Association Nationale des Directeurs Diocésains de Pèlerinages
56ème congrès
LE PUY-EN-VELAY
du 11 au 14 novembre 2003
Conférence du mercredi matin 12 novembre :
LE TEMPS,
approche philosophique et théologique
par
Serge MONNIER
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« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu’un pose la question et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus ». Cette remarque célèbre de Saint Augustin dans les Confessions (Livre XI, ch. 15) souligne combien nous passons aisément de l’évidence banale au plus profond embarras dès que nous voulons nous engager dans une réflexion sur le temps.
Pour reprendre pied en essayant de cerner les caractéristiques du temps, nous pouvons être tentés de recourir à la tradition religieuse qui enseigne que le temps est autre que Dieu, puisque Dieu est éternel, hors du temps. Le temps lui serait tout à fait étranger, et il faudrait fuir le temps, et même le nier, pour mieux rejoindre Dieu.
Mais l’on peut aussi être tenté de faire du temps un autre dieu, en lui accordant des attributs quasi-divins.
Ainsi le temps ne jouit-il pas d’une réelle permanence dans l’être, puisqu’il demeure toujours présent alors même que tout passe ? De fait l’instant qui passe ne cesse pourtant pas de reparaître : il s’efface pour mieux revenir, il insiste, il persiste, toujours nouveau et neuf, inaltérable.
Le temps n’est-il pas aussi infini, sans commencement ni fin ? L’un et l’autre paraissent tout aussi inconcevables : si tout instant est passage, aucun ne peut être le premier puisqu’il a fallu qu’un autre le précédât, pour qu’il puisse en provenir et ainsi passer, et aucun ne sera le dernier puisqu’en passant il ne pourra que glisser vers un nouvel instant auquel il lui revient de céder sa place.
Le temps n’est-il pas aussi inimaginable, bien différent de tout ce que nous pouvons nous représenter dans l’espace, comme nous le reverrons dans quelques instants en compagnie d’Henri Bergson ? Le temps des horloges n’est qu’une spatialisation abusive, destructrice de la spécificité de la durée véritable. Et les mots eux-mêmes trahissent le temps et sont impuissants à en exprimer l’essence : comme Dieu dont Saint Thomas d’Aquin nous rappelle que nous pouvons seulement dire ce qu’il n’est pas, et non pas ce qu’il est, le temps ne pourrait être qu’indiqué ou pointé au moyen d’un discours négatif.
Le temps n’est-il pas aussi omniprésent, présent partout, jusqu’au plus profond de nous-mêmes, comparable à celui auquel Saint Augustin s’adresse comme étant « intimior intimo meo », présent à la racine de son être, au plus intime de lui-même ? Ainsi au plus profond de nous-mêmes un procès de temporalisation serait constitutif de notre réalité d’être pensant et conscient.
Et le temps ne serait-il pas aussi tout-puissant, à la fois condition nécessaire de toute production et cause de toute destruction ? Ne dit-on pas que sans le temps rien ne peut se construire qui soit durable, et pourtant n’est-ce pas aussi le temps qui emporte tout, semblable à Chronos dévorant ses propres enfants ?
Au cours de l’entretien de ce matin, je voudrais avec vous tenter d’appréhender le temps sans tomber dans l’idolâtrie, sans en faire un autre dieu, mais aussi sans le considérer comme autre que Dieu, comme étranger à Dieu : le temps ne nous est-il pas donné comme ouverture, comme condition d’accès au salut que Dieu nous offre en Jésus-Christ ?
Souligner le lien qui unit le temps au mouvement et au changement nous conduira à saisir la présence du temps au plus profond de notre vie consciente, et du même coup à mieux reconnaître la valeur de chaque moment du temps dès lors que l’instant est vécu tout à la fois comme ouverture et comme plénitude.
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Le temps n’est pas une chose qui existerait par elle-même, ou une sorte de cadre préalablement posé au sein duquel les réalités empiriques viendraient à l’existence, en rentrant dans le temps ou en quittant le temps ; ce n’est pas non plus une toile de fond sur laquelle se détacheraient des choses en mouvement. Le temps est « quelque chose du mouvement », celui-ci étant entendu au sens très large, débordant le simple déplacement ou changement de lieu, et englobant toute forme de changement (génération, corruption, altération, augmentation, diminution). Ainsi le temps n’est perçu qu’à l’occasion d’un changement ; si on ne perçoit aucun changement, on ne saisit pas de temps, puisque celui-ci, selon la définition d’Aristote, est le « nombre du mouvement selon l’avant et l’après », c’est-à-dire une grandeur déterminée, comportant du plus et du moins, selon l’avant et l’après.
