La pensée religieuse de Simone Weil – 9 octobre 2009

 

LA PENSEE RELIGIEUSE DE SIMONE WEIL                                                                                                                                 conférence de Serge Monnier

 

PRELIMINAIRES :

 

  • I – Une distinction importante : expérience mystique et pensée religieuse.

Pour éviter l’éventuelle déception qu’il pourrait engendrer, il faut se prémunir contre un malentendu et bien distinguer sa pensée religieuse de l’expérience mystique que révèle Simone Weil en écrivant : « le Christ lui-même est descendu, et m’a prise »,

L’expérience mystique demeure unique, propre à telle ou telle personne, et elle reste d’une certaine façon ineffable et partant incontestable, irréfutable. Comme le souligne Marie-Madeleine Davy, « il est impossible d’émettre un jugement de valeur sur autrui à propos de son orientation vers la dimension divine. Un comportement très particulier peut nous sembler résulter d’un déséquilibre. Erreur, il correspond à l’affirmation d’un type de tempérament. Là encore, il convient de pouvoir tenir compte des différences. Nous ne pouvons pas entrer dans la singularité d’autrui. »( Le « secret du roi », in Simone Weil Le grand passage, Albin Michel, 2006,pp.258-259).

Par contre une pensée religieuse utilise et élabore des concepts pour former des propositions affirmatives ou négatives, assorties d’une prétention à la validité universelle. Par là même cette pensée s’expose, au double sens du terme ; d’une part elle se donne à entendre et à connaître à travers un discours, et d’autre part elle s’expose à la discussion, à la critique et peut-être même à la réfutation.

C’est de la pensée religieuse de Simone Weil que je vais essayer de vous entretenir ce soir et non pas de son expérience mystique.

 

– II – Difficultés rencontrées dans l’étude de la pensée religieuse de Simone Weil

  1. Gustave THIBON : « les textes de Simone Weil appartiennent à cette catégorie des très grandes œuvres qui ne peuvent être qu’affaiblies et trahies par un commentaire »(PG23).

ÞDifficulté encore plus grande pour une présentation nécessairement succincte comme cette conférence.

 

Difficultés supplémentaires pour recueillir et accueillir la pensée religieuse de SW :

 

A – Absence de grands textes entièrement conçus, composés et rédigés pour la publication : seulement des lettres, des cahiers, des carnets de note…

Þ à comparer avec les écrits de Nietzsche (aphorismes, remarques jetées sur un carnet…)

Þ des formulations elliptiques, des répétitions, des contradictions…

 

B – On est en présence de constructions hasardeuses pour rapprocher, comparer et souvent même identifier des éléments puisés dans des traditions très différentes.

 

– a -Voici quelques avis autorisés :

 

«Le recul (des) années a permis de faire le tri entre les pensées de Simone que l’on peut qualifier d’« éternelles » et certaines hypothèses hasardeuses, des systématisations plus ou moins arbitraires. On ne doit pas oublier qu’il s’agit souvent dans ces textes de brouillons peut-être non relus et qu’il y a une sorte d’injustice à leur donner le crédit de sa signature. » (J.M. Perrin, Mon dialogue avec Simone Weil, Nouvelle Cité 2008, p. 39)

 

« … son expérience mystique (…) pourra s’exprimer dans des conceptions parfois hasardeuses et illusoires qui risquent d’en atténuer l’éclat (…) ».(Perrin, ,op.cit. p. 63)  

 

« (Il faut reconnaître) d’une part le prix infini de la certitude qu’elle a reçue sur la présence de Dieu, sur l’amour universel du Christ et même sa présence eucharistique, et d’autre part, des

préjugés obstinés, des systématisations hâtives et sans fondement, des fabrications mentales et imaginatives revenant dans ses écrits (…) » (Perrin, op. cit. 75-76)

 

« Il semble qu’elle unisse une foi partageant les certitudes de l’Eglise avec un relativisme qui met sur un pied d’égalité toutes les religions, non par rapport à la sincérité des croyants (qui demeure le secret de Dieu), mais par rapport à leur valeur objective garantie par une promesse du Seigneur » (Perrin, op. cit. p.105)

 

« (…) Dans une autre partie de (la) lettre (à Jean Wahl), Simone Weil expose sa « théorie des religions », pour reprendre l’expression dont elle use dans une des dernières lettres à ses parents écrite de Londres le 25 juin 1943. Enfin, sans aucune sagesse ou prudence, mêlant le vrai et le faux, avec une sorte d’érudition ivre que ne protège aucun garde-fou, elle lui expose ses élucubrations sur les origines et le destin du peuple juif. Elle est littéralement aveuglée par sa passion militante. On comprend que le philosophe n’ait pris la décision de publier cette lettre (Deucalion, n° 4, octobre 1952) qu’après bien des hésitations » (Florence de Lussy, directrice de l’édition Œuvres de Simone Weil, Quarto-Gallimard, p. 978).

 

« Le flux de cette lettre-essai immense (Lettre à un religieux, au Père Couturier O.P) charrie dans le plus grand désordre les matériaux d’une argumentation. Parmi des traits fulgurants ou profondément sensés, le vrai, le faux, le conjectural se mêlent inextricablement . L’impression première est celle d’une confusion par l’accumulation non maîtrisée, de partis pris et de rejets et par la multiplication en tous sens d’hypothèses et de rapprochements ouvrant la porte aux tendances syncrétistes. Pour reprendre une expression à Xavier Tilliette, « elle bat les buissons ». (Florence de Lussy, op.cit., p. 984)

 

– b – Voici deux exemples parmi beaucoup d’autres possibles :

 

1/ Assimilation de Prométhée au Christ (cf. PSO, pp.60-61) : Prométhée a aimé les hommes, il est venu du ciel leur apporter le feu. Contrairement à ce qu’on peut lire dans Prométhée enchaîné d’Eschyle, qui voit d’abord dans le feu le père de tous les arts, SW assimile le feu donné aux hommes avec l’Amour et le Saint Esprit. Le feu qui rend le fer docile, c’est le saint Esprit qui agit sur la nature humaine. Elle insiste sur le fait que Prométhée, comme le Christ, a été supplicié, enchaîné sur un rocher. Mais elle oublie de dire que Prométhée a volé le feu, qu’il agit contre la volonté de Zeus, et qu’il déclare fortement qu’il a de la haine pour tous les dieux… Il n’y a rien de tel chez le Christ. D’autre part elle oublie que Prométhée est soumis au supplice parce qu’il a sauvé les hommes en leur donnant le feu, alors que le Christ sauve l’humanité en étant crucifié.

 

2/ En reprenant dans le Philèbe de Platon le couple de contraires : limite et illimité, dont toute réalité est composée, et voulant montrer que l’eau est le meilleur symbole de l’illimité ou indéterminé qui sert de matériau à toutes choses, et qu’elle correspond à la matrice primitive, Simone Weil ne se contente pas de rappeler l’idée-force de Thalès : « tout est eau », mais elle souligne la communauté de racine entre les termes : Materia, mater, mare, Marie (voir aussi CS pp.32-33). Cela paraît probant. Pourtant elle, si bonne helléniste, ne pouvait pas ignorer que la traduction de ces termes en grec ne donne absolument pas la même impression ; en effet, « materia » = « hylè » ; « mater » = « mètèr » ; « mare » = « thalassa » ; et « Marie » vient de « Myriam » dont les racines peuvent prendre toutes sortes de signification sans renvoyer à quelque élément aquatique.

 

C – Des jugements abrupts dont la répétition paraît quasi obsessionnelle :

           

a/ contre les hébreux, considérés comme une horde d’esclaves en fuite qui s’emparent du pays de Canaan par la violence, font de leur nation une idole sous l’appellation de peuple élu, et se donnent un dieu tyrannique et cruel : JEOVAH ou YAHVE le Dieu des armées Þ anti-judaïsme.

           

b/ contre Rome : glorification de la grandeur par la force, absence totale de spiritualité, déracinement et destruction de toutes les cultures des peuples qu’ils ont dominés (cf. leur comportement envers la culture grecque, sa spiritualité, les Mystères, etc.).

           

c/ contre la pensée catholique inspirée de saint Thomas et d’Aristote (cf. Maritain) : Simone Weil considère d’ailleurs que le XIIIème siècle est un siècle de décadence après le XIIème siècle où fleurissaient l’art roman, le chant grégorien et le catharisme.

           

Voici par exemple une démarche qui n’a rien à envier à un vrai procès stalinien.

 

Dans L’Enracinement, Simone Weil écrit :

            « Le grand argument d’Aristote pour l’apologie de l’esclavage, c’est que pour tous ceux qui sont esclaves par nature, la servitude est la condition à la fois la plus juste et la plus heureuse. Saint Thomas, bien qu’il n’approuvât pas l’esclavage, regardait Aristote comme la plus grande autorité pour tous les sujets d’étude accessibles à la raison humaine, au nombre desquels la justice. Par suite, l’existence dans le christianisme contemporain d’un courant thomiste constitue un lien de complicité – parmi beaucoup d’autres, malheureusement – entre le camp nazi et le camp adverse. Car, bien que nous repoussions cette pensée d’Aristote, nous sommes forcément amenés dans notre ignorance à en accueillir d’autres qui ont été en lui la racine de celle-là. Un homme qui prend la peine d’élaborer une apologie de l’esclavage n’aime pas la justice. Le siècle où il vit n’y fait rien. Accepter comme ayant autorité la pensée d’un homme qui n’aime pas la justice, cela constitue une offense à la justice, inévitablement punie par la diminution du discernement. Si Saint Thomas a commis cette offense, rien ne nous contraint à la répéter » (E. pp. 306-307).

           

Que peut-on penser de ce verdict ?

 

            D’abord il ne faut pas caricaturer la position d’Aristote : il veut dire que là où il doit y avoir un commandement et une obéissance, il est normal que ceux qui ne participent qu’imparfaitement au Logos, à la raison, soient placés sous l’autorité de ceux qui peuvent donner sens à l’action et à la vie ; les « esclaves » participeront ainsi de cet apport de sens. Cela peut se discuter, mais cela n’a rien de diabolique.

