Esprit de la démocratie, es-tu là ? 01 – L’Eveil 5 février 2012

RAISONS ET HORIZONS

ESPRIT DE LA DÉMOCRATIE, ES-TU LÀ ? (1)

 Avant de voter, chacun doit se demander si c’est bien l’esprit de la démocratie qui anime sa démarche. Un  examen de conscience n’est pas inutile. Nous pourrons envisager quatre points dont  le premier nous occupera aujourd’hui : « Les voix se comptent mais ne se pèsent pas ».
Dans un  vote démocratique, il est fait abstraction de toutes les différences et de toutes les inégalités qui par ailleurs peuvent, plus ou moins légitimement, servir à distinguer ou à classer les individus. Homme ou femme, ignorant ou savant, handicapé ou bien portant, riche ou pauvre, chargé de famille ou célibataire, cela n’importe pas, chacun n’a qu’une voix qui pèse autant que celle de tout autre. Est-ce bien normal ?  Question incongrue, diront certains.
Et pourtant cette égalité n’est pas facile à accepter : dans l’Athènes de Périclès où est née la démocratie au Vème siècle avant J.C.,  Socrate déjà soulignait  que dans tous les autres domaines il est fait appel aux compétences, et qu’en cas de maladie on ne fait pas voter le voisinage pour déterminer le traitement à suivre,  mais que l’on fait appel au médecin. N’est-il pas surprenant que lorsqu’il s’est agi de valider le traité de Maastricht, par exemple, la voix d’un simple quidam dont le savoir politique provient exclusivement du café du commerce, ait pu annuler  la voix de quelque éminent juriste ?
Certains ont pu considérer que les lumières de l’esprit sont proportionnées à la richesse des revenus et que l’intérêt pour la chose publique suppose la possession de biens que l’on veut défendre, au point qu’il leur paraisse juste d’introduire une distinction entre les « citoyens actifs », ceux qui paient suffisamment d’impôts directs et sont capables de voter et ceux dont la richesse ne justifie pas une imposition et sont jugés incapables de voter. C’est ce suffrage censitaire qui apparaît dans la Constitution de 1791 : parmi d’autres conditions, « pour être citoyen actif, il faut (…) payer une contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail».
On pourrait aussi penser que le père ou la mère de famille nombreuse aient le droit d’influer davantage qu’un célibataire sans enfant sur les décisions qui vont conditionner l’existence de leurs enfants. C’est dans cette logique qu’en 1940 le projet de Constitution du Maréchal Pétain indiquait que « la loi institue le vote familial sur la base suivante : le père ou, éventuellement, la mère, chef de famille de trois enfants et plus, a droit à un double suffrage ».
Il est bien souvent arrivé que des leaders politiques au moment du commentaire des résultats introduisent des jugements de valeur sur le poids des différentes voix et considèrent que les voix des jeunes et des forces vives du pays, les travailleurs, les actifs, ceux qui produisent et sont tournés vers l’avenir, ont plus de valeur que les voix des personnes âgées et autres retraités dont la vie s’achève, au point qu’une majorité acquise grâce à ces voix des anciens n’aurait pas une pleine et entière légitimité. On peut noter que lorsque les voix de ces « âmes mortes » leur ont permis d’accéder à leur tour  aux plus hautes fonctions ces mêmes leaders politiques ne les ont pas récusées.
Ainsi, donner plus de valeur et de poids aux voix de ceux qui se distinguent par leur culture, par leur patrimoine, par leurs responsabilités familiales et éducatives, ou par leur participation à la production et leur concours au développement économique, est une tentation que l’esprit démocratique doit repousser. Cela ne va pas de soi ; il y faut un effort tant il est vrai qu’après l’élection, une fois passé le temps de la révérence convenue au bon sens de tous les électeurs pour gagner des  voix, bien peu parviennent à ne pas proférer des jugements acerbes sur les capacités des électeurs qui ne leur ont pas accordé leurs suffrages.
Il faut se mettre à l’école d’Aristide, surnommé le Juste, général et homme politique athénien du début du Vème siècle avant J.C. A l’instigation de son rival Thémistocle, en 483 il fut frappé d’ostracisme, c’est-à-dire condamné à l’exil pour éviter que son influence ne devienne trop grande. L’on votait en inscrivant le nom de l’homme à « ostraciser » sur un tesson de poterie (ostrakon en grec). Encore fallait-il savoir écrire ! Et voici ce que nous raconte Plutarque : « Le jour où devait se tenir l’Assemblée sur l’Agora, tandis que les gens inscrivaient les noms sur les tessons, un homme illettré, un rustre complet, tendit son tesson à Aristide qu’il prenait pour n’importe quel passant, et lui demanda d’inscrire dessus le nom d’Aristide. Celui-ci lui demanda si Aristide lui avait fait du tort. « Aucun, répliqua l’homme, je ne le connais même pas, mais j’en ai assez de l’entendre partout appelé Juste ». A ces mots, Aristide ne répondit rien ; il inscrivit le nom sur le tesson et le lui rendit ».
Grande et belle leçon pour tous ceux qui se proclament démocrates.
Serge Monnier
30 janvier 2012


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