Mais pour qu’il y ait un mouvement ou un changement, il faut nécessairement un mobile, ou un quelque chose qui change ; et ce quelque chose, tout en étant conçu comme le même, est affecté d’une différence : être ou ne pas être, être ici ou être là, être petit ou grand, malade ou en bonne santé, ignorant ou savant… Selon la nature de ces différences, nous avons affaire à des changements différents, et en conséquence à des temps qualitativement différents, comportant plus ou moins d’altérité, et plus ou moins de continuité.
Lorsqu’un corps se déplace, le mouvement et le temps qui l’accompagne se composent, à l’instar de l’espace parcouru, d’unités homogènes et indéfiniment divisibles ; le mouvement peut être interrompu, et le temps suspendu semble-t-il, puis le déplacement peut se poursuivre et le temps reprendre son cours. Dans le cas du mouvement circulaire, il y aurait même annulation, effacement du mouvement et du temps puisque le « terminus ad quem » se confond avec le « terminus a quo ». Ainsi la discontinuité due à la possibilité d’une interruption momentanée et l’homogénéité liée à la répétition du même peuvent se conjuguer.
Mais il en va tout autrement dans le cas du vivant qui de la naissance à la mort, s’affirmant continûment dans l’être, ne cesse pourtant de changer : chaque moment est qualitativement différent en son contenu même puisque les termes de la différence sont hétérogènes, mais c’est bien le même être qui demeure, qui subsiste. Ce changement permanent qui constitue la vie même du vivant est donc tout à la fois sous le signe de la continuité et de l’altérité, sans qu’il soit possible d’interrompre puis de reprendre l’ensemble du changement, ni surtout de le répéter, puisque même au moyen de la congélation qui suspend le fonctionnement des organes, le vivant ne retourne pas à son point de départ : il ne saurait reprendre ab ovo son processus d’autoconstruction ou « morphogenèse autonome ».
Cette conjugaison de l’hétérogénéité et de la continuité atteint son point culminant avec la durée vécue, constitutive du moi profond, que Bergson a voulu nettement distinguer du moi superficiel et social dont la perception est soumise à la spatialisation du temps et aux illusions du langage. Pour le physicien comme pour l’administration, toutes les parties du temps sont homogènes et discontinues ; une heure est une heure, elle s’interrompt au bout de soixante minutes et cède la place à une autre heure, toute semblable à la première. Cela est fort pratique lorsqu’il s’agit de faire un emploi du temps : toutes les cases sont identiques, et chacune respecte la limite, aucune ne déborde sur la case voisine… Pourtant chacun sait que l’heure qui s’écoule en soirée de 17 à 18 heures n’est pas vécue, ou même éprouvée, comme celle du début de la matinée, entre 8 et 9 ! Par ailleurs les dispositions subjectives ne changent pas brusquement du tout au tout avec la sonnerie qui retentit : ce qui a été vécu se prolonge, perdure, vient teinter, colorer de façon originale ce qui est vécu par la suite.
Le langage avec le caractère abstrait et universel du vocabulaire contribue aussi à entretenir cette illusion ; des personnes différentes emploient les mêmes mots, et chacun réutilise les mêmes termes pour signifier des expériences successives, comme si nous pouvions vraiment éprouver deux fois les mêmes impressions, alors que ce que nous vivons, éprouvons, ressentons la deuxième fois contient en soi le prolongement, le retentissement plus ou moins atténué, mais toujours réel des vécus antérieurs.
Cette continuité indivisible, alliée à une hétérogénéité omniprésente s’applique aussi à la réalité de toute notre vie personnelle, dès lors que nous ne nous laissons pas abuser par le vocabulaire quotidien et par les abstractions qu’utilise la science ou qu’impose l’administration. Lorsque chacun de nous s’efforce de se dire qui il est, il se présente comme une mosaïque de déterminations homogènes et discontinues. Nous sommes homme ou femme, croyant ou agnostique, père de famille ou célibataire, fonctionnaire ou commerçant, étudiant ou apprenti, membre d’un club sportif ou instrumentiste dans un orphéon… En faisant cette énumération, nous avons tendance à nous considérer comme la somme de déterminations juxtaposée, indépendantes les unes des autres et identiques chez différents individus. Mais il n’en est rien. Une image bien prosaïque suffit pour le faire comprendre. Si à la surface d’un récipient contenant de la peinture blanche nous laissons tomber en trois points équidistants une goutte de colorant bleu, rouge et jaune, nous voyons qu’initialement chaque couleur est bien distincte des deux autres, homogène et identique à elle-même. Mais progressivement chacun des colorants se diffuse sur toute la surface et se mêle aux deux autres dans des proportions différentes, en sorte qu’au bout du compte il n’y a pas un seul point de la surface considérée qui ne contienne les trois teintes ; la couleur de chaque point est différente et d’un point à l’autre il n’y a pas solution de continuité : hétérogénéité et continuité sont maximales. C’est ainsi que chacune de nos déterminations se colorent de toutes les autres en des proportions originales : la vie familiale, les convictions religieuses, l’activité professionnelle, l’engagement associatif interagissent les uns sur les autres et se colorent les uns les autres dans des proportions variables
Ainsi, si nous refusons la spatialisation de la durée que nous imposent les horloges et si nous résistons à l’abstraction qu’insinue le vocabulaire et qu’utilise la science ou qu’impose l’administration, nous découvrons en nous-mêmes, dans tout ce que nous vivons, la durée véritable marquée du sceau de la continuité et de l’hétérogénéité.
