Liberté double et indivisible – Flash 43 Décembre 1976

Liberté double et indivisible – Flash 43 – Décembre 1976 par Serge Monnier

 

         «Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent ! » A la mort du« Grand timonier», ce souhait qu’il avait lancé au peuple chinois pour le guider et le stimuler, ne fut que partiellement exaucé : les fleurs furent nombreuses, venant de tous les horizons, à célébrer le révolutionnaire, le chef de guerre, le prophète politique qui a su donner au chinois les moyens de vivre et rendre à la Chine sa dignité ; quant à la rivalité des écoles, elle ne s’engagea pas dans cent voies diverses, mais sur deux chemins opposés. Cette croisée des chemins a pour nom «liberté ». A son sujet le plus grand nombre rivalisa de discrétion, et ce n’est qu’une poignée de fervents qui rivalisèrent dans la provocation, d’aucuns n’hésitant pas à présenter la Chine comme le Royaume céleste enfin réalisé dans la pleine liberté des enfants de Dieu !

        

            La réserve discrète aussi bien que la provocation extrême révèlent une opposition dans la conception de la liberté. La liberté aurait-elle un double visage ? Chaque visage aurait-il un pouvoir de fascination tel qu’envoûté par l’un d’eux nul ne pourrait en détacher son regard et la saisir tout entière comme le double et indivisible ? Tenter cette tâche impossible est peut-être le seul moyen d’être raisonnable. Essayons.

 

         Est dit libre l’être qui n’est pas déterminé par autre chose que par lui-même ; or tout être fini, précisément parce qu’il a une fin, est déterminé par autre chose qui le limite. Aussi la liberté n’est-elle pas un donné, mais un résultat acquis par un acte de libération qui supprime l’altérité qui opprime et l’étrangeté qui effraie. Par le travail et la technique, la nature se voit ravir son pouvoir castrateur : l’homme transforme son environnement pour trouver dans le monde les instruments de sa survie et les moyens de ses projets. Par l’éducation des hommes et la formation des citoyens tombent les barrières qui séparent les individus et l’adhésion de chacun à la volonté générale permet de retrouver chez lesautres la même volonté du bien commun. L’organisation de l’économie, la mise en place d’institutions juridiques et politiques, la création d’oeuvres artistiques, composent une culture au sein de laquelle chaque sphère de l’activité humaine concourt à l’expression variées d’un unique principe.

           

         Cette libération multiforme a pour finalité la « liberté d’intégration», c’est-à-dire l’existence d’une totalité homogène au sein de laquelle on se sente « chez soi», un monde au milieu duquel, où que l’on se tourne, on ne risque plus de rencontrer l’autre qui dérange ou l’étranger qui inquiète, mais les variations atténuées et apaisantes de l’identique et du semblable.

         Mais la recherche de la liberté d’intégration porte en elle une volonté de l’unité qui vire aisément du souci de l’unification à la rage l’uniformisation. Or en rejetant hors d’elle toute différence : la nation, ainsi unifiée se referme sur elle-même et ses frontières se dressent comme des murailles difficilement franchissables.

  La liberté est devenue volonté de la différence et de l’indépendance. De cette « liberté d’indépendance» la conquête se déploie dans toutes les directions : indépendance de l’activité économique par rapport au pouvoir politique et religieux ; indépendance de la création artistique et de la science par rapport à la religion et à la métaphysique, puis inversement, lorsque la science eut étendu son empire, indépendance de la foi par rapport au savoir. La séparation des pouvoirs et la distinction des sphères d’activité se présentent comme le moyen de garantir à l’individu le droit à la différence et le respect de son autonomie.

            Mais la liberté d’indépendance, lorsqu’elle est exclusive et poussée à l’extrême, se détruit elle-même en instaurant une menace perpétuelle pour toute indépendance, en livrant l’indépendance à la contingence. A travers celle-ci l’unité refusée se réintroduit sous la forme de détermination set d’enchaînements d’autant plus contraignants qu’ils sont ignorés et échappent ainsi à tout contrôle. Les individus atomisés s’entrechoquent et se détruisent mutuellement ; la procréation, l’éducation et la transformation des hommes sont livrées au hasard des rencontres, des modes et des engouements ; les activités les plus respectables subissent, impuissantes, les fluctuations des intérêts individuels.

  Lorsque l’indépendance est le seul principe de la volonté, elle conduit à une universelle dépendance dont le refus s’exprime paradoxalement par le retour à la volonté de l’unité et de l’intégration.

Tel est le double visage de la liberté : liberté d’intégration et liberté d’indépendance. Chacune sert de bannières à un camp d’inconditionnels qui ignorent que l’absolu de leur choix détruit la liberté qu’ils prétendent servir. Beaucoup n’ont peut-être pas choisi leur camp, mais la logique de cette double liberté s’impose aussi à eux, non seulement au travers de leurs attitudes contradictoires mais également dans l’ironie souvent tragique de leur destin. Trois exemples nous instruirons.

