RAISONS ET HORIZONS
Pourquoi fêter le travail ?
Est-il bien normal de « fêter le travail » ? N’est-il pas une composante du malheur de l’homme qui doit tirer sa subsistance du sol « à force de peines » (Genèse 3,17)? Mais le travail n’est-il pas aussi un facteur essentiel de l’intégration sociale, de la conscience de soi et de la liberté ? Pourtant cela n’implique pas d’allonger la durée du travail au-delà d’une certaine limite ni non plus d’ailleurs de la réduire au point de rendre paradoxalement le travail de moins en moins supportable.
Souffrance, nécessité et obligation.
Le travail est d’abord synonyme de souffrance : le mot vient du latin «tripalium» qui désigne un instrument de torture. La notion de souffrance se retrouve dans l’expression «une femme en travail ».
Cette souffrance engendrée par l’effort est liée au nécessaire détour de la production qui pour satisfaire les besoins commence par les augmenter en dépensant l’énergie du travailleur. Il s’agit bien d’une activité réglée qui, à la différence du jeu, n’est pas satisfaisante en elle-même mais qui est « asservie » à la production d’un bien. Et aucune harmonie préétablie ne garantit que le résultat des efforts fournis suffira à restaurer les forces dépensées ; un développement insuffisant des forces productives suffit pour engendrer cette misère sans même faire intervenir l’exploitation de l’homme par l’homme.
Cette activité laborieuse est aussi une obligation pour tous dans la vie en société. Selon Rousseau, «celui qui mange dans l’oisiveté ce qu’il n’a pas gagné lui-même le vole ; et un rentier que l’Etat paye pour ne rien faire ne diffère guère, à mes yeux, d’un brigand qui vit aux dépens des passants. (…) Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon » (L’Emile). En 1936 la Constitution de l’URSS stipulait : « qui ne travaille pas ne mange pas », citant – sans doute involontairement – la règle donnée par l’apôtre Paul : « si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».
Intégration sociale, conscience de soi et liberté.
La participation au procès global de production, avec le respect des règles qui exigent de surmonter sa paresse et de réfréner ses désirs, fonde la reconnaissance réciproque de chacun par tout autre comme sujet libre et digne d’être respecté.
Par la mise en oeuvre de ses facultés chacun se projette hors de lui-même et trouve dans le produit de son travail non seulement un bien à consommer, ou à échanger pour pouvoir consommer, mais un miroir dans lequel il se retrouve lui-même, ne se définissant plus seulement par sa naissance ou son appartenance sociale, et encore moins par ce qu’il a ou possède, mais principalement, sinon exclusivement, par ce qu’il fait, par ce dont il est l’auteur, en tout ou en partie.
Par cette action transformatrice qui façonne un monde, l’homme réalise sa liberté concrète, celle qui intègre les déterminations de notre environnement matériel, social et culturel pour que nous nous sentions vraiment « chez nous », selon la formule lapidaire de Hegel : « Etre libre, c’est être chez soi ».
Une ambivalence incontournable : du trop au trop peu.
Si le travail peut être source d’intégration sociale, de conscience de soi et de liberté concrète, ne faut-il pas lui accorder encore plus de place dans nos vies, en allonger la durée, et ainsi en accroître les bienfaits ? Mais le trop est souvent l’ennemi du bien ; s’il est vrai, comme le disait Rousseau, qu’« il n’y a pas de liberté sans loi », il n’empêche que la multiplication des lois peut étouffer la liberté. De même lorsque le travail accapare l’essentiel de la vie, il devient destructeur de l’humain en l’homme. Il est donc bon de réduire la durée du travail.
Mais si cette réduction est poussée au-delà d’une certaine limite, alors la satisfaction attendue se dissipe en raison d’une nouvelle répartition dans l’affectation du sens. Tout se joue avec le déplacement du curseur qui partage le temps disponible en temps de travail et en temps consacré aux loisirs. Lorsque le temps de travail l’emporte, il concentre sur lui l’intérêt et l’attention, et les autres activités sont vécues comme annexes ou complémentaires ; il suffit de réduire le temps de travail en déplaçant le curseur en deçà d’un certain seuil, pour que les activités extérieures au travail accèdent au rang de préoccupation principale. N’étant plus perçu comme le lieu d’un accomplissement personnel, le travail est ressenti comme une gêne à l’épanouissement de l’individu, comme un obstacle dont on s’ingénie à diminuer les exigences et à tourner les contraintes d’horaire ou de calendrier. Paradoxalement la réduction de sa durée contribue à affecter le travail tout entier d’un coefficient d’adversité qui le rend de plus en plus insupportable.
L’ambivalence du travail, à la fois attractif et répulsif, est sans doute incontournable. Fêter le travail, ne serait-ce pas lui faire trop d’honneur ?
Le 1er mai 2012
Serge Monnier