ÉTHIQUE ET ETHIQUE ROTARIENNE par Serge Monnier
La dimension éthique de l’agir humain consiste en ce que l’homme se détermine à vouloir agir de telle ou telle façon, non pas seulement en fonction de ses pulsions, de ses désirs ou de ses caprices, mais en faisant intervenir la représentation de principes universels dictés par ce que l’on appelle sa conscience morale, ou encore la « raison pratique » comme le dit Emmanuel Kant.
Ainsi l’éthique n’est pas seulement une description et une constatation du comportement humain, mais, à l’égard de la conduite humaine, elle est indicative, incitative et même normative.
Une double finalité.
Sa finalité est double. Elle doit nous indiquer le meilleur chemin conduisant au bonheur grâce à l’actualisation de nos possibilités les plus hautes et les plus nobles. C’est dans cet esprit qu’Aristote rédige son Ethique à Nicomaque, ou que Spinoza dans l’Ethique nous propose un chemin de liberté qui culmine dans l’amour intellectuel de Dieu, l’unique substance qui, selon lui, ne fait qu’un avec la Nature. Mais l’accès au bonheur ne dépend peut-être pas totalement de nous, et la distinction que font les stoïciens entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous, peut être reprise à la manière de Rousseau qui voit dans la conscience morale un « instinct divin, une céleste et infaillible voix », qui nous commande ce que nous devons faire pour être dignes d’être heureux, car cela seul dépend entièrement et uniquement de la qualité de notre vouloir. Ce qui se retrouve dans l’analyse kantienne qui souligne que le devoir est l’obligation d’agir par pur respect pour la loi.
Des éthiques différentes .
Il apparaît que les différentes cultures joignent de façon différente ces deux finalités dans leurs traditions : elles nous proposent des conseils de la prudence (ce que nous devons faire pour être heureux) et des commandements de la moralité, qui nous dictent ce que nous devons faire et comment nous devons vouloir le faire, pour nous rendre dignes d’être heureux.
Ainsi l’on peut dire que différentes éthiques se distinguent apparemment par le nombre de leurs prescriptions.
Dans l’Ancien Testament les principes de l’éthique sont condensés dans les 10 commandements, le décalogue que Dieu donne à Moïse sur le mont Sinaï. Dans le Nouveau Testament Jésus résume l’éthique dans la règle d’or : « tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux, voilà la loi et les prophètes » (Matthieu 7,12) ; et l’apôtre Paul déclare aux Romains : « tous les préceptes de la loi se résument en cette formule : « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (13,9).
Rousseau pour sa part résume toute l’éthique en deux maximes, une « maxime sublime de justice raisonnée » : « fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse », qui reprend la règle d’or, et une « maxime de bonté naturelle (bien moins parfaite mais plus utile peut-être que la précédente) » : « fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible », maxime qui découle du sentiment naturel de pitié.
Pour nous permettre de déterminer avec assurance ce que nous devons faire ou ne pas faire, Emmanuel Kant nous propose d’utiliser tout simplement trois formules de l’impératif catégorique : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle », ou encore « agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature », et enfin une troisième formule souvent citée : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
Mais nous trouvons aussi l’éthique résumé sous quatre titres, les quatre vertus que Platon nous présente dans la République : la sagesse pratique ou prudence, le courage, la tempérance et la justice. Ce sont les quatre vertus « morales » dites « cardinales » que la tradition chrétienne reprendra en les distinguant des vertus « théologales » de foi, d’espérance, et de charité, qui ont Dieu pour objet et qui sont un don de la grâce.
C’est ce nombre quatre que nous retrouvons au XXe siècle lorsque Jurgen Habermas expose une « éthique de la discussion ». Il voit dans la discussion, appelée aussi « pratique argumentative », ou «agir communicationnel», l’activité spécifiquement humaine : il s’agit d’un échange de paroles qui vise à parvenir à un accord, dans la recherche d’une vérité qui n’appartienne à personne, mais qui soit un bien commun. Pour que la discussion puisse se réaliser sans être pervertie, quatre « conditions prescriptives » s’imposent : premièrement, la liberté de pensée et d’expression : nul ne doit s’exprimer sous la contrainte ou par intérêt, dans l’espoir d’obtenir une récompense ; deuxièmement, le débat doit être pleinement ouvert et aucune référence ne doit être exclue ; troisièmement, la sincérité de tous est requise, personne ne doit chercher à dissimuler sa pensée ou à tromper l’autre ; enfin une égale autorité des paroles doit être affirmée d’emblée, aucune ne doit être a priori établie en position de supériorité pour s’imposer. Habermas voit dans ces quatre exigences les racines fondamentales de l’éthique.