Nous voyons donc que le temps n’est pas un en soi uniforme, indépendant des êtres changeants qui constituent la réalité ; nous devons reconnaître des temps dont la différence qualitative est fonction des types de changement auxquels ils sont liés, que ce soit le simple déplacement d’un endroit à un autre, l’ensemble des processus inhérents à l’affirmation du vivant, ou la réalité intimement vécue, mais menacée d’oubli, de notre moi profond.
Cependant la reconnaissance de ces différences qualitatives maintient une représentation du changement dans laquelle l’avant et l’après se succèdent, le présent faisant suite au passé et précédant le futur : la tentation de la spatialisation sévit toujours, nous conduisant à identifier le passé à un point de départ et le futur à un point d’arrivée, la saisie du passé et du présent étant indépendante de l’appréhension d’un futur mystérieux vers lequel nous précipiterait indéfiniment le cours impétueux du temps. Il importe de considérer ce qui au cœur même de la conscience nous permet de reconnaître l’appartenance des événements à chacune des trois parties du temps, en découvrant que c’est par nous et pour nous que le passé et l’avenir, tout autant que le présent, accèdent à la présence.
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La présence est consubstantielle à la conscience : là où il y a conscience il y a nécessairement présence, et il n’y a de présence que par et pour une conscience. Une fois encore ne nous laissons pas induire en erreur par le vocabulaire administratif : pour la direction de l’établissement scolaire, un élève est présent lorsqu’il se trouve physiquement, corporellement à l’intérieur d’un certain local comme une salle de classe ou une bibliothèque par exemple. Mais tout enseignant sait bien que sans quitter la salle de classe, cet élève va être absent au moins pendant quelques instants : son esprit sera ailleurs, certaines parties du cours vont lui échapper, les propos du professeur ne lui seront plus présents. Ainsi la présence dont nous voulons indiquer le lien étroit et réciproque avec la conscience, ne doit surtout pas être confondue avec la proximité spatiale ou la situation dans un lieu.
Un objet, quel qu’il soit, (montagne, fleur, insecte, mélodie, formule mathématique, poème ou personne…) ne jouit de la présence que pour autant qu’un mouvement psychique se porte vers lui.. Ce mouvement vers l’objet, grâce auquel l’objet devient présent et peut le demeurer, est d’un tout autre ordre qu’un déplacement d’un point à un autre ; il s’agit de l’intentionnalité de la conscience, résumée dans l’expression célèbre d’Husserl : « Toute conscience est conscience de… ». « Intentionnel » n’est pas ici synonyme de volontaire ; son étymologie enferme l’idée de « tendre vers… », de « se porter sur… ». La conscience n’est donc pas un réceptacle dans lequel se trouveraient des objets ; elle n’est pas translation d’un point à un autre ; elle est bien plutôt sortie d’elle-même, puisqu’elle est fondamentalement tournée vers autre chose qu’elle-même, vers un objet, qui ainsi accède à la présence.
Mais ce mouvement vers l’objet qui permet à celui-ci de jouir de la présence, d’être présent, dépend d’une attente : il n’y a « attention à… » que parce qu’il y a « attente de… ». Si l’attente se dissipe, l’intérêt cesse, l’attention n’est plus soutenue, et la présence s’évanouit : l’objet n’est plus là, présent pour nous, il a cédé la place à un autre objet, dont la présence dépend à son tour de la persistance de l’attente.