 

            Par ailleurs SW aurait dû mieux regarder ce que dit le divin Platon dans la République :

  • il reconnaît qu’il y a des individus humains dont la « dianoia» (la pensée ou l’intelligence) est de faible niveau et qu’ils sont peu dignes de faire partie de la communauté humaine ; mais par leur vigueur corporelle ils sont aptes aux gros travaux ; il est donc normal qu’ils vendent l’emploi de leur peine contre un salaire (Rép. II 371 de).
  • Il ne faut pas soigner mais laisser mourir les malades incurables, et il faut mettre à mort les criminels endurcis : « … on laissera mourir ceux qui ont le corps malsain, et ceux qui ont l’âme perverse par nature et incorrigible, on les mettra à mort » (Rép. III 409 e – 410 a).

Þ En raisonnant comme SW on pourrait dire que Platon approuve la position sociale inférieure de certains hommes, et qu’il est pour l’euthanasie et pour la peine de mort, donc qu’il ne respecte pas la vie humaine. Ces mauvaises pensées doivent avoir des ramifications avec toutes les autres pensées de Platon Þ Il ne faut donc pas du tout se référer à Platon.

 

            Cette réprobation abrupte de Saint Thomas (et d’Aristote en amont et de Maritain en aval) peut être difficile à accepter et à accueillir pour quelqu’un qui a commencé à étudier la pensée de Saint Thomas il y a cinquante ans et qui pendant des dizaines d’année d’enseignement s’est appliqué à enseigner aussi bien Aristote que Platon ; c’est précisément mon cas !

            Voilà pourquoi je vous disais en commençant que la pensée religieuse de SW est difficile non seulement à recueillir, mais aussi à accueillir.

            C’est pourtant ce que je vais m’efforcer de faire avec vous ce soir, en ayant la ferme volonté de bien pratiquer ce que SW estimait plus que tout, à savoir la vertu de probité intellectuelle.

Je vous remercie de bien vouloir faire preuve d’indulgence si vous estimez que je faillis à cet engagement.

 

Pas d’exhaustivité, bien sûr, mais choix de points fondamentaux à expliciter et même à confronter avec d’autres approches possibles.

 

ANNONCE DU PLAN :

 

I – LA TRINITE

II – LA CREATION

III – L’INCARNATION ET LA PASSION

IV – INDIFFERENCE AU FUTUR ET REPULSION POUR LE NOUS.

 

 

 

Ière partie : LA TRINITE.

 

A/ Problématique de l’amitié et de l’égalité.

 

            1) Le Père Perrin (op. cit. pp. 100-101) : « J’avais le texte de ma thèse de lectorat en théologie sur l’intention de Dieu de se faire aimer (…) où, partant de la Trinité comme mystère d’Amitié, je m’appliquais à comprendre comment cet amour devient désir d’être aimé et effusion d’amour parmi ses enfants. Texte trop scolaire qui ne pouvait se partager qu’à l’intérieur d’une relation amicale, et qui retint l’attention de Simone. »

 

            2) L’effort pour penser la Trinité à partir de l’Amitié est constamment présent chez SW.

Þ Nécessité de préciser les liens entre l’amitié d’une part, et l’égalité, ainsi que l’inégalité, d’autre part.

 

            3) Le refus du lien entre l’amitié et l’égalité établi par Saint Thomas à la suite d’Aristote.

           

Voici ce qu’écrit Simone Weil dans La connaissance surnaturelle :

           

« Saint Thomas d’Aquin, commentaires sur l’Ethique d’Aristote, VIII, 7, cité par Maritain :

            L’amitié… ne peut pas exister entre des êtres trop distants les uns des autres. L’amitié suppose que les êtres sont rapprochés les uns des autres et sont parvenus à l’égalité entre eux. Il appartient à l’amitié d’user d’une manière égale de l’égalité qui existe déjà entre les hommes. Et c’est à la justice qu’il appartient d’amener à l’égalité ceux qui sont inégaux : quand cette égalité est atteinte, l’œuvre de la justice est accomplie. Et ainsi l’égalité est au terme de la justice, et elle est au principe et à l’origine de l’amitié ».

            Amicitia est quaedam unio sive societas amicorum, quae non potest esse inter multum distantes, sed oportet quod ad aequalitatem accedant. Unde ad amicitiam pertinet aequalitate jam constituta ea aliqualiter uti ; sed ad justitiam pertinet inaequalia ad aequalitatem reducere. Aequalitate autem existente cessat justitiae opus. Et ideo aequalitas est ultimum in justitia, sed primum in amicitia. » (Corpus thomisticum §74335)

            C’est absolument le contraire du christianisme. Comment est-ce que ces gens-là croient qu’ils sont chrétiens ?

            On pourrait leur demander si la justice a amené l’homme et Dieu à égalité avant qu’il puisse y avoir union d’amour. Si le Samaritain n’a pas eu un mouvement d’amitié vers l’homme tombé aux mains des voleurs. Comment ne le voit-on pas ?

            Les Pythagoriciens disaient : « L’amitié est une égalité faite d’harmonie » et « il y a harmonie entre les choses qui ne sont pas semblables, ni de même nature, ni de même rang… » L’amitié est l’égalité qui résulte de la médiation.

            « L’amour… fait les égalités et ne les cherche pas » (Rotrou).

            Si Maritain, saint Thomas et Aristote avaient raison, comment le Christ aurait-il jamais pu nommer les disciples ses amis ?

            « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique ».

            Tout le christianisme est absolument contraire à cette pensée. » (CS p. 327-328)

 

            = Indignation véhémente de SW !!

 

            Mais elle semble ignorer la distinction que fait Aristote entre deux types d’activité :

  • la kinesis: mouvement qui fait passer une réalité d’un état à un autre, ou d’un point à un autre ; ce mouvement est finalisé par autre chose que lui-même : il a un but, qui est aussi une fin ; une fois le but atteint, l’activité cesse. Exemple : l’apprentissage d’une langue, qui fait passer de l’ignorance au savoir ou à la maîtrise. Þ on ne peut pas apprendre une langue et l’avoir apprise, on ne peut pas construire la maison et l’avoir construite.
  • L’energeia : l’activité comme mise en œuvre d’une faculté, sans finalité externe, et qui peut se prolonger indéfiniment. Ainsi, on peut parler une langue, entretenir une conversation indéfiniment, de même que l’on peut habiter la maison tout les jours de sa vie…

Or l’amitié dont parle Aristote, et qui présuppose l’égalité ou l’égalisation si cela est nécessaire, ne relève pas de la kinesis, mais de l’energeia : il s’agit de partager avec l’ami ce que l’on est, et ce que l’on vit.

Ainsi porter secours au blessé rencontré sur le bord de la route et lui prodiguer des soins pour lui faire recouvrer la santé, relève de la kinesis ; mais lui proposer ensuite, une fois rétabli, de faire ensemble une promenade en montagne, cela relève de l’energeia.

Pour Saint Thomas, la création, l’incarnation et la rédemption (Dieu qui donne son Fils pour sauver le monde), tout cela relève de la kinesis ; mais celle-ci a une fin, qui est bien une certaine égalisation (par la grâce sanctifiante) pour nous permettre « d’être saints et immaculés en sa présence dans l’amour – en agapè » (Ephésiens 1,4)

 

 

            Apparemment SW n’a pas vu cela : elle ne veut connaître que les Pythagoriciens qui lient l’amitié à l’harmonie et l’harmonie à l’inégalité.

 

 

B/ L’amitié dans et par l’égalité grâce à la médiation de la moyenne proportionnelle.

 

  1. Références au pythagoricien Philolaos : cf. deux citations souvent reprises.

 

a/ « L’harmonie est l’unité d’un mélange de plusieurs, et la pensée unique de pensants séparés ».

b/ « L’amitié est une égalité faite d’harmonie ».

 

Þ « Ces deux formules combinées seraient un point de départ parfait pour un théologien qui voudrait parler de l’amour dans la Trinité ». (SG 165)

 

 

  1. Harmonie et proportion = une égalité de rapports entre des contraires.

 

a/ Les pythagoriciens : comment obtenir de l’égalité à partir de grandeurs inégales ?

Þ établir une égalité de rapports grâce à un moyen terme, un intermédiaire, ou un médiateur.

Exemple : 1/3 = 3/9

1 et 9 sont les deux extrêmes ou les deux contraires, et 3 est la moyenne géométrique, le moyen terme qui permet l’égalisation.

 

b/ La capacité d’égalisation et donc d’unification de l’harmonie sera d’autant plus grande que les termes seront plus distants, plus opposés : ce sont des contraires.

 

Exemple mécanique (de mon invention) : deux objets, reliés par un élastique Þ la tension unificatrice ou unifiante entre eux deux sera d’autant plus grande qu’ils seront plus éloignés.

 

C/ Application à la Trinité.

 

« Si on interprète la définition de l’amitié comme une égalité faite d’harmonie au moyen de la définition de l’harmonie comme la pensée commune des pensants séparés, c’est la Trinité même qui est l’amitié par excellence » (SW, Commentaires de textes pythagoriciens, Œuvres Gallimard, p. 602)

 

  1. Comment appliquer à la Trinité les éléments constitutifs de l’harmonie ?

 

1 – Simone Weil voit deux approches possibles :

 

a/ Première approche : L’égalité est l’égalité entre un et plusieurs, entre un et deux : le premier couple de contraires.

Selon Philolaos, l’un est la première origine, et l’unité est le premier composé ; cette unité, c’est Hestia, le foyer central, le feu central. Et le feu correspond toujours au Saint Esprit.

Þ Cela constitue la Trinité :

  • L’un = le Père
  • Le plusieurs (le nombre, second terme de l’opposition) = le Fils
  • L’unité unificatrice des deux contraires : le Saint Esprit.

    

     b/ Deuxième approche : Dans toute pensée humaine, il y a trois termes :

  • un sujet qui pense (= une personne)
  • un objet pensé
  • la pensée elle-même qui est le contact des deux

Or Dieu n’est pas une chose, mais une pensée pensante Þ les trois termes doivent être présents dans la pensée divine.

Mais la dignité divine exige que ces trois termes soient chacun une personne, quoiqu’il y ait un seul Dieu Þ ce que Dieu pense est encore un être qui pense. C’est pourquoi on dit que c’est le Fils, ou l’Image ou la Sagesse de Dieu.

 

« Le Christ est médiateur entre les hommes et le Père, entre le Père et l’Esprit. Dans la Trinité il est l’objet, et l’objet est médiateur entre le sujet et l’acte, quoi qu’on puisse aussi se représenter la relation autrement. La chose aimée est médiatrice entre mon amour et moi. Quand nous aimons Dieu, le Père à travers nous aime le Fils. Car Dieu objet c’est le Fils. Il est médiateur entre le Père et son Amour ».(CS 87)

 

 

 

 

– 2 – Mais où est la moyenne géométrique, la médiation ?

