Pitié pour la violence. Flash 43 20 décembre 1975

 

Pitié pour la violence                                                                               par Serge Monnier

 

Nul n’ignore que nous vivons dans un monde où règne la violence. Mais qui se soucie de ces victimes que personne ne pleure et dont la mise à mal silencieuse annonce cependant des atteintes plus graves au droit de chacun de nous ? La violence est une de ces victimes : n’est-elle pas un mot comme tous les autres, et, à ce titre, ne mérite-t-elle pas qu’une signification précise lui soit accordée qui, en délimitant son emploi, le préserve d’une prolifération qui nuit à la clarté de notre jugement ? Dénonçons les sévices que subit la violence.

La voici écartelée ! N’y a-t-il pas une violence juste et une violence injuste ? Certes ce supplice ne distrait plus : même les enfants des écoles savent que définir la justice par la conformité à la loi ne permet pas de rentre juste ce qui sert une loi qui n’est elle-même que violence déguisée, sournoisement exercée. L’injustice de la violence légale est redoublée par sa subordination à une violence qui refuse de dire son nom. Mais si toute violence est injuste dès lors qu’elle est au service d’une autre violence, la seule violence juste ne serait-elle pas celle qui répond à une violence ouverte ou masquée ? Dans un jeu de renvois indéfiniment renouvelés chacun s’efforce de présenter la violence d’autrui comme antérieure à la sienne, et dans cette remontée du temps, les années, les siècles, les millénaires même, sont allègrement enjambés. Pourtant ces quêtes dans le passé sont hasardeuses : pourquoi chercher si loin cette violence d’autrui qui justifie la nôtre ? Il suffit de bien regarder autour de soi pour la trouver partout : gorgeons-la de tout, de l’action et de l’inaction, de la simple présence, mais aussi du futur et du passé !

Voilà la violence gonflée àl’excès, au point de n’être plus qu’une enveloppe distendue dont les limites ne peuvent être décelées. Si, investi d’une autorité ou détenteur d’une compétence, vous agissez, ordonnez, prescrivez, vous exercez une violence que d’aucuns se hâteront de déclarer intolérable puisqu’elle gêne leru conformisme d’avant-garde ou éclaire crûment l’inefficacité de leur agitation. Si, conscient de vos insuffisances ou ignorant de vos virtualités, vous n’agissez ni ne vous prononcez, vous exercez aussi une intolérable violence par votre inertie qui freine le bon combat et par le soutien que vous apportez ainsi à l’action adverse : qui n’est pas avec nous est contre nous ! Celui qui veut s’exprimer et dont la voix retentit dans un désert considère aussi l’indifférence de son auditoire potentiel comme une violence intolérable : la bombe (au sens propre) qui réveillera une attention jugée trop somnolente n’est qu’ une moindre violence puisqu’elle est la seule réponse possible à la violence institutionnalisée. Ne pas instruire un enfant ou un jeune, c’’est exercer une intolérable violence puisque son développement intellectuel et humain sera définitivement entravé ; mais vouloir lui apprendre quelque chose, n’est-ce pas encore lui faire violence puisque l’information transmise, et a fortiori la formation souhaitée, ne sont qu’une déformation ?

 

Ainsi l’action et l’inaction appartiennent à la sphère de la violence. Bien plus, le simple fait d’exister, d’être là, est aussi une violence : le vieillard malheureux n’exerce-t-il pas une violence intolérable sur la bonne conscience de ceux qui l’ont abandonné ? La vitalité et l’exubérance de la jeunesse n’est-elle pas une insulte à ceux dont les forces déclinent ? L’enfant à naître n’est-il pas un agresseur qui vient détruire l’équilibre d’un budget ou mettre en péril le climat affectif d’un couple ? Quant aux morts, on ne saurait leur pardonner de ne plus cesser d’avoir été autres que ce que nous aurions voulu qu’ils fussent : aller cracher sur leurs tombes n’est que justice !

 

Que la barbarie soit à nos portes, il se peut. Mais il est certain que les sophistes sont dans nos murs. Qui sont-ils ? Chacun de nous, pour peu que l’occasion se présente. Alors cessons de faire violence à la violence : redonnons-lui un sens, et sa condamnation sera peut-être entendue.

                                                                             Serge Monnier – le 20 décembre 1975–Flash 43 numéro 1.

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