L’attente sans laquelle il n’y aurait plus ni attention, ni présence, anime un double mouvement, dans et autour de l’objet. L’objet ne continue à jouir de la présence que pour autant qu’il est parcouru, exploré, dans son horizon interne et dans son horizon externe. L’horizon interne de l’objet, ce sont les multiples apparitions possibles du même objet ; l’horizon externe, ce sont les multiples relations que le même objet entretient avec d’autres objets constitutifs de son environnement, de son cadre spatio-temporel, et finalement du monde lui-même. Ainsi le dyke de Saint Michel d’Aiguilhe que vous découvrez derrière moi par la baie vitrée ne vous demeure présent que parce que votre regard l’explore, parcourant cette masse rocheuse pointée vers le ciel pour en découvrir la forme, la couleur, la végétation accrochée à la pente, ou encore l’escalier sinueux qui s’accroche à la paroi, jusqu’à la chapelle elle-même, avec son porche roman qu’orne un merveilleux arc trilobé. Si cette exploration visuelle cesse, si votre regard se fige, du même coup, sans avoir pourtant détourné la tête ni fermé les yeux, vous ne le voyez plus, il ne jouit plus de la présence. Mais vous pouvez aussi explorer son horizon externe en suivant les multiples fils qui relient cet objet à d’autres objets, que ce soit les autres volcans d’Auvergne, ou encore les autres sanctuaires érigés en l’honneur de l’Archange Michel à la fin du Xème siècle en Europe ; si ces liens se distendent, si le retour sur l’objet initial ne s’effectue plus, alors c’est que votre rêverie ou votre curiosité vous portent vers d’autres objets, et le Rocher d’Aiguilhe cesse de jouir de la présence.
Cette « présence de… » qui advient par et pour une conscience – ce qui la définit comme intentionnalité – contient aussi une dimension fondamentale de « présence à elle-même » : tout vécu de conscience (qu’il s’agisse d’un acte de perception, d’imagination, de désir, de volonté, de compréhension…) a la propriété essentielle de s’apparaître à lui-même. Telle que définie ci-dessus, la présence d’un objet est présente à elle-même. Voilà la base même du Cogito de Descartes, « Je pense, donc je suis ».
Mais si la conscience en tant que « présence de… » est aussi présente à elle-même, il faut qu’elle entretienne envers elle-même ce qui rend possible la présence, à savoir, comme nous l’avons vu avec l’intentionnalité, un mouvement vers elle-même qui soit en même temps un double mouvement d’exploration de son horizon interne et de son horizon externe. Si l’horizon interne contient les multiples apparitions possibles du même objet, l’horizon interne de la présence contient les multiples apparitions possibles de la présence ; si l’horizon externe contient les multiples relations possibles du même objet avec d’autres objets, l’horizon externe de la présence, contient la relation possible de la présence à l’autre de la présence, c’est-à-dire à l’absence.
La reconnaissance de ce double horizon de la présence au cœur de la présence à soi de la conscience permet de comprendre en quel sens l’être conscient ne se contente pas d’être, mais « ex-iste », c’est-à-dire se porte toujours hors de lui-même, en avant de soi, tourné vers ses possibilités, c’est-à-dire vers de nouvelles présences possibles. Le sujet conscient, par lequel et pour lequel toute chose devient présente, n’est donc pas enfermé dans ses déterminations, fussent-elles successives, il est fondamentalement tourné vers ses possibilités, en cours d’exploration de ces possibilités, qui adviennent ainsi à la présence en tant que « à venir ». C’est ainsi que le futur jouit de la présence avant même de devenir réalité : c’est la saisie de la possibilité du possible (possible que oui, possible que non) qui constitue le caractère propre du futur. Et cette saisie est étroitement liée à une attente qui porte sur l’être même et la détermination à venir du sujet conscient encore radicalement inachevé.
Le procès de temporalisation qui tout à la fois distingue et rend présentes les parties du temps ou ek-stases temporelles, trouve donc sa source originelle et son dynamisme non pas dans le passé, mais dans le futur, et c’est seulement en fonction du futur toujours placé sous le signe du possible que se détache et advient à la présence comme passé ce qui est devenu nécessaire, ce qui ne peut plus être autrement qu’il n’a été, autrement dit l’irrémédiable et l’irréversible. Et c’est seulement dans l’écart entre le futur comme ensemble de possibilités en suspens, et le passé comme somme des nécessités désormais indépassables et inchangeables, que survient la rencontre du présent comme réalité du contingent auquel nous prêtons attention.