       Qu’est-ce qui correspond au « 3 » dans la proportion : 1/3 = 3/9 ?

a/ Dans la première approche, si le Fils est le plusieurs, il est le deuxième terme du couple de contraires, et la moyenne géométrique doit être l’Esprit. Mais alors le Fils n’est pas le médiateur. Il n’est pas le 3, mais le 9.

b/ Dans la seconde approche, le Fils est l’objet de la pensée du Père et il est lui-même un sujet pensant. Nous pourrions considérer que la médiation entre le sujet pensant et son objet pensé serait la pensée elle-même (nous estimons habituellement que l’acte de voir, la vision en acte, est l’intermédiaire entre le sujet voyant et l’objet qui est vu).

Mais SW nous dit que c’est l’objet qui est médiateur entre le sujet et son acte ; que l’objet soit condition de l’acte du sujet, oui, car sans objet l’acte ne peut avoir lieu ; mais peut-on dire que c’est par l’objet que l’acte se trouve rattaché au sujet qui pose cet acte ?

 

– 3 – On pourrait faire état d’autres approches qui ne clarifient pas les choses :

SW découvre dans le Timée une correspondance avec la Trinité, ou du moins une     trinité :

  1. L’ouvrier : le Père
  2. L’âme du monde : le Fils
  • Le Modèle : l’Esprit

 

Ou encore ce qu’elle appelle la « trinité d’Héraclite » (Cf. PSO, p. 59):

i.Zeus

ii.Le Logos

iii.Le Feu céleste

 

  1. Malgré ce flottement dans les attributions trinitaires, SW maintient la place centrale de la médiation, de la moyenne géométrique, de l’harmonie, en Dieu d’abord, puis dans tous les degrés du réel :

 

« Dieu médiation entre Dieu et Dieu, Dieu et l’homme, l’homme et l’homme. Unique harmonie ».

« Dieu médiateur entre – Dieu et Dieu

  • Dieu et l’homme
  • L’homme et l’homme
  • Dieu et les choses
  • Une chose et une chose
  • Moi et moi.

Dieu est médiation, et en soi tout est médiation divine. Analogiquement, pour la pensée humaine tout est rapport, logos. Le rapport est la médiation divine. La médiation divine est Dieu. » (CS 32 et 34).

 

On voit que pour Simone Weil c’est la médiation entre Dieu et la matière par le biais du nombre, de la moyenne proportionnelle, qui introduit dans le monde l’ordre et la nécessité : présence de la Limite dans l’Illimité (Peras et Apeiron). D’où une cascade d’oppositions entre contraires et de médiations unificatrices :

            Premier couple de contraires : un et plusieurs (Trinité)

            Deuxième couple de contraires : limite et illimité (création)

Amitié entre Dieu et l’homme. Harmonie comme moyenne proportionnelle. Médiation. (Jésus, moyenne proportionnelle entre Dieu et l’homme).

Amitié entre hommes. Christ médiateur entre les hommes.

« Nous », sentiment collectif, fausse amitié, sans harmonie, car là les termes sont de même espèce, de même racine, de même rang. (cf. CS 30 et 31) – Sur cette répulsion à l’égard du « nous », voir infra p. 17.

           

« Harmonie dans les choses : 1) entre les choses et Dieu 2) entre les choses. Dans les deux cas, la médiation est la limite, qui est aussi logos et arithmos. Choses, hommes comme êtres naturels (y compris moi) « (CS 32).

 

            Þ SW assimile le logos au rapport, au nombre et elle critique l’usage du terme Verbe : « Au lieu de Verbe, il faudrait toujours traduire Logos par Médiation »(SG 162).

Elle donne une traduction du Prologue de Jean en traduisant systématiquement Logos par Médiation.

« En Grèce, arithmos, logismos, logos, étaient des synonymes…au lieu de nombre on pourrait en utilisant notre langage qui d’ailleurs est mauvais dire Verbe… Ainsi la Médiation divine, par descente analogique, pénètre tout. Elle unit Dieu à Dieu, Dieu au monde, le monde à lui-même ; elle constitue dans tous les domaines la réalité. Tout cela se trouve exprimé dans l’unique terme de Logos comme nom de la seconde personne de la Trinité… ainsi logos, arithmos, geometria, harmonia, tout cela désigne la Médiation. Ces rapprochements peuvent sembler arbitraires, mais ils mettent une cohérence et une intelligibilité parfaite dans des textes qui sauf erreur, n’en peuvent trouver d’aucune autre manière. Il n’y a pas d’autres criterium pour la reconstitution d’une mosaïque dispersée en fragments » ( CS 168-169).

 

            Þ Cette conception de l’amitié comme égalisation et unification des inégalités conduit à faire de la distance et de la séparation une condition fondamentale de l’amitié puisque l’amitié est harmonie, et que « la plus belle harmonie (réside dans un) maximum de séparation et d’unité » (CS 30-31).

            Aussi entre Dieu et Dieu, entre le Père et le Fils, l’amitié n’est pas à son maximum, puisque l’harmonie n’est pas la plus belle possible, aussi longtemps qu’entre le Père et le Fils n’aura pas été établi un maximum de séparation : l’amour constitutif de Dieu en Dieu et par rapport à Dieu lui-même ne trouve son complet achèvement que dans la passion et dans la mort sur la croix, avec le cri du malheur extrême : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

            Aussi Simone Weil reprend souvent la séquence : Trinité, création, incarnation, passion. C’est la clef de sa pensée religieuse et de sa mystique de la croix. C’est aussi la clef de la fascination qu’exerce sur elle l’eucharistie : elle y voit une continuation de la passion, un prolongement de la kénose divine.

            Le pourquoi de la création, de l’incarnation et de la passion, (cf. PSO, p.36), ce n’est pas l’existence humaine et le salut des hommes, c’est l’accomplissement de l’amour de Dieu en Dieu grâce à un éloignement maximum :

            « La raison suprême pour laquelle le Fils de Dieu a été fait homme, ce n’est pas pour sauver les hommes, c’est pour témoigner pour la vérité.

            Témoigner que l’amour entre le Père et le Fils est plus fort que la distance entre le Créateur et la créature. Que la pensée des penseurs séparés est une.

            Pour témoigner pour la vérité. Quelle vérité ? Il n’y a qu’une vérité qui vaille la peine d’être l’objet d’un témoignage. C’est que Dieu est Amour. Le Fils est séparé du Père pour témoigner qu’ils s’aiment. Témoigner devant qui ? Devant eux-mêmes. Dieu témoigne devant Dieu qu’il aime Dieu »(CS 201)

 

            « Dieu se produit, se connaît soi-même parfaitement (…). Mais avant tout Dieu est amour. Avant tout Dieu s’aime soi-même. Cet amour, cette amitié en Dieu, c’est la Trinité. Entre les deux termes unis par cette relation d’amour divin, il y a plus que proximité, il y a proximité infinie, identité. Mais par la Création, l’Incarnation et la passion, il y a aussi une distance infinie. La totalité de l’espace, la totalité du temps, interposant leur épaisseur, mettent une distance infinie entre Dieu et Dieu » (AD 1209)

 

D/ Appréciation et confrontation.

 

  1. Flottement des attributions en Dieu: cf. supra.

A quoi et surtout à qui correspond exactement la moyenne proportionnelle ? Est-ce le Fils ou est-ce l’Esprit ? Et pourquoi pas le Père ? Il est curieux qu’à ma connaissance SW ne cite pas explicitement un passage du Timée de Platon où il est dit que si l’on prend les trois termes d’une proportion comme 1/3 = 3/9, « le moyen peut prendre la place du premier et du dernier, le dernier et le premier à eux deux la place du moyen ; tous de la sorte, c’est une conséquence nécessaire, ont un rôle équivalent, et étant équivalents dans leurs mutuelles relations, à eux tous ils feront une unité. »(Platon, Timée 32 a).

Donc, si 1/3 = 3/9, il s’ensuit que l’on peut aussi écrire : 3/1 = 9/3.

Peut-on dire que dans la Trinité, les personnes sont équivalentes et qu’elles peuvent permuter, le Fils devenant le Père du Père, etc. ? Certes, non.

 

  1. Confusion entre les appropriations et les attributions essentielles.

Présentation des personnes divines comme se complétant les unes les autres, pour à elles trois composer le tout de la réalité divine : l’unité, l’un, et le plusieurs, la pluralité se combinant pour former par l’unité de ces contraires le tout de la réalité divine.

Justement les trois personnes de la trinité ne sont pas les parties ou les éléments d’un tout, et au sens strict elles n’ont pas besoin l’une de l’autre. Certes on parle du Verbe comme Sagesse du Père et de l’Esprit comme Amour. Mais cela ne signifie pas que le Père ne se connaît, ne se pense et n’est sage que par le Fils ; car si tel était le cas cela signifierait que le Père ne serait pas vraiment Dieu sans le Verbe ou le Fils. Cf. Saint Augustin, De Trinitate Livre VII.

 

  1. Ignorance de la gratuité dans la génération du Verbe.

SW se donne d’emblée des couples de contraires : l’un et le multiple, la limite (ou le limitant) et l’illimité. C’est bien ce que fait Platon. Mais il présente aussi d’autres couples de contraires, comme l’être et le non-être, le même et l’autre, le repos et le mouvement (cf. Sophiste) dont SW ne fait aucun usage, à ma connaissance. Et la question reste toujours posée de la genèse des Idées les unes à partir des autres sur le mode de la participation.

Si l’on prend comme premier couple l’un et le multiple, et qu’on les pose comme deux contraires, à égalité, l’un en face de l’autre, on ne saisit pas pourquoi ni comment le multiple vient de l’un.

 

Selon la théologie traditionnelle la génération du Fils peut être comprise sur le mode de la conception du verbe mental dans la pensée. Cela a été particulièrement approfondi par Augustin et par Thomas d’Aquin dans leurs traités sur la Trinité.

Mais il est frappant que plus Saint Thomas développe l’analogie entre le Verbe en Dieu et notre propre verbe mental, plus il éclaircit le comment, et moins il répond au pourquoi.