            Le mouvement écologique est sous-tendu par cette logique. La recherche de la liberté d’intégration s’est traduite dans la volonté de faire de la nature un « chez soi» accueillant, ce qui a conduit à la traiter en simple instrument de nos projets. Or cette volonté unique engendre une dénaturation totale de la nature qui perd son indépendance, son autonomie, et partant son pouvoir d’accueil, car pour accueillir et se sentir accueilli, il faut que l’autre nous soit proche, mais aussi qu’il soit autre. Pour lui rendre son pouvoir d’accueil, il faut donc restituer à la nature son indépendance et la respecter. Mais ce respect poussé à l’extrême, sans discernement, restaure une totale dépendance à l’égard de cette même nature dont le pouvoir d’accueil se transforme en puissance d’absorption : ce n’est plus la «bonne mère » qui nourrit et protège, mais la « mauvaise mère » qui refuse le sein et faitt peser sur son enfant un risque permanent de destruction par la dévoration qui ramène l’objet aimé à l’état initial d’indistinction.

 

            Dans le secteur de l’activité économique, la recherche de la liberté d’indépendance revendique une autonomie absolue par rapport au pouvoir politique et aux normes morales. Or cette volonté unique d’indépendance entraîne l’instauration d’une dépendance totale : l’indépendance d’autrui fait peser sur la mienne le risque permanent de la faillite ou du chômage. Pour lutter contre cette nouvelle dépendance il est fait appel à la nécessaire intégration de l’économie par le pouvoir politique transformé en bras séculier d’une idéologie égalitaire et sécurisante. Mais cette intégration conduit d’une part à une nouvelle dépendance des agents économiques, et d’autre part à une absolue différenciation au sein de chaque individu et entre les individus : la mise en dépendance de l’économie par rapport à une autorité centrale ôte aux autres sphères de l’activité, religieuse, artistique, politique, leur indépendance, en sorte que les individus privés de la possibilité de s’exprimer et de s’épanouir dans ces divers domaines, se retrouvent indifférents les uns aux autres, repliés sur leur souci de survie immédiate.

 

           

 

 

            Les attitudes à l’égard de la transmission de la vie obéissent aussi à cette logique. Dans le cadre de la liberté d’intégration, la procréation n’est pas vécue comme un acte individuel, mais il s’inscrit dans un ensemble social qui a à la fois le règle et le soutient par ses institutions, spécialement la famille. Or cette intégration, si elle est excessive, en supprimant la liberté d’indépendance, ruine l’intégration au sein même de la famille : les parents ne reconnaissent pas dans leurs enfants le fruit de leur libre vouloir, et n’y voient au mieux qu’une participation àl’oeuvre de perpétuation de la vie universelle, au pire un obstacle pour leur épanouissement personnel. Les enfants qui vivent dans un tel climat répondent par une hostilité plus ou moins ouverte. Pour remédier à cette coupure entre les générations, la liberté d’indépendance fait valoir ses droits et revendique la libre paternité et la libre maternité, en dehors de tout cadre social contraignant. Mais l’envers de cette indépendance est une nouvelle dépendance, elle-même double : dépendance du parent à l’égard de son enfant qui attend tout de lui puisque le concours familial a disparu, et dépendance de l’enfant dans son éducation et dans son épanouissement affectif qui sont soumis aux aléas de la vie économique et sentimentale de son père ou de sa mère. Pour supprimer cette dépendance il est fait appel à l’intégration : la société, en l’occurrence l’État, est sommée de mettre en place des institutions (crèches, écoles, organismes d’aide, etc.) pour garantir l’enfant contre les aléas indiqués ci-dessus, et pour redonner aux parents l’indépendance qui leur laissera la liberté de travailler, d’aimer, etc. Or l’intégration réclamée pour supprimer la dépendance risque alors d’ôter l’indépendance précédemment souhaitée : faire des enfants et les élever devient une activité soumise au pouvoir politique qui en fonction de ses objectifs démographiques supprimera tantôt la possibilité de n’en pas avoir, et tantôt le droit d’en avoir.

 

            Ainsi qu’il apparaît au travers de ces trois exemples, la conscience que nous avons de la liberté et nos efforts pour la réaliser ne sauraient échapper à cette logique de la double liberté. Il est aisé de déclarer que « la liberté est une et ne se divise pas», mais cette formule tant de fois répétée avec emphase, tant de fois reçue dans l’extase collective, peut être mortelle pour la liberté s’il n’est pas d’abord admis que celle-ci est double : liberté d’intégration et liberté d’indépendance. Aucune des deux n’est absolue en elle-même, puisque poussée à l’extrême chacune se détruit pour laisser place à son contraire : une différentiation absolue et une dépendance absolue. Vouloir la liberté implique donc le refuts de cette double unilatéralité. L’actualisation de ce refus est l’espérance qui nous anime ; c’est aussi la tâche qui nous attend.

                                                                                                                     Serge Monnier

                                                                                                                     Décembre 1976