Là où il y a conscience, il y a présence, et là où il y a présence, il y a présence de la présence, et simultanément présence du futur, du passé et du présent. Ce qui peut se résumer en disant qu’ être conscient, c’est exister sur le mode du souci. Il ne s’agit pas seulement de dire que nous avons des soucis, mais il importe de comprendre en quel sens nous sommes « souci ». Pour ce faire, il n’est pas interdit de partir d’une brève analyse de ce qui se produit lorsque nous nous faisons du souci. Prenons l’exemple tout simple d’un jeune parti poursuivre ses études universitaires à Clermont-Ferrand. Le premier trimestre est achevé et en fin de soirée, il téléphone à ses parents pour leur dire qu’il prend sa voiture et rentre au Puy sans tarder. Or en ce mois de décembre la neige recouvre déjà les routes et bien que ses parents l’aient supplié de ne pas courir de danger, notre étudiant leur a dit de ne pas se faire de souci, et il a raccroché le combiné… Mais justement ses parents se font du souci : ils sont désormais tout entiers préoccupés, dans l’attente de l’arrivée de leur fils, dans la crainte aussi de ce qui peut lui arriver et qui pourrait faire qu’il n’arrive pas. L’attente de cette arrivée possible, mais non certaine, rend présents comme irrémédiablement passés des événements qui ne peuvent plus ne pas avoir été : la décision de leur fils de prendre la route malgré la forte chute de neige, mais aussi, il y a quelques mois, l’achat de cette voiture pour faire plaisir au fils qui rechigne à prendre le train, et même en remontant plus loin père et mère en viennent à se reprocher mutuellement une éducation trop indulgente. Ainsi tournés vers le futur et hantés par un passé qui les obsède, ces parents ne prêtent attention à ce qui les entoure qu’en fonction de ce contexte : la sonnerie du téléphone qui retentit dans l’épisode du feuilleton télévisé avec lequel ils cherchent à tromper leur attente, les fait sursauter comme s’il s’agissait d’un appel de leur fils ou de la gendarmerie… et le moindre bruit de moteur habituellement inaperçu suffit pour qu’ils se précipitent vers la porte.
Utilisons ce que nous venons de décrire pour récapituler en quel sens l’existence d’un être conscient se confond avec le souci. L’être conscient est souci : il est constamment tourné vers ses possibilités, et ce qui est ainsi en suspens, ce sont des déterminations qui, une fois réalisées, deviendront passées et nécessaires : il ne nous sera plus possible de faire que ce que nous aurons fait n’ait pas été fait ; c’est en fonction de ces possibilités, donc de ce futur, que resurgissent certains événements de notre passé, comme déjà là, irrémédiablement ; et c’est dans l’entre deux que s’effectue notre rencontre du présent, choses, êtres et monde, qui ne jouissent de la présence que pour autant que nous leur prêtons attention, en fonction de l’attente qui nous anime et de la mémoire du « déjà là » avec lequel il faut désormais compter.
L’exploration de l’horizon interne de la présence, présente à elle-même, nous a conduits à modifier radicalement l’ordre des ek-stases temporelles : non pas « passé, présent futur », comme nous y entraînent la spatialisation du temps et son assimilation à un vecteur orienté, mais plutôt « futur, passé, présent ». Le futur jouit en premier de la présence parce que nous sommes sans cesse en train de glisser vers nos possibilités, vers d’autres présences possibles de la présence. Mais il ne faut pas oublier l’exploration de l’horizon interne de la présence, c’est-à-dire sa relation avec son autre, à savoir l’absence possible. Et c’est en cela que le temps nous est compté.
Parmi toutes les possibilités parmi lesquelles nous sommes tournés, il en est une, tout à fait spéciale et dont l’importance est capitale : c’est la possibilité de l’absence de la présence. C’est ainsi que la mort nous est présente à chaque instant. En utilisant une formule inspirée de Martin Heidegger, nous pouvons dire que pour chacun de nous la mort est « la possibilité de l’impossibilité de toutes nos possibilités ». Que vais-je devenir, que serai-je devenu dans dix, vingt ou trente ans ? Les possibilités sont multiples : mécanicien ou médecin, célibataire ou père de famille, modeste citoyen ou responsable politique… Mais il est possible que tout cela devienne brusquement et radicalement impossible, si je meurs entre temps.
Voyons rapidement quelles sont les caractéristiques tout à fait originales de cette « possibilité de l’impossibilité de toutes nos possibilités ». Cette possibilité est certaine, à la différence de toutes les autres qui demeurent alternatives : je serai médecin ou je ne serai pas médecin, je serai père de famille ou je ne serai pas père de famille… Les deux membres de l’alternative sont possibles, ce qui leur ôte toute certitude ; par contre, la mort est une possibilité qui se réalisera inévitablement, la seule incertitude concerne la date et les conditions de ma mort.
Cette possibilité certaine est aussi la plus proche de toutes : nulle attente, nul détour ne sont nécessaires. Pour être parent, il faut attendre d’avoir passé l’âge de la puberté, pour être médecin, il faut avoir suivi plusieurs années d’études…mais pour pouvoir mourir, pour que tout le reste puisse devenir impossible, il suffit d’être en vie, et chaque instant peut être le dernier. Dès que nous sommes nés, nous somme assez âgés pour mourir, disaient les Anciens.