En effet chez un sujet créé, et fini, comme l’être humain, il n’y a pas adéquation entre l’être et la pensée, ni entre la pensée en acte et l’universalité du pensable : il faut qu’une actualisation se fasse, une sorte de découpage, par lequel le contenu d’abord en puissance est actualisé, et ainsi peut jouir de la présence.

Mais en Dieu rien n’est en puissance, rien n’est seulement virtuel, et son être et sa pensée sont parfaitement en acte, dans une équivalence totale. La génération du Verbe en Dieu est donc inutile, elle ne sert à rien, elle est pure gratuité, totale générosité.

Cf. Jacques 1,17 : « Tout don excellent, tout donation parfaite vient d’en-haut et descend du Père des lumières chez qui n’existe aucun changement, ni l’ombre d’une variation ».

 

  1. d) Méfiance envers le Logos-Parole.

SW répugne à traduire Logos par Parole ; elle préfère rapport, moyenne géométrique, nombre, harmonie, mathématique…Cela a deux conséquences au moins

 

a/ Elle tourne le dos à l’idée d’une parole qui engage, sous la forme d’une promesse.

Etre vrai = être fidèle. Or cette conception est fondamentale dans la Bible juive et chrétienne.

Nous verrons tout à l’heure que cela conduit à négliger les promesses qui concernent la vie après la mort et l’eschatologie.

     

b/ Cela lui ôte la possibilité de faire une démarche à la fois analogique et anagogique entre la parole humaine et le mystère de la Trinité.

Voici cette démarche librement inspirée de Saint Augustin et de Saint Thomas.

 

Comment comprendre qu’il n’y ait qu’un seul Dieu (monothéisme strict) et que pourtant ils sont trois à être Dieu (trois personnes ou hypostases, c’est-à-dire trois sujets ou « suppots ») ? Il n’y a qu’une seule ousia divine, une seule substance ou essence, c’est-à-dire un seul acte d’existence, de pensée et d’amour, et pourtant ils sont trois à exercer cet unique acte d’existence infinie.

 

Que se passe-t-il lorsque nous prenons la parole ? On peut supposer que nous avons quelque chose à dire, un message dont le contenu a une certaine consistance, donc une réalité qui le distingue d’un autre contenu. Mais pour qu’il y ait un acte de parole, il faut qu’il y ait une intention de signifier, de produire au jour le message. Les paroles que je profère vont être commandées par l’intention de signifier le contenu du message. Et c’est toujours le même et unique contenu qui est ainsi exprimé. Une fois le discours achevé, je reprends ce qui a été exprimé pour le comparer avec le contenu de l’intention de signifier. S’il y a un écart, c ‘est ou bien parce que l’intention de signifier ne s’est pas accomplie parfaitement, ou bien parce que l’expression a été déficiente. C’est ce qui peut me conduire à vouloir compléter ou rectifier l’énonciation du message. Mais s’il y a une parfaite correspondance entre le contenu qui habitait l’intention de signifier originelle, et le contenu qui a été effectivement déposé dans l’expression signifiante, alors il y a reconnaissance d’une parfaite égalité, donc unité, due au fait que l’intention signifiante n’a rien caché, rien réservé par devers elle, et que l’expression a été parfaitement accueillante, sans rien détourner ou modifier de ce qui lui a été donné.

Nous voyons que cette analogie anagogique peut nous aider dans l’approche du mystère de la Trinité. Le contenu dont l’unité et l’unicité sont absolues et nullement multipliées par quoi que ce soit, c’est l’ousia divine, l’unique actualité d’existence ; l’intention signifiante qui donne, et qui donne tout sans rien retenir pour soi, mais sans rien perdre non plus, car il ne s’agit pas d’un de ces biens que l’on ne peut donner qu’en s’en séparant, c’est le Père celui qui est à l’origine de tout sans avoir lui-même d’origine ; l’expression qui provient tout entière de l’intention de signifier et qui reçoit tout sans rien déformer ni altérer, c’est le Fils qui reçoit tout du Père en demeurant parfaitement obéissant et reconnaissant ; et l’adéquation, la reconnaissance de l’égalité parfaite qui résulte de l’acte du Père en tant qu’il engendre et de l’acte du Fils en tant qu’il est engendré et donc reçoit tout du Père, c’est l’Esprit Saint, qui ainsi procède du Père et du Fils, du fait même que le Père est parfaitement père et que le Fils est parfaitement fils.

On voit qu’aucune des trois personnes n’est médiatrice au sein de la Trinité. Il n’y a pas de distance à combler, ni à creuser, pour que Dieu soit parfaitement Dieu, et que Dieu soit Amour.

 

 

IIème partie : LA CREATION.

 

A/ Le renoncement divin.

 

  1. a) Pour que la créature autre que Dieu puisse exister, il a fallu que Dieu renonce à être le tout de la réalité.

 

            « Dieu n’a pu créer qu’en se cachant. Autrement il n’y aurait que lui » (PG 89)

 

            « Il existe une force « déifuge ». Sinon tout serait Dieu » (PG 82)

 

            « Renoncement. Imitation du renoncement de Dieu dans la création. Dieu renonce – en un sens – à être tout. Nous devons renoncer à être quelque chose. C’est le seul bien pour nous. »(PG 82).

 

            « La Création est de la part de Dieu un acte non pas d’expansion de soi, mais de retrait, de renoncement. Dieu et toutes les créatures, cela est moins que Dieu seul. Dieu a accepté cette diminution. Il a vidé de soi une partie de l’être. Il s’est vidé déjà dans cet acte de sa divinité ; c’est pourquoi Saint Jean dit que l’Agneau a été égorgé dès la constitution du monde. Dieu a permis d’exister à des choses autres que Lui et valant infiniment moins que Lui. Il s’est par l’acte créateur nié lui-même, comme le Christ nous a prescrit de nous nier nous-mêmes.. Dieu s’est nié en notre faveur pour nous donner la possibilité de nous nier pour Lui. Cette réponse, cet écho, qu’il dépend de nous de refuser, est la seule justification possible à la folie d’amour de l’acte créateur ». (AD 131-132)

 

            « Déjà avant la Passion, déjà par la Création, Dieu se vide de sa divinité, s’abaisse prend la forme d’un esclave » (CS 14)

 

            « La Création, la Passion, l’eucharistie – toujours ce même mouvement de retrait. Ce mouvement est l’amour » (CS 26)

            Autrement dit l’amour comme processus d’égalisation ou harmonie instituant l’égalité ne consiste pas tant à élever l’autre pour le mettre à notre niveau, qu’à s’abaisser soi-même pour permettre à l’autre de se relever, de croître et de pouvoir se renoncer à son tour.

 

  1. b) Le tsimtsum de l’ancienne kabbale. Cf. Isaac Luria – XVIème siècle.

D’après cette doctrine, le champ du réel était, à l’origine, occupé tout entier par Dieu, qui s’en est retiré, produisant un champ libre dans lequel il pouvait procéder à la création. C’est en somme dans les interstices, voulus par Dieu vides de lui-même, que l’homme a pris son origine.

SW a-t-elle connu cette doctrine ? Rien ne le dit.

En tous les cas les conclusions qu’elle en tire – et en particulier la « décréation » – sont opposées à celles de la kabbale ; car pour les kabbalistes, le tsimtsum n’est que la première phase d’une double opération : le retrait, action de Dieu, est suivi aussitôt par le tikkun (ou réparation). Les deux aspects sont inséparables. En effet, l’univers a été dégradé par le retrait de Dieu. Il est jonché de débris (les kliphot), les étincelles de Dieu se sont dispersées. La matière doit être recréée, pas décréée, à partir du chaos originel produit par le tsimtsum.

C’est l’homme – agent irremplaçable – qui doit rassembler les débris et réparer l’univers. Les initiés produiront cette restauration de l’ordre primordial par leur rectitude morale et un rôle particulier est dévolu à Israël dans la collecte des étincelles éparses de la présence de Dieu. On voit même la kabbale qui est une mystique, justifier la dispersion politique des juifs par cette mission sacrée : les juifs sont à la recherche des étincelles, par conséquent on trouvera des juifs partout.

Même l’espoir messianique est réinterprété par la kabbale dans la perspective du tikkun. C’est la réparation de l’univers par l’homme qui apportera la rédemption et aboutira à l’ère messianique. Et pour Luria, le messie n’aura même en rien contribué à une situation entièrement faite de main d’homme. Il ne sera que le co-signataire d’une charte de la libération, écrite et acquise par la créature. » (Ginievski p.121-122)

 

c/ Cette conception de la création reposant sur un retrait de Dieu, donc la création du fini impliquant une autolimitation de l’infini, supposerait que le fini et l’infini puissent se limiter réciproquement, l’un devant nécessairement céder sa place pour que l’autre puisse trouver la sienne. Mais le fini et l’infini ne font pas nombre : l’être divin ne peut pas appartenir à un genre dont la créature serait l’autre espèce, l’une et l’autre espèce devant se partager un même espace existentiel en se limitant réciproquement.

 

On peut concevoir la création comme étant un don généreux, parfaitement gratuit qui ne suppose aucune perte ni diminution de la part du donateur : cf. nombreux textes de Saint Thomas.

« Amor Dei est infundans et creans bonitatem in rebus » (Ia q 20 a 2 c)

ð « L’amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les choses ».

« Ipse solus maxime liberalis est : quia non agit propter suam utilitatem sed solum propter suam bonitatem » (Ia q. 44 a. 4 ad 1um)

ð « (Dieu) lui-même seul est libéral (= généreux) au plus haut point, puisqu’il n’agit pas pour son utilité, mais seulement en raison de sa bonté »

« Deus non quibusdam solum bonitatem suam communicat, sed omnibus » (Ia q. 19 ad 1um).

ð « Dieu ne communique pas sa bonté seulement à quelques uns, mais à tous ».

 

Cette conception plus classique de la création permet de la situer dans le prolongement de la génération éternelle du Verbe ; le Dieu créateur donne l’être à la créature sans rien perdre de lui-même, tout comme le Père engendre le Fils-Verbe, sans rien perdre de sa divinité et de sa paternité. Sinon il faudrait dire que le Père doit se séparer de sa divinité pour la communiquer au Fils. Mais il ne faut pas confondre Dieu le Père et le roi Lear !