C’est également avec le nombre quatre que s’énonce l’éthique rotarienne à travers le célèbre « critère des quatre questions » présenté par Herbert Taylor en 1932 et adopté définitivement en 1943 :
Est-ce conforme à la vérité ?
Est-ce loyal de part et d’autre ?
Est-ce susceptible de stimuler la bonne volonté réciproque et de créer des relations amicales ?
Est-ce bénéfique à tous les intéressés ?
Une double prétention.
Or ces différentes présentations de l’éthique, sous des formes plus ou moins condensées ou développées, ont toutes une même prétention à la validité universelle, et cela en un double sens : une universalité subjective, c’est-à-dire que chaque éthique affirme sa validité pour tous les hommes, pour l’humanité entière ; et une universalité objective, puisque chaque éthique estime que ses préceptes et leur esprit recouvrent tous les aspects les plus importants de l’existence humaine, les pensées les paroles et les actes.
Cette prétention à la double validité universelle est clairement affirmée dans la présentation du critère des quatre questions dans la littérature rotarienne. Ce critère est présenté comme un « raccourci commode », un « résumé », « une formule simple et concise », « une clé unique » de l’éthique universelle, un « trésor », valable pour tous les hommes, et recouvrant tous les rapports humains, quant à nos pensées, nos paroles, et nos actes.
Mais peut-on dire que ce critère qui contient en fait quatre questions est une clé facile à utiliser ? Autrement dit les qualificatifs utilisés pour souligner l’importance de ces quatre questions sont-ils conformes à la vérité ? Sommes-nous d’emblée dans l’évidence ? Pouvons-nous faire l’économie d’une réflexion critique sur ce célèbre critère « un en quatre questions » ?
La vérité.
La première question : « est-ce conforme à la vérité ? » peut nous renvoyer directement à la question du procurateur Ponce Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » et nous plonger ainsi dans un pur relativisme qui ne permet nullement d’éclairer l’action. Essayons d’échapper à cette solution de facilité.
De manière simplifiée disons que la vérité est au premier abord la qualité d’un « logos », d’un discours qui est en accord avec la réalité, avec ce qui est. Selon la définition qu’en donnaient les Anciens « veritas est adequatio rei et intellectus », la vérité est la correspondance entre un énoncé et un état de fait, ce qui est ; le contraire de la vérité se nomme erreur, et si cet écart au réel est volontaire il s’agit d’un mensonge, c’est alors une faute ou un péché.
Si c’est l’accord avec la « res », avec la chose elle-même qui fait que le logos est vrai, alors la chose dont il s’agit et dont on parle doit être toujours vraie puisqu’elle ne peut échapper au principe d’identité : elle est ce qu’elle est.
Pourtant nous ne réservons pas le qualificatif faux au discours, il nous arrive de parler de « choses fausses ». Ainsi lorsque l’on offre à un enfant une montre comme jouet, l’on peut dire qu’il s’agit d’une « fausse montre ». Certes cet objet n’est pas une montre puisqu’elle ne donne par l’heure, mais tout ce qui n’est pas une montre n’est pas pour autant une fausse montre. Cet objet est une fausse montre parce que son apparence fait naître une attente qui sera déçue : en voyant ce cadran et ces aiguilles, on peut s’attendre naturellement à savoir l’heure qu’il est, mais il n’en est rien, et notre attente sera déçue. Lorsque Descartes évoque le malin génie qui emploie toute son industrie pour nous tromper, il l’appelle le « deceptor », c’est-à-dire celui qui déçoit. Ce qui est faux, c’est ce qui contient une discordance entre le paraître et l’être, par contre ce qui est vrai, c’est ce qui est cohérent, solide, stable, comme l’indique la racine indo-européenne «st », dans le verbe être : « cela est », « cette chose est vraie », ce qui signifie qu’elle n’est pas trompeuse, qu’on peut lui faire confiance, que l’on ne court pas le risque d’être déçu. C’est en ce sens que la tradition religieuse dit que Dieu est vrai, ce qui signifie qu’il fera ce qu’il a dit, qu’il tiendra sa promesse. Lorsque l’on dit d’une personne qu’elle est fausse, cela signifie que son expression, ses paroles, ses gestes et ses attitudes, tendent à nous tromper en faisant naître en nous une attente qui sera déçue.