Cette possibilité qui est la plus proche nous est aussi la plus propre : elle est notre propriété la plus personnelle, nul ne peut nous l’ôter, nul ne peut nous en dispenser. Nous pouvons être dispensés de beaucoup de choses, comme de travailler, car d’autres peuvent le faire pour nous, ou même d’aimer, car d’autres peuvent faire aussi bien que nous le bonheur d’un être cher. Pouvons- nous être dispensés d’avoir à nous nourrir ou à respirer ? Quelqu’un d’autre peut-il le faire pour nous ? Non. Mais nous pouvons cependant en être dispensés : il suffit que l’on nous tue. Mais ce que nul ne peut faire, c’est nous dispenser d’avoir à mourir : de cela nous sommes indispensables ! L’admirable sacrifice du Père Maximilien Kölbe ne perd rien de sa grandeur, mais le prisonnier condamné à mort dont il a pris volontairement la place, n’est pas dispensé d’avoir à mourir à son tour, un peu plus tard. Cette possibilité à la fois si certaine et si proche qui nous appartient vraiment en propre, comme notre bien personnel que nul ne peut nous ôter, doit-elle être escamotée, vécue si l’on ose dire, dans l’inconscience et l’oubli ? Et pourtant ne dit-on pas de plus en plus qu’avoir une belle mort, c’est partir sans souffrir et sans s’en rendre compte ? Les soins palliatifs pour réduire la souffrance, oui, mais il faut aussi un accompagnement personnel pour aider à assumer cette possibilité qui est éminemment propre à chacun.
Cette possibilité unique en son genre a aussi une vertu individualisante ; en un sens on meurt toujours seul, et la mort constitue une mise hors jeu radicale, et non pas une nouvelle mise en relation. Au jeu d’échecs, en se déplaçant sur l’échiquier, en changeant de case selon les règles du jeu qui la concernent, chaque pièce abandonne certaines relations avec l’ensemble des autres pièces, et en contracte de nouvelles ; mais lorsqu’une pièce est prise, elle est mise hors jeu, elle n’entretient plus du tout de relation ni avec l’échiquier ni avec les autres pièces. Il n’est plus seulement question d’éloignement ou de proximité, mais d’une radicale séparation. Ainsi, chacun de nous est un individu singulier et distinct de tout autre parce qu’il est séparable ; d’où la fragilité de tous les liens que nous pouvons nouer en cette vie. D’où aussi la fascination que peut exercer la mort. Certes l’on dit l’amour plus fort que la mort, en ce sens que l’union amoureuse rendrait inséparables ceux qui s’aiment. Mais n’est-ce pas aussi la mort qui unit définitivement ? Tant que nous sommes en vie, nous pouvons mourir, et c’est pourquoi nous sommes séparables. Mais une fois morts, nous ne pouvons plus mourir, nous sommes devenus inséparables. La mort ne rend-elle pas définitivement vains les efforts pour séparer ceux qui s’aiment ?
Enfin, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la mort est une condition de liberté. Donnons au mot liberté le sens très simple de « se donner à soi-même des déterminations », ou encore « se déterminer soi-même ». Pour pouvoir se déterminer soi-même, encore faut-il être déterminable ; et l’on ne peut être déterminable que si l’on est « terminable ». Celui dont la vie n’aurait pas de terme, ne serait pas terminable, ce faisant il ne serait pas déterminable, et il ne pourrait pas se déterminer lui-même : il ne serait donc pas libre. Supposons une personne dont la vie se prolongerait indéfiniment, qui pourrait ainsi poser quotidiennement et sans fin des actes dont la qualité morale pourrait être appréciée au moyen de grandeurs positives ou négatives ; à chaque instant l’on peut en faire la somme algébrique. Si la suite de ces grandeurs est infinie, interminable, le montant de leur somme algébrique demeurera indéterminable ; chaque jour une escroquerie, une lâcheté, ou au contraire un acte d’héroïsme ou de générosité pourra venir modifier rétroactivement la valeur du tout.
Mais si la suite est finie, et si elle peut se terminer à chaque instant, cela signifie que chaque instant peut être le dernier : son importance est alors capitale, proprement infinie puisque la valeur de cette existence sera arrêtée une fois pour toutes, l’orientation profonde de tout l’être sera définitivement fixée.
Ainsi le temps nous est compté. Et si chaque instant compte, ce n’est pas principalement parce que ces instants sont trop peu nombreux et que, comme il se dit couramment, il faut savoir en profiter, mais parce que la possibilité de l’impossibilité de toutes nos possibilités est sans cesse présente et que chaque instant peut être le dernier, nous ôtant toute possibilité d’auto-détermination ultérieure.