 

Cette conception traditionnelle de la création permet aussi de comprendre l’action humaine,

– non pas comme un renoncement ( « Nous devons renoncer à être quelque chose. C’est le seul bien pour nous » – PG 82 ; « Nous participons à la création du monde en nous décréant nous-mêmes » – PG 83 ; « Une fois qu’on a compris qu’on n’est rien, le but de tous les efforts est de devenir rien. C’est à cette fin qu’on souffre avec acceptation, c’est à cette fin qu’on agit, c’est à cette fin qu’on prie » – PG 84),

– mais comme une participation positive à l’œuvre divine.

Cf. Saint Thomas, Ia q. 103, a. 6 c : « Major autem perfectio est quod aliquid in se sit bonum et etiam sit aliis causa bonitatis quam si esset solummodo in se bonum. Et ideo sic Deus gubernat res ut quasdam aliarum in gubernando causas instituat : sicut si aliquis magister discipulos suos non solum scientes faceret, sed etiam aliorum doctores ».

ð « La perfection est plus grande lorsqu’une chose qui est bonne en soi cause aussi la bonté pour les autres,que si cette chose est seulement bonne en soi. Et c’est pourquoi Dieu gouverne les choses en un instituant certaines comme causes des autres : comme si un maître non seulement rendait ses disciples savants, mais faisait en sorte qu’ils soient aussi docteurs pour en instruire d’autres ».

Ad 2um : « Si solus Deus gubernaret, subtraheretur perfectio causalis a rebus, unde non totum melius fieret per unum quod fit per multa ».

ð « Si Dieu seul gouvernait (le monde), cela priverait les choses de la perfection de cause, et du coup le meilleur tout ne serait pas produit par un seul plutôt que par plusieurs ».

 

B/ La nécessité et le consentement.

 

Pour que l’ensemble de la réalité matérielle puisse avoir une vraie consistance il faut que tous les phénomènes soient enchaînés par des liens solides et rigoureux de telle sorte que tout se déroule nécessairement de manière mécanique et même mathématique.

Ainsi toute réalité créée est un mixte de limite et d’illimité. La limite est l’intermédiaire, la médiation entre Dieu et la matière qui d’elle-même est indéterminée comme l’élément primordial (l’eau). Cette limite, c’est le nombre, donc le Christ. Tout ce qui se produit dans le monde se produit nécessairement et est voulu par Dieu qui fait briller le soleil ou tomber la pluie sur les bons comme sur les méchants.

Þ Perfection du Père des cieux et providence impersonnelle à l’égard de toute réalité indistinctement.

 

Cet ordre inflexible qui enchaîne tous les processus, psychiques aussi bien que physiques, nous pouvons le subir ou nous révolter contre lui parce que cela nous fait souffrir. Mais il faut le vouloir et l’aimer parce que Dieu l’a voulu : c’est l’amor fati.

 

C’est le consentement qui concourt à la décréation : il faut renoncer à dire Je pour dire Oui à tout l’ordre de l’univers. Il faut abdiquer librement les prétentions du Je à s’auto-affirmer dans une benoîte assurance de soi-même.

Sur ce thème du consentement, cf. L’attitude du Christ qui est l’Amen de Dieu, le Oui parfait.

            Cf. Apocalypse 1,5 : « Jésus-Christ, le témoin fidèle, le Premier né d’entre les morts ».

            Apoc. 3,14 : « Ainsi parle l’Amen, le Témoin fidèle et vrai, le Principe des œuvres de Dieu ».

            S.W écrit : « Se vider de sa fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du monde, discerner tous les points du monde comme étant des centres au même titre et le véritable centre comme étant hors du monde, c’est consentir au règne de la nécessité mécanique dans la matière et du libre choix au centre de chaque âme. Ce consentement est amour. » (AD 148)

 

Un tel consentement ne peut pas être naturel, il est « surnaturel », c’est Dieu qui descend vers nous pour nous attirer à lui. Cf. L’exemple du naufragé ballotté par les flots et auquel on lance un cordage Þ le saisir pour surnager et ne pas couler.

« Dieu seul est la force ascendante, et il vient quand on le regarde. Le regarder, cela veut dire l’aimer. Il n’y a pas d’autre relation entre l’homme et Dieu que l’amour. Mais notre amour pour Dieu doit être comme l’amour de la femme pour l’homme, qui n’ose s’exprimer par aucune avance, qui est seulement attente. Dieu est l’Epoux, et c’est à l’époux à venir vers celle qu’il a choisie, à lui parler, à l’emmener. La future épouse doit seulement attendre.

Le mot de Pascal « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » n’est pas la véritable expression des rapports entre l’homme et Dieu. Platon est bien plus profond quand il dit : « Se détourner de ce qui passe avec toute l’âme ». L’homme n’a pas à chercher, ni même à croire en Dieu. Il doit seulement refuser son amour à tout ce qui est autre que Dieu. Ce refus ne suppose aucune croyance. Il suffit de constater ce qui est une évidence pour tout esprit, c’est que tous les biens d’ici-bas, passés, présents ou futurs, réels ou imaginaires, sont finis et limités, radicalement incapables de satisfaire le désir d’un bien infini et parfait qui brûle perpétuellement en nous. Cela, tous le savent et se l’avouent plusieurs fois en leur vie, un instant, mais aussitôt ils se mentent afin de ne plus le savoir, parce qu’ils sentent que s’ils le savaient ils ne pourraient plus vivre. Et ce sentiment est juste, cette connaissance tue, mais elle inflige une mort qui conduit à une résurrection. Cela, on ne le sait pas d’avance, on pressent seulement la mort ; il faut choisir entre la vérité et la mort ou le mensonge et la vie. Si on fait le premier choix, si on s’y tient, si on persiste indéfiniment à refuser de mettre tout son amour dans les choses qui n’en sont pas dignes, c’est-à-dire dans toutes les choses d’ici-bas sans exception, cela suffit. Il n’y a pas de question à se poser, de recherche à faire. Si un homme persiste dans ce refus, un jour ou l’autre Dieu viendra à lui » (PSO pp. 42 et 43).

 

 

C/ La beauté du monde.

 

« La beauté du monde n’est pas un attribut de la matière en elle-même. C’est un rapport du monde à notre sensibilité… ce que nous éprouvons de cette beauté a été destiné à notre sensibilité humaine. La beauté du monde est la coopération de la Sagesse divine à la création. Dieu a créé l’univers, et son Fils, notre frère premier-né, en a créé la beauté pour nous. La beauté du monde, c’est le sourire de tendresse du Christ pour nous à travers la matière. Il est réellement présent dans la beauté universelle. L’amour de cette beauté procède de Dieu descendu dans notre âme et va vers Dieu présent dans l’univers. C’est aussi quelque chose comme un sacrement » (AD 153-154).

 

Mais le Christ ne vient pas seulement à nous à travers la beauté du monde dans la création ; il est venu lui-même dans le monde, il s’est incarné et il a souffert la passion.

 

 

IIIème partie : INCARNATION ET PASSION.

 

A/ Révélation et incarnation : unité et multiplicité.

 

  • La révélation n’a pas été réservée à un seul peuple (le peuple juif) – au contraire.

 

Þ Dans toutes les traditions, orientales et grecques il y a des éléments de révélation.

Cf. principalement La lettre à un religieux.

 

  • L’incarnation n’est peut-être pas un fait unique: elle a pu déjà avoir lieu en de nombreuses époques et en bien des endroits. Il n’y a rien de certain., et ce n’est pas à exclure (cf. AD p.251)

 

 

  1. a) Melchisedech et les autres incarnations possibles du Verbe : « Les passages de l’Ecriture (Genèse, Psaumes, saint Paul) concernant Melchisédech prouvent que dès l’aube d’Israël il existait hors d’Israël un service de dieu , une connaissance de Dieu situés sur le plan même du christianisme, et infiniment supérieurs à tout ce qui a jamais été possédé par Israël.

Rien n’interdit la supposition d’un lien entre Melchisédech et les Mystères antiques. Il y a affinité entre le pain et Déméter ; le vin et Dionysos. (…)

Le passage de Saint Paul sur Melchisédech, rapproché de la parole du Christ : « Abraham a vu mon jour », pourrait même indiquer que Melchisédech était déjà une incarnation du Verbe.

En tout cas, il n’est pas certain que le Verbe n’ait pas eu des incarnations antérieurs à Jésus, et qu’Osiris en Egypte, Krishna en Inde n’aient pas été de ce nombre » (LR 989)

  1. b) Eucharistie et présence réelle de Dieu : « On a dû penser dans des temps très anciens qu’il y a présence réelle de Dieu dans les animaux qu’on tue pour les manger ; que Dieu descend en eux pour s’offrir comme nourriture aux hommes (…)

Peut-être qu’à Thèbes en Egypte, il y avait présence réelle de Dieu dans le bélier rituellement sacrifié, comme aujourd’hui dans l’hostie consacrée » (LR 991).

 

B/ Le malheur : le « pourquoi ? » et le silence.

 

  • Ce qu’est le malheur: à bien distinguer de la souffrance ou de la douleur.

 

« Le malheur est inséparable de la souffrance physique, et pourtant tout à fait distinct(…)

 

« Le malheur est un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l’âme par l’atteinte ou l’appréhension immédiate de la douleur physique…

« La pensée fuit le malheur aussi promptement, aussi irrésistiblement qu’un animal fuit la mort

« Il n’y a vraiment malheur que si l’événement qui a saisi une vie et l’a déracinée l’atteint directement ou indirectement dans toutes ses partie, sociales, psychologiques, physiques. Le facteur social est essentiel.

« Le malheur durcit et désespère parce qu’il imprime jusqu’au fond de l’âme, comme avec un fer rouge, ce mépris, ce dégoût et même cette répulsion de soi-même, cette sensation de culpabilité et de souillure, que le crime devrait logiquement produire et ne produit pas… » (AD L’amour de Dieu et le malheur)

« Le malheur n’est pas un état d’âme. C’est une pulvérisation de l’âme par la brutalité mécanique des circonstances… l’homme devient à l’état d’un ver à demi écrasé sur le sol » (ibid).

 

  • Le malheur, une stratégie divine qu’il faut aimer… ?

 

« Le malheur est une merveille de la technique divine. C’est un dispositif simple et ingénieux qui fait entrer dans l ’âme d’une créature finie cette immensité de force aveugle, brutale et froide. La distance infinie qui sépare Dieu de la créature se rassemble tout entière en un point pour percer une âme en son centre.

