Fils qui reçoit tout du Père en demeurant parfaitement obéissant et reconnaissant ; et l’adéquation, la reconnaissance de l’égalité parfaite qui résulte de l’acte du Père en tant qu’il engendre et de l’acte du Fils en tant qu’il est engendré et donc reçoit tout du Père, c’est l’Esprit Saint, qui ainsi procède du Père et du Fils, du fait même que le Père est parfaitement père et que le Fils est parfaitement fils.
La parole proférée et l’économie du salut.
Cette analogie qui nous permet de remonter dans l’immanence des relations intra-trinitaires constitutives des trois personnes divines, peut aussi nous apporter un éclairage sur les « missions ad extra », ce que l’on appelle l’« économie du salut », c’est-à-dire la manière dont l’unique Dieu créateur et sauveur intervient dans l’histoire des hommes.
Le Fils unique du Père, le Verbe éternel, a été envoyé dans le monde réaliser le dessein divin en accomplissant l’oeuvre du salut pour tous les hommes. De même que pour manifester notre pensée il faut que celle-ci s’incarne dans des paroles sonores, avec une suite de phonèmes formant des mots dont la succession permet l’expression du sens, ainsi dans l’incarnation du Verbe, la Parole, prend chair, elle sort du Père, et vient dans le monde « demeurer parmi nous » ( Jean 1,14).
Lorsque nous parlons, la transmission du sens nécessite que les sons, c’est-à-dire les phonèmes, les morphèmes, etc. se succèdent : l’énonciation du signifiant du message implique que les phonèmes passent, et se remplacent. Si un phonème refusait de passer, s’il s’obstinait dans la persistance, il empêcherait la suite de la manifestation, et il ferait échouer la communication du sens. Le passage, donc la « pâque », ne peut être écarté : il faut que le Christ accepte de vivre le passage, et connaisse la mort, pour que sa mission de salut par la révélation du Père soit parfaitement accomplie. La naissance, puis la vie publique de Jésus sont donc comme finalisées par l’heure du grand passage que les disciples eurent tant de mal à accepter.
Quand nous communiquons, le détail des mots, dans leur réalité sonore, n’est pas oublié, mais il est conservé, récapitulé, pour être saisi dans son accord avec l’intention signifiante ; comme nous le mentionnons ci-dessus, c’est ce qui nous permet de considérer que nous avons bien dit ce que nous voulions dire. Ce qui vient ainsi au jour c’est la reconnaissance de la parfaite adéquation entre ce que contient l’intention de signifier, qui a engendré notre parole, et la suite des sons qui ont été proférés. C’est le passage qui rend possible cette récapitulation et cette consécration.
Ainsi Jésus, passé par l’épreuve de la mort, ne disparaît pas, mais il ressuscite, il devient à nouveau présent, et sa réalité charnelle n’est pas annulée, mais elle est conservée, et comprise rétrospectivement comme étant en parfait accord avec l’intention signifiante qui est au coeur du dessein divin. Le Fils glorifie le Père car il rend manifeste la correspondance parfaite de sa venue sur terre avec le dessein salvifique du Père. Cet accord parfait entre le Père et le Fils, comme nous l’avons déjà dit, c’est l’Esprit Saint. Et c’est en recevant l’Esprit Saint que les apôtres et les disciples pourront comprendre qu’« il fallait que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire » (Luc 24,26). Pour que l’Esprit Saint produise en nous ce qu’il est fondamentalement, c’est-à-dire l’union parfaite entre le Père et le Fils, le Père qui engendre et le Fils qui est engendré, le Père qui envoie et le Fils qui est envoyé, il faut qu’il nous soit donné, et pour cela il fallait que le Christ parte : « Je vous dis la vérité : il vaut mieux pour vous que je parte ; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai. (…) Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière ; (…) il ne parlera pas de lui-même… Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part.» (Jean 16, 7 et 13-14).
« L’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit Saint qui nous fut donné » (Rom. 5,5) : c’est cet amour que l’Esprit Saint répand qui établit dans l’Eglise, Corps du Christ, le lien de l’unité, cette union vivante entre les chrétiens et dans le coeur de chaque chrétien avec la Trinité : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean 14,23) .
Amour et vérité.
Ces quelques remarques n’ont pas la prétention de « dissoudre » le Mystère de la Trinité en l’expliquant rationnellement. Elles se veulent plus modestes et surtout respectueuses de la vie trinitaire dans sa richesse infinie.
J’ai simplement voulu montrer que la Trinité n’est pas une simple « nuance », ni un simple moyen « pédagogique » : la foi chrétienne implique que chaque croyant affirme que la réalité vivante des trois personnes divines et leur parfaite unité dans l’agapè, constituent vraiment l’Alpha et l’Omega de toute sa destinée.
Pour ne pas l’oublier il faut se rappeler chaque jour les paroles de l’Epitre aux Ephésiens : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a élus en lui dès avant la crétation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour (en agaph) déterminant par avance que nous serons pour lui des fils adoptifs en Jésus-Christ, » (Eph. 1,3-5), « et la preuve que (nous sommes) des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! » (Gal. 4,6) – cf. aussi Rom. 8,15-16 : « Vous avez reçu un esprit de fils adoptif qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu »).
J’ai aussi voulu montrer pourquoi l’utilisation dans le Credo de l’expression « consubstantiel au Père » permet une approche plus vraie du mystère de la Trinité. La compréhension de ces termes implique à la fois notre intelligence et notre amour, puisque selon la parole lumineuse de Saint Thomas d’Aquin, « per ardorem caritatis datur cognitio veritatis » (« C’est par l’ardeur de la charité que nous est donnée la connaissance de la vérité » (Commentaire sur l’Evangile de Jean, ch.5). De fait, plus on aime, plus on cherche à connaître ce que l’on aime, et plus on le connaît, plus l’on aime.
Serge Monnier