Il nous appartient donc de prendre conscience de la valeur inestimable de chaque instant : bien loin de n’être qu’une phase du déroulement implacable d’une nécessité préalablement définie, qui nous confinerait dans l’univers fermé du même et nous replirait dans les limites de notre finitude, chaque instant contient la possibilité d’une ouverture vers l’autre, c’est-à-dire vers l’autre de la présence, mais aussi vers la présence de l’Autre comme Visage, et aussi plus radicalement vers le tout Autre, qui sait pourtant se faire pour chacun de nous le tout proche, toujours présent, pour autant que nous sachions nous convertir, nous retourner, pour nous tourner dans la bonne direction.
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Chaque instant est passage vers un autre instant ; mais cette altérité de l’instant qui suit peut s’abîmer dans l’homogénéité des mises en relations intra-mondaines, chaque terme de la nouvelle mise en relation nous maintenant dans le cercle du même, dans l’affirmation de notre réalité, bien assurée d’elle-même, en quête de satisfactions personnelles, avide d’auto-satisfaction. Mais comme nous l’avons rappelé, cette exploration de l’horizon interne de la présence qui nous porte vers de nouvelles possibilités de mise en relation, est indissociable de la saisie de l’horizon externe de la présence, à savoir l’absence, c’est-à-dire la négation de la présence, la mort. L’actualisation de cette relation à l’autre de la présence, c’est-à-dire l’absence, exclut le maintien de la présence elle-même et contredit donc tout à fait notre auto-affirmation.
Mais l’instant ne se réduit point à cela. Il est aussi ouverture sur l’autre présence, comme présence de l’Autre qui n’est pas une chose, une simple somme de déterminations définies par un faisceaux de facteurs extérieurs. Cette rencontre d’Autrui comme Visage, si bien analysée par Emmanuel Lévinas, nous fait éprouver la présence d’un infini que le regard dominateur de notre raison ne peut circonscrire ni expliquer dans le cadre de quelque déterminisme réducteur que ce soit, biologique, psychologique ou sociologique. Ce qui nous arrive alors est profondément déstabilisateur ; ce n’est point la simple résultante ou l’aboutissement d’un passé qui nous presse et nous propulse vers un avenir ; ce qui s’ouvre devant nous est un horizon nouveau, qui nous aspire, révélant au plus profond de chacun de nous des possibilités qui excèdent tout ce que nous pouvions pressentir ou que notre passé pouvait laisser croire. Nous nous découvrons capables d’un excès extatique, oserait-on dire, d’une sortie de nous-mêmes indéfiniment renouvelable, d’un arrachement libre et pourtant nécessaire à nous-mêmes pour répondre à cet appel criant, venu d’ailleurs, venu de l’Autre.
L’instant qui passe, et glisse dans l’autre instant, est aussi ouverture sur le tout Autre qui loin d’être un élément constitutif du monde au sein duquel nous nouons nos relations coutumières, se révèle en être le fondement et la fin. Si à chaque instant peut s’actualiser la possibilité de l’impossibilité de toutes nos possibilité, à chaque instant aussi peut s’actualiser la possibilité d’une mise en relation avec celui dont la présence annihile cette menace de l’impossibilité : cette rencontre ne fait qu’un avec la prière du psalmiste clamant son attente : « Montre-nous ta Face, Seigneur, et nous serons sauvés ! » (Ps.80,4).
« Mort, où est ta victoire ? (Ière Cor. 15,55). Dans et par la rencontre du Tout-Autre, avec l’avènement du salut, se trouve détruit le caractère absolu de la mort : celle-ci n’est plus la possibilité certaine de l’impossibilité de toutes nos possibilités, puisque seules les relations intra-mondaines seront frappées d’obsolescence. La vie qui nous est promise et que nous attendons après la mort ne sera pas la reprise et le simple prolongement de notre vie présente puisqu’une possibilité essentielle sera devenue radicalement impossible : il nous sera désormais impossible de changer l’orientation fondamentale de notre volonté. En suivant l’enseignement ferme de Saint Thomas d’Aquin (Somme Contre les Gentils, Livre IV, ch. 92-93-94 et 95), l’on comprend mieux le sens de ce que la tradition nomme le « jugement particulier » : à notre mort, Dieu ne nous impose pas un jugement contre notre volonté, mais l’état nouveau dans lequel nous nous trouvons donne à notre volonté sa pleine efficacité, l’orientation fondamentale que nous avons adoptée librement se trouve consacrée définitivement et pleinement exaucée.