L’homme à qui pareille chose arrive n’a aucune part à cette opération. Il se débat comme un papillon qu’on épingle vivant sur un album. Mais il peut à travers l’horreur continuer à vouloir aimer… » (AD p. 12O)

« Le malheur est le signe le plus sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c’est le témoignage le plus précieux de sa tendresse. C’est tout autre chose qu’un châtiment paternel. Il serait plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes fiancés s’assurent de la profondeur de leur amour » (Ecrits p. 712)

 

Þ Le malheur ne serait-il qu’un marivaudage un peu excessif ?

SW compare aussi le malheur à ce que l’on éprouve lorsque l’on retrouve un ami qui vient vers nous et peut-être nous sert la main un peu fort… Nous n’y prêtons pas attention, étant totalement pris par la joie des retrouvailles. Est-ce aussi simple et sympathique ? (Ecrits p. 902)

 

  • Le malheur du Christ sur la croix.

 

a/ La mort du Christ en croix serait le summum de l’éloignement entre le Père et le Fils : la séparation maxima qui seule permet à l’amour qui rassemble et égalise de se réaliser.

 

b/ Mais le Christ a souffert, certes, mais a-t-il vraiment connu le malheur ?

  1. a) Le malheur n’est-il pas essentiellement subi ? Or le Christ va volontairement vers sa passion : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jean 10,18 – cf. 14,30 et 19,11)
  2. b) Le malheur implique que l’individu n’a plus aucune raison de s’attacher à la vie, il considère à tort ou à raison qu’il n’a plus rien de bon à attendre. Or le Christ dit lui-même que sa passion va accomplir les prophéties, et il garde toute sa confiance en son Père.

      Þ cf. les 7 paroles du Christ en croix.

  • « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc)
  • « Femme voilà ton fils… Voilà ta mère » (Jean)
  • « En vérité je te le dis aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis » (Luc)
  • « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » (Marc et Matth.)
  • « J’ai soif » (Jean)
  • « Toutes choses sont parfaitement exécutées » (Jean)
  • « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Luc)

Ces 7 paroles ne donnent pas le sentiment d’une désespérance, sauf la 4ème que SW reprend constamment.

Or les commentateurs des Evangiles et des Psaumes soulignent que cette phrase est le premier verset du Psaume 22 (21) qui exprime les souffrances mais aussi les espoirs et la confiance du juste.

 

C/ Enracinement et spiritualisation : universaliser la présence de la croix du Christ.

 

  • Enracinement « céleste »:

SW trouve « monstrueuse cette séparation de la religion et de la vie sociale que même la plupart des chrétiens aujourd’hui trouvent naturelle » (Ecrits 714)

            « Il faut que le christianisme fasse partout couler sa sève dans la vie sociale… »

           

Ces formules peuvent nous faire penser à la présentation par Isaïe de l’ère messianique :

  1. Isaïe 11,9 : « On ne fait plus de mal ni de ravage sur toute ma sainte montagne, car le pays est rempli de la connaissance de Yahvé comme les eaux comblent la mer ».

 

 

2) Le rôle du travail, en raison de sa parenté avec la croix.

 

« L’homme s’est mis hors de l’obéissance. Dieu a choisi comme châtiments le travail et la mort. Par conséquent le travail et la mort, si l’homme les subit en consentant à les subir, constituent un transport dans le bien suprême de l’obéissance à Dieu… « (E 377)

 

« Le travail physique est une mort quotidienne … Mais la mort et le travail peuvent être subis avec révolte ou consentement » (E 378)

 

« Travail manuel. Le temps qui entre dans le corps. Par le travail l’homme se fait matière comme le Christ par l’eucharistie. Le travail est comme une mort » (PG 275)

 

« Les autres activités humaines, commandement des hommes, élaboration de plans techniques, art, science, philosophie, et ainsi de suite, sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle.

Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel » (E 380 = fin du livre)

 

IVème partie : INDIFFERENCE AU FUTUR ET REPULSION POUR LE « NOUS »..

 

Þ Ce que nous pourrions appeler la « ponctualité de Simone Weil » (le point de l’instant présent vaut plus que toute la suite de la ligne du temps, et le sujet individuel, comme le point qui est lui-même sans surface, prime sur le corps social et même ecclésial).

 

A/ Absence de préoccupation du futur : ni fins dernières ni eschatologie.

 

Tout est dans l’instant : l’attention qui est en même temps attente de la venue de Dieu doit se faire dans l’instant, sans chercher à connaître ce qui nous attend.

           

            1) Peu importe ce qui adviendra après la mort de chacun (survie et/ou résurrection).

 

« Le Christ sur la croix et disant « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est la louange parfaite de la gloire de Dieu.

Crier ainsi pendant notre bref et interminable, interminable et bref séjour ici-bas, puis disparaître dans le néant – c’est assez ; que demander davantage ? Si Dieu accorde davantage, c’est son affaire ; nous le saurons plus tard. J’aime mieux supposer que même dans le meilleur des cas Il n’accorde que cela. Car cela est la plénitude de la satisfaction – si seulement, depuis maintenant jusqu’à l’instant de la mort, il pouvait n’y avoir pas d’autre parole en mon âme que ce cri ininterrompu dans le silence éternel »

(CS 86).

 

            2) Peu d’intérêt pour l’eschatologie.

 

« (…) au jour du Jugement dernier, quand la création apparaît à nu sous la lumière de Dieu qui la rend entièrement manifeste, elle est entièrement lumière. Il n’y a plus de mal.

C’est aussi la conception manichéenne.

Le diable et les damnés souffrent pour la perpétuité des temps, mais l’avènement de l’éternité met fin au temps.

Tout est d’ailleurs impénétrable et impensable dans ce domaine ; il vaut mieux ne pas avoir du tout d’opinion là-dessus.

Mais une chose semble certaine. C’est que la maturité du germe divin déposé dans la créature consiste dans l’abolition du mal et l’évanouissement du bien confondu avec Dieu.

Comment ose-t-on prétendre que les âmes bienheureuses sont autres que Dieu, séparées de lui, alors que le Christ nous a donné l’ordre : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Mais les théologiens ont dû le prétendre, parce que si on disait aux gens qu’ils ont à choisir entre l’anéantissement et l’évanouissement en Dieu, ils ne trouveraient pas que la différence est suffisante pour que cela vaille la peine de choisir le bien.

            Au lieu qu’en leur montrant d’un côté le fouet à perpétuité et d’un autre côté une provision inépuisable de morceaux de sucre, on a des enfants dociles de l’Eglise.

            Les méthodes éducatives des maîtres romains avec leurs esclaves – promesses et menaces – projetées après la mort.

            On le voit bien dans le Polyeucte de Corneille. «  Mais dans le ciel déjà la palme est préparée ». Un chien qui saute pour avoir un morceau de sucre.

           

            « Qui est l’esclave que le maître a mis à la tête de sa maison. »

            Dieu a confié à chaque être humain la fonction de traiter les créatures à l’imitation de Dieu.

            « Le maître le mettra à la tête de tout ce qu’il possède ».

            La récompense est bien une identification totale à Dieu. » ( CS pp. 309-310)

 

Ces remarques extraites de la Connaissance surnaturelle peuvent donner lieu à des interrogations :

– Sous prétexte de nier la séparation avec Dieu, l’union à Dieu dans la vision béatifique est conçue comme un « évanouissement en Dieu », ou encore comme une « identification totale à Dieu ». Mais l’imitation de Dieu et l’union à Dieu ne doivent pas être confondues avec une fusion-confusion en Dieu.

– La pédagogie de l’Eglise n’est-elle pas caricaturée quand on la réduit à l’alternative sommaire de la carotte et du bâton ? Le martyr chrétien n’est-il qu’un chien qui saute pour avoir un morceau de sucre ? Une telle comparaison n’est-elle pas injuste et profondément injurieuse, aussi bien envers Etienne, le premier martyr, qu’envers le Père Maximilien Kölbe, et tant d’autres ?

           

3) Ne pas attendre une consolation ou une victoire (ce qui serait consacrer la grandeur de la force).

= Différence avec l’attitude des premiers chrétiens (y compris les martyrs) attendant l’avènement du royaume de Dieu et celle des marxistes attendant la société sans classe.

 

B/ Répulsion pour le « nous ».

 

1/ Rejet du « gros animal » cf. Platon = le collectif, la société et sa puissance.

            A – L’empire romain : règne de la force, sans esprit.

            B – Israël, le peuple élu et le dieu des armées.

 

2/ Raison de ce rejet : absence de médiation possible et d’harmonie.

           

« Nous », sentiment collectif, fausse amitié, sans harmonie, car là les termes sont de même espèce, de même racine, de même rang » (CS 31)

 

  1. Commentaires de textes pythagoriciens p. 608 en bas et 609

            « Dans chacun des trois rapports indiqués par le mot amitié, Dieu est toujours médiateur. Il est médiateur entre lui-même et lui-même. Il est médiateur entre lui-même et l’homme. Il est médiateur entre un homme et un autre homme. Dieu est essentiellement médiation. Dieu est l’unique principe d’harmonie. C’est pourquoi le chant convient pour sa louange.

Par la parole : « Si deux ou trois de vous sont assemblés en mon nom, je serai parmi eux », le Christ a promis à ses amis, comme un surcroît, le bien infiniment précieux de l’amitié humaine. Mais en quelque point de l’espace et du temps que se trouvent deux vrais amis, chose extrêmement rare, le Christ est entre eux, quel que soit le nom du dieu qu’ils invoquent. Toute amitié vraie passe par le Christ.

Pourtant il y a une espèce de renoncement à la personnalité et une espèce d’amitié où le Christ n’est jamais présent, même s’il est explicitement et passionnément invoqué. Cela se produit quand on renonce à la première personne du singulier seulement pour y substituer la première personne du pluriel. Alors les termes en relation ne sont plus moi et l’autre ou bien moi et les autres, mais des fragments homogènes de nous ; ces termes sont donc de même espèce, de même racine, de même rang ; par suite, d’après le postulat de Philolaos, ils ne peuvent pas être liés par une harmonie. Ils sont liés par eux-mêmes et sans médiation. Il n’y a pas de distance entre eux, pas de place vide entre eux où puisse se glisser Dieu. Rien n’est plus contraire à l’amitié que la solidarité, qu’il s’agisse d’une solidarité causée par la camaraderie, par la sympathie personnelle ou par l’appartenance à un même milieu social, à une même conviction politique, à une même nation, à une même confession religieuse. Les pensées qui explicitement ou implicitement enferment la première personne du pluriel sont encore infiniment plus éloignées de la justice que celles qui enferment la première personne du singulier ; car la première personne du pluriel n’est pas susceptible d’être prise dans un rapport à trois termes dont le terme moyen soit Dieu. C’est pourquoi Platon, s’inspirant très probablement des Pythagoriciens, nomme animal tout ce qui est collectif. Ce piège est le plus dangereux qui soit tendu ici-bas à l’amour. D’innombrables chrétiens y sont tombés au cours des siècles et y tombent de nos jours. »

 

 

            « Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous.