La loyauté.
Ainsi chacun a le devoir d’être vrai, c’est-à-dire loyal, pour mériter la confiance, et cela nous renvoie à la deuxième question du critère. Et en même temps, tous doivent vouloir ce qui est vrai c’est-à-dire ce qui est solide cohérent, stable, autrement dit ce qui mérite d’être pleinement voulu parce qu’il s’agit d’une entreprise cohérente dans laquelle tous peuvent se trouver unis dans une même bonne volonté, et cela nous renvoie à la troisième question de notre critère.
De fait la deuxième question « est-ce loyal de part et d’autre ? » contient implicitement une exigence de vérité, de véracité, d’authenticité, pour celui qui entreprend d’exposer sa pensée et de l’exposer à l’approbation d’autrui. Mais pourquoi ajouter : « de part et d’autre », comme si pour chacun le devoir de loyauté dépendait de son observation par l’autre partenaire ? Il ne dépend que de moi de satisfaire au devoir de loyauté ; si je peux douter, sans même aboutir à une certitude, de la loyauté de l’autre, cela m’autorise-t-il, sans même aller jusqu’à me l’enjoindre, de ne pas être loyal, autrement dit de ruser, et de prendre l’autre à son propre jeu ? Le devoir de loyauté ne serait-il pas un absolu ? Ne serait-ce qu’un conseil de la prudence qui m’indique l’attitude la plus avantageuse dans la plupart des cas ou est-ce vraiment un devoir de la moralité que la raison pratique m’ordonne catégoriquement, selon les analyses d’Emmanuel Kant ? Cette formulation de la seconde question du critère est donc de nature à engendrer une certaine perplexité qu’il faudrait dissiper.
La bonne volonté et l’amitié.
Et la troisième question : « est-ce susceptible de stimuler la bonne volonté réciproque et de créer des relations amicales ? », ne mérite-t-elle pas elle aussi d’être explicitée et peut-être complétée ? En effet les deux expressions « bonne volonté réciproque » et « relations amicales », ont une connotation ou une tonalité fortement intersubjectives : chacun devrait agir en fonction de la relation à autrui et de la réaction d’autrui à son égard. Mais est-ce suffisant pour être sûr de bien agir ? La compromission et la complaisance dans la médiocrité peuvent donner le change, mais ne sauraient suffire à fonder solidement l’amitié et la bonne volonté. Car il ne s’agit pas seulement de «vouloir bien » ceci ou cela, avec les autres, il s’agit de « vouloir le bien ». Ce qui fait qu’une volonté est bonne, c’est qu’elle se détermine à vouloir faire exister ce qui est vrai, solide, cohérent, ce qui ne déçoit pas. Ainsi comme le souligne Rousseau, la volonté générale n’est pas d’abord la volonté de tous mais, présente en chacun, elle est la volonté qui veut le bien du tout, par opposition à la volonté particulière qui ne prend en compte que l’intérêt individuel. La bonne volonté veut le bien universel, et le bien du tout concret auquel on appartient, c’est-à-dire la nation, la famille, la communauté religieuse…etc., et si l’on en croit Aristote, l’excellence de l’homme de bien n’est pas due à la recherche de l’amitié, mais c’est parce que il recherche le bien qu’il peut être un ami véritable.
Comme nous venons de le voir, si la volonté est vraiment bonne, au point de faire naître et d’entretenir une authentique amitié alors la réponse est donnée à la question : « est-ce bénéfique à tous les intéressés ? » puisque le vrai bien est celui du tout, et que ce bien ne peut que rejaillir sur tous les membres de ce tout.
Un bénéfice commun.
Pourtant cette quatrième question doit