C’est cette possibilité la plus essentielle, celle qui nous permet de nous définir librement dans l’attitude que nous adoptons à l’égard du tout Autre, et à l’égard de tous les autres, nos frères, qui caractérise notre vie temporelle ; c’est elle qui fonde la valeur irremplaçable de chaque instant de notre vie terrestre. D’aucuns aiment répéter que croire en une vie après la mort dévalorise la vie présente et ses combats , que c’est faire de la vie terrestre une sorte d’antichambre sans intérêt, sans importance, sans valeur, puisque, pour les croyants, ce n’est qu’une préparation à la vraie vie, dans l’au-delà. C’est oublier que chaque instant de cette vie présente a une valeur infinie, puisqu’en lui, se joue, par notre propre décision, notre destinée définitive.
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Alors comment vivre l’instant présent ? Faut-il fuir le temps et ses dangers, pour mieux « se sauver » ? Mais cette fuite serait une désertion ! Il peut nous plaire de quitter le combat pour mieux nous assurer de nous- mêmes et de notre salut ; mais ce serait oublier qu’il n’est de salut que dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, donc vouloir ce que Dieu veut, à savoir le plus grand bien du tout et le salut de tous : « Dieu notre Sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (Timothée 2,3). Et comme nous l’avons dit, il ne faut pas juger l’accomplissement de ce dessein à l’aune d’un temps universel, abstrait et homogène ; il faut l’apprécier en fonction du rythme propre à chaque réalité en devenir, dont les évolutions connaissent des phases qualitativement différentes. Ni les horloges astronomiques, ni les ères géologiques, ni les transformations des espèces, ni les phases d’un métabolisme quelconque, ni la périodicité de l’histoire politique ou sociale, avec ses grandes espérances et ses cruelles déceptions, ne peuvent servir à appréhender le temps propre à la croissance et à la maturation du Corps du Christ qui est l’Eglise : celle-ci affirme que tout est déjà accompli en Jésus-Christ – et la pleine révélation du Père et le salut offert à tous dans le don de l’Esprit – et en même temps elle crie son attente et sa ferme espérance : « Oh oui, viens, Seigneur Jésus ! » (Apocalypse 22,20).
L’ambivalence de l’instant est indissociable de la double forme que peut prendre ce que nous nommons action ou activité, ainsi que l’enseignait Aristote (Métaphysique Livre θ, ch.6) en distinguant l’« energeia » comme activité véritable et la « kinésis » comme changement ou devenir. Celle-ci est nécessairement transitive et transitoire : transitive parce qu’il s’agit de donner à un objet une nouvelle détermination, comme de le transporter d’un lieu à un autre ou de le faire passer d’un état à un autre, la qualité du sujet se transmettant à l’objet ; et transitoire parce que ce mouvement est tourné vers sa propre disparition, il s’achève et prend fin dans son accomplissement. Ainsi, on ne peut pas bâtir et avoir bâti (sa maison, la même maison), guérir et avoir guéri, apprendre et avoir appris, découvrir et avoir découvert. Pour reprendre ce dernier exemple, dès que vous avez vu pour la première fois un paysage, vous l’avez découvert, et vous ne pouvez pas le découvrir à nouveau ; par contre vous pouvez indéfiniment le contempler et l’apprécier, mais alors il s’agit non plus de la « kinésis », mais de l’ « energeia ». Celle-ci est une activité qui se suffit à elle-même, dont la fin est immanente, et qui de la sorte peut se maintenir, ou se répéter, indéfiniment, sans jamais passer ou être dépassée. C’est ainsi que l’on peut habiter sa maison et l’avoir habitée, voir et avoir vu, pensé et avoir pensé, ou encore, bien vivre et avoir bien vécu, goûter le bonheur et avoir goûté le bonheur.
Bien loin de renier le temps ou de le fuir, il nous faut ainsi savoir dire oui à l’instant présent, sans le mutiler, mais en le saisissant dans sa double dimension, de plénitude généreusement accordée et de préparation intensément voulue. Le pays vellave qui vous accueille en ces jours à l’occasion de votre congrès national, est, comme vous le savez, une terre de pèlerinage ; c’est aussi par son patrimoine architectural un haut lieu de l’art roman. Les pèlerins qui ont cheminé, étape après étape, pour venir prier la Vierge noire ou qui partent du Mont Anis pour des semaines de marche vers Saint Jacques de Compostelle, nous démontrent que pour ne pas régresser en-deçà de l’humain, il importe que chacun lance au-delà de lui-même, par delà le moment présent, la flamme de son désir, la flèche de sa volonté. Mais en même temps avec la beauté de l’art roman, le ferme équilibre parfaitement apaisé de l’arc en plein cintre nous rappelle que tout est déjà accompli, qu’en chaque instant une plénitude nous est toujours gracieusement dispensé.
Serge Monnier