            La cité donne le sentiment d’être chez soi .

            Prendre le sentiment d’être chez soi dans l’exil.

            Etre enraciné dans l’absence de lieu » (PG 91)

 

(A confronter avec le nous-esprit chez Hegel et sa formule : « être libre, c’est être chez soi »)

 

Et pourtant SW écrit :

            « Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c’est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l’âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n’est pas possible » (PG 230).

 

3/ Refus de l’Eglise comme « corps ».

 

  1. Corps = collectif. Cf. supra, les défauts irrémédiables du « nous » (le peuple juif, Rome, l’Eglise catholique ð il faut « purger le christianisme de l’héritage d’Israël » (CS 173) car « la malédiction d’Israël pèse sur la chrétienté » (PG 256).
  2. Mais ce qu’elle refuse à l’Eglise elle le réclame pour l’inspiration de la nation.cf. les metaxu.

« On doit le respect à un champ de blé, non pas pour lui-même, mais parce que c’est de la nourriture pour les hommes.

D’une manière analogue, on doit du respect à une collectivité, quelle qu’elle soit – patrie, famille ou tout autre, – non pas pour elle-même, mais comme nourriture d’un certain nombre d’âmes humaines (…).

Le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est très élevé, par plusieurs considérations.

D’abord, chacune est unique, et, si elle est détruite, n’est pas remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu’une collectivité fournit à l’âme de ceux qui en sont membres n’a pas d’équivalent dans l’univers entier.

Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l’avenir. Elle contient de la nourriture, non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d’êtres non encore nés qui viendront au monde au cours des siècles prochains.

Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les mort puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération » (E. pp. 15-16).

 

ð Cette défense et illustration du rôle de la collectivité ne peuvent-elles pas s’appliquer à l’Eglise en raison de sa mission au service de la foi chrétienne ?

 

« Le gouvernement qui surgira en France après la libération du territoire sera devant le triple danger causé par ce goût du sang, ce complexe de mendicité, cette incapacité d’obéir.

De remède, il n’y en a qu’un. Donner aux Français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France. Concevoir la réalité correspondant au nom de France de telle manière que telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée avec toute l’âme » (E, p. 200).

 

ð Pourquoi ne pas en dire autant pour les chrétiens envers l’Eglise qui est Epouse du Christ et Mère des croyants ? Ne faut-il pas leur donner l’Eglise à aimer, plutôt que la vilipender ?

 

Mais ne peut-on pas reprocher à l’Eglise des erreurs, et même des crimes, selon SW, les croisades et l’inquisition ? Peut-on en prendre prétexte aujourd’hui pour condamner l’Eglise d’aujourd’hui ?

Or voici ce que dit SW à propos de la patrie :

« La patrie est un certain milieu vital (…). Il a été produit par un enchevêtrement de causes où se sont mélangés le bien et le mal, le juste et l’injuste, et de ce fait il n’est pas le meilleur possible. Il s’est peut-être constitué aux dépens d’une autre combinaison plus riche en effluves vitaux, et au cas où il en serait ainsi les regrets seraient légitimes ; mais les événements passés sont accomplis ; ce milieu existe, et tel qu’il est doit être préservé comme un trésor à cause du bien qu’il contient. » (E. p. 206)

 

ð Pourquoi ne pas adopter la même attitude compréhensive et confiante envers l’Eglise ? Si, comme le dit si bien le Père de Lubac, « l’Eglise est le sacrement de Jésus-Christ », comme dans tout sacrement, signe efficace comprenant une matière et une forme, il se peut que la matière, pourtant indispensable, ne soit pas aussi pure et parfaite qu’on pourrait le souhaiter. Ainsi dans le baptême, la matière du sacrement est l’eau ; il est souhaitable qu’elle soit aussi pure et cristalline que possible ; mais si elle est trouble et même peut-être polluée, à condition qu’elle ne soit pas totalement dénaturée, malgré cette imperfection de la matière, la grâce du Christ vient informer le baptisé (cf. Saint Thomas ; IIIa Q. 66 a.4.c). Ainsi les hommes et leurs actes qui constituent la matière de ce sacrement qu’est l’Eglise peuvent être imparfaits et corrompus, il demeure qu’à travers eux et malgré leur imperfection la grâce du Christ est répandue sur les croyants. Nous y reviendrons avec d’autres références au Père de Lubac.

 

  1. L’enseignement du magistère et l’étouffement de l’intelligence : totalitarisme du dogme selon Simone Weil.

Þ Il y aurait contradiction entre la liberté de l’intelligence et l’adhésion à l’ensemble de la doctrine chrétienne : elle revendique un droit d’inventaire pour trier ce qui peut être reconnu ou non comme vrai par l’intelligence.

 

Mais la foi n’exclut pas la vie et le travail de l’intelligence :

 

Cf. St Thomas De veritate, Q. XIV, a. 1 Quidnam sit credere.

« Intellectus motus nondum est quietatus, sed adhuc habet cogitationem et inquisitionem de his quae credit, quamvis firmissime eis assentiat ; quantum enim est ex se ipso , non est ei satisfactum, nec est terminatus ad unum : ; sed terminatur tantum ex extrinseco . Et inde est quod intellectus credentis dicitur esse captivatus, quia tenetur terminis alienis, et non propriis – cf. II Cor. 10,5.

 

Ad 5um : « illud lumen non perfecte participatur, non totaliter tollitur imperfectio intellectus, et sic motus cogitationis in ipso remanet inquietus ».

 

ð Chez le croyant, « le mouvement de l’intellect n’est pas encore en repos (quietatus), mais il est encore habité par l’activité de la pensée (cogitatio) et par la recherche (inquisitio) à propos de ce à quoi il croit, bien qu’il y adhère très fermement ; en effet pour autant qu’il s’en tient à ce qui vient de lui-même, il n’est pas satisfait et il n’ est pas déterminé à un seul parti ; mais il ne s’y arrête que pour un motif extérieur. Et c’est pourquoi il est dit que l’intellect du croyant est captif, parce qu’il est déterminé par quelque chose qui lui vient d’ailleurs et non par ce qui lui est propre – cf. II Cor. 10,5.

Ad 5um : « Cette lumière (supérieure) n’est pas parfaitement participée, l’imperfection de l’intellect n’est pas totalement ôtée, et c’est ainsi que dans l’intellect le mouvement de la pensée (cogitatio) demeure sans repos (inquietus). »

 

Et c’est l’amour qui porte le croyant à poursuivre ses recherches et sa réflexion :

 

IaIIae Q 28 a 2 : Utrum mutua inhaesio sit effectus amoris.

 

« (…) quantum ad vim apprehensivam amatum dicitur esse in amante, inquantum amatum immoratur in apprehensione amantis (…). Amans vero dicitur esse in amato secundum apprehensionem inquantum amans non est contentus superficiali apprehensione amati, sed nititur singula quae ad amatum pertinent intrinsecus disquirere, et sic ad interiora ejus ingreditur. Sicut de Spiritu Sancto, qui est amor Dei, dicitur, I Cor. 2, quod « scrutatur etiam profunda Dei. »

ð « Quant à la puissance d’appréhension on dit que l’aimé est dans l’aimant pour autant que l’aimé demeure dans l’appréhension de l’aimant (…) Mais on dit que l’aimant est dans l’aimé pour autant que l’aimant ne se contente pas d’une appréhension superficielle de l’aimé, mais s’efforce de rechercher jusqu’à l’intérieur chacune des choses qui se rapportent à l’aimé, et ainsi il entre jusque dans ce qui lui est intérieur. De même que de l’Esprit Saint, qui est l’amour de Dieu , il est dit qu’il scrute même les profondeurs de Dieu ».

 

            Cela est parfaitement résumé dans cette formule du commentaire de l’Evangile de Jean (ch. 6) : « Per ardorem caritatis datur cognitio veritatis » (« c’est par l’ardeur de la charité que /nous/ est donnée la connaissance de la vérité »).

 

ð On ne peut que rester perplexe à propos de l’attitude de Simone Weil envers l’Eglise et le baptême si on lit les très beaux textes du Père de Lubac in Méditation sur l’Eglise (Aubier-Montaigne, Paris,1953). Voici quelques extraits particulièrement éloquents :

 

« Celui qui, cédant aux suggestions d’un faux spiritualisme, voudrait secouer l’Eglise comme un joug ou l’écarter comme un intermédiaire encombrant, celui-là n’embrasserait bientôt plus que le vide, ou finirait par se donner à de faux dieux. Si, après s’être appuyé sur elle, il croyait pouvoir aller plus loin qu’elle, il ne serait plus qu’un mystique dévoyé » (op. cit. p. 177).

 

« (…) il n’y a pas d’autre Esprit que cet Esprit de Jésus, et l’Esprit de Jésus est l’âme qui anime son corps. (…) Malheur à celui qui sépare l’Eglise de l’Evangile ! Malheur à celui qui lui voudrait ôter le ferment spirituel qu’elle mêle à la pâte humaine ! Malheur à celui qui dans l’Eglise s’applique à « éteindre l’Esprit » ! Mais malheur également à celui qui prétend libérer sa flamme en rejetant l’Eglise ! » (op. cit. p. 180).

 

“L’Eglise est le sacrement de Jésus-Christ. Cela veut dire encore, en d’autres termes, qu’elle est avec Lui dans un certain rapport d’identité mystique. Nous retrouvons ici les métaphores pauliniennes et les autres images de la Bible, que la Tradition chrétienne n’a cessé d’exploiter. La même intuition de la foi s’y exprime. Tête et membres ne font qu’un seul corps, un seul Christ. (…) Si l’on n’est pas, de quelque manière, membre du corps, on ne reçoit pas l’influx de la Tête. Si l’on n’adhère pas à l’unique Epouse, on n’est pas aimé de l’Epoux. (…) Si l’on refuse d’entrer dans l’Edifice ou de se réfugier dans l’Arche, on ne peut trouver Celui qui est à leur centre et à leur faîte. (…)

Pratiquement, pour chacun de nous, Jésus-Christ, c’est donc son Eglise, soit que nous considérions surtout la hiérarchie en nous rappelant ces paroles de Jésus : “Qui vous écoute, m’écoute, qui vous méprise me méprise”, soit que nous ayons égard à tout le corps, à cette Assemblée tout entière au sein de laquelle Il réside et se montre, du sein de laquelle s’élève, ininterrompue, en Son Nom, la louange de Dieu. Le mot de Jeanne d’Arc à ses juges exprime à la fois la profondeur mystique de la croyance et le bon sens pratique du croyant :”De Jésus-Christ et de l’Eglise, il m’est avis que c’est tout un, et qu’il n’en faut pas faire difficulté.” Ce cri du coeur fidèle est le résumé de la foi des Docteurs.

Quelles que puissent être les difficultés qui nous assaillent ou les troubles qui risquent de nous égarer, tenons toujours ferme à cette équivalence. (…) Tenons comme un principe absolu qu’il ne peut jamais y avoir une raison valable de se détacher (de l’Eglise). (…) Ne nous flattons pas de pouvoir en nous mettant hors de l’Eglise, rester encore “dans la société du Christ”.

Il se peut que bien des choses, dans le contexte humain de l’Eglise, nous déçoivent. Il se peut aussi que nous y soyons, sans qu’il y ait de notre faute, profondément incompris. Il se peut que dans son sein même, nous ayons à subir persécution. Le cas n’est pas inouï, quoiqu’il faille éviter de nous l’appliquer présomptueusement. La patience et le silence aimant vaudront alors mieux que tout ; nous n’aurons point à craindre le jugement de ceux qui ne voient pas le coeur et nous penserons que jamais l’Eglise ne nous donne mieux Jésus-Christ que dans ces occasions qu’elle nous offre d’être configurés à Sa passion. Nous continuerons de servir par notre témoignage la Foi qu’elle ne cesse pas de prêcher. L’épreuve sera peut-être plus lourde, si elle ne vient pas de la malice de quelques hommes, mais d’une situation qui peut paraître inextricable : car il ne suffit point alors pour la surmonter d’un pardon généreux ni d’un oubli de sa propre personne. Soyons cependant heureux, devant “le Père qui voit dans le secret”, de participer de la sorte à cette Veritatis unitas que nous implorons pour tous au jour du Vendredi Saint. Soyons heureux, si nous achetons alors au prix du sang de l’âme cette expérience intime qui donnera de l’efficace à nos accents lorsque nous aurons à soutenir quelque frère ébranlé, lui disant avec saint Jean Chrysostome : “Ne te sépare point de l’Eglise ! Aucune puissance n’a sa force. .”Ton Espérance, c’est l’Eglise. Ton salut, c’est l’Eglise. Ton refuge, c’est l’Eglise. Elle est plus haute que le ciel et plus large que la terre/ Elle ne vieillit jamais : sa vigueur est éternelle.” (op. cit. pp. 181-185).

 

“Le catholique (…) sait que l’Eglise ne commande que parce que d’abord elle obéit à Dieu. (…)

Les exemples de l’histoire aussi bien que sa propre expérience lui montrent à la fois le désir de connaître les choses divines qui travaille l’esprit humain et la faiblesse qui l’expose à tomber dans toutes sortes d’erreurs. Aussi comprend-il le bienfait d’un divin magistère, auquel il se soumet librement. Il remercie Dieu de le lui avoir donné dans l’Eglise, et déjà c’est une participation à la paix de l’éternité qu’il éprouve, en se rangeant sous la Loi éternelle par l’obéissance de la foi. Discernant d’ailleurs comme il se doit la portée respective de chacun des actes de la hiérarchie, si nombreux et si divers, ne les séparant pas les uns des autres, ne les opposant pas les uns aux autres, les recevant tous selon ce qu’elle même exige, les comprenant comme elle les comprend, il n’adopte jamais à son égard une attitude processive, comme s’il devait à tout prix défendre une autonomie menacée. Pas plus qu’avec Dieu même, il ne souffrirait d’”entrer en contestation” avec ceux qui Le représentent. Jusque dans les cas les plus meurtrissants, et dans ces cas plus purement qu’en tous les autres, il découvre une convergence entre ce qui lui semblait être imposé du dehors et ce qui lui est inspiré du dedans : car l’Esprit de Dieu ne l’abandonne pas plus qu’Il n’abandonne l’Eglise entière, et ce qu’il opère en l’Eglise entière est aussi ce qu’il opère en chaque âme chrétienne.” (op. cit. pp. 224-225).

 

“Il n’y a pas de “christianisme privé”, et pour accepter l’Eglise, il faut la prendre telle qu’elle est, dans sa réalité humaine quotidienne aussi bien que dans son idée éternelle et divine, car en droit comme en fait la dissociation est impossible. Pour aimer l’Eglise, il faut, toute répugnance vaincue, l’aimer dans sa tradition massive et s’enfoncer, si l’on peut dire, dans sa vie massive, comme le grain s’enfonce dans la terre. Il faut pareillement renoncer au poison subtil des mystiques et des philosophies religieuses qui voudraient tenir lieu de sa foi, ou qui s’offriraient à la transposer. Telle est la manière catholique de se perdre pour se trouver. Sans cette médiation ultime, le mystère du salut ne peut nous atteindre et nous transfigurer. Il faut pousser jusqu’au bout la logique de l’Incarnation, par quoi la divinité s’adapte à la faiblesse humaine. Pour posséder le trésor, il faut tenir le “vase d’argile” qui le porte, et hors duquel il s’évapore. Il faut accepter ce que saint Paul qui connaissait les tentations adverses, appelait “la simplicité dans le Christ”. Il faut, sans réticence, être de “la plèbe de Dieu”. Autrement dit, la nécessité d’être humble pour adhérer à Jésus-Christ entraîne la nécessité d’être humble pour Le chercher dans Son Eglise et de joindre à la soumission de l’intelligence “l’amour de la fraternité”. (op. cit. p. 265)

 

            Ces citations – que l’on pourrait encore prolonger – de l’un des plus grands théologiens du XXème siècle qui resta indéfectiblement attaché à l’Eglise alors même qu’il pouvait légitimement éprouver les décisions le concernant comme autant de blessures injustifiées, forment un saisissant contraste avec les prises de position très négatives de Simone Weil envers l’Eglise et son enseignement.

            Et pourtant tout ne se réduit pas à une pure opposition. En effet voici quelques citations qui prouvent que Simone Weil, malgré ou par delà sa répugnance envers ce qu’elle considère comme un “nous” collectif constitutif de la réalité ecclésiale, et tout en maintenant qu’il ne faut donner son adhésion qu’aux affirmations dont le contenu porte en lui-même sa propre lumière – ce qui semble bien annihiler l’acte de foi comme confiance librement accordée à ce qui ne peut être donné de manière évidente – reconnaît l’utilité et même la nécessité du magistère de l’Eglise.

 

            “Quant à l’existence d’un bloc compact de dogmes en dehors de la pensée, je crois que ce bloc compact est quelque chose d’infiniment précieux. Mais je crois qu’il est offert à l’attention plutôt qu’à la croyance Lorsque dans un pareil bloc on a manifestement aperçu des points de lumière, on doit penser que les parties sombres paraissent telles le plus souvent parce qu’on ne les a pas regardées avec assez d’attention. (…) Dans ce bloc compact il faut regarder les parties sombres jusqu’à ce qu’on en voie jaillir de la lumière ;mais aussi, avant ce moment, on ne leur doit pas une autre adhésion que l’attention elle-même. Je parle de l’attention la plus intense, celle que l’amour accompagne et qui se confond avec la prière. (…)

Il y a des passages de l’Evangile qui me choquaient autrefois et qui sont maintenant pour moi extrêmement lumineux. (…) D’autres passage des Evangiles me sont encore fermés ; je pense qu’avec le temps et avec le secours de la grâce l’attention et l’amour doivent un jour les rendre presque tous transparents. De même pour les dogmes de la foi catholique. Je dois dire que j’ai la même attitude d’esprit à l’égard des autres traditions religieuses ou métaphysique et des autres textes sacrés, bien que la foi catholique me paraisse de toutes la plus pleine de lumière” (Attente de Dieu, Lettre au Père Perrin, p. 248)).

 

            “La fonction de l’Eglise comme conservatrice collective du dogme est indispensable. Elle a le droit et le devoir de punir de la privation des sacrements quiconque l’attaque expressément dans le domaine spécifique de cette fonction. Ainsi, quoique j’ignore presque tout de cette affaire, j’incline à croire, provisoirement, qu’elle a eu raison de punir Luther” ( Attente de Dieu, Lettre IV, p. 58).

 

            “Comme les Cathares semblent avoir pratiqué la liberté spirituelle jusqu’à l’absence de dogmes, ce qui n’est pas sans inconvénients, il fallait sans aucun doute qu’hors de chez eux le dogme chrétien fût conservé par l’Eglise dans son intégrité, comme un diamant, avec une rigueur incorruptible” (Ecrits historiques et politiques, Oeuvres Quarto Gallimard, p.679).

 

 

 

 

            Au vu de ces diverses citations et au terme de la confrontation que j’ai   voulu esquisser entre la pensée religieuse de Simone Weil d’une part et une réflexion inspirée par des références à l’oeuvre de saint Thomas et par la lecture de textes sur l’Eglise du Père de Lubac, d’autre part, il apparaît sans doute plus clairement pourquoi j’ai commencé mon propos en soulignant que la pensée religieuse de Simone Weil est à la fois difficile à recueillir et à accueillir.

            Tout à fait impressionnante à mes yeux, l’oeuvre de Simone Weil, avec une mention spéciale pour sa pensée religieuse, peut nous plonger dans la perplexité. Aussi je me contenterai pour clore cet exposé de reprendre deux formules de Marie-Madeleine Davy (in op. cit. pp. 255 et 259) :

 

            “Il était impossible d’appliquer à Simone Weil la moindre étiquette. Cette femme passionnée était inclassable. (…)

            “Simone avait des jugements péremptoire un peu sur tout, en particulier concernant les questions religieuses et sociales, mais, en tout état de cause et quels que soient ses qualités et défauts, l’essentiel est de ne pas en faire une femme d’Eglise”.

 

 

 

Serge MONNIER

 

 

           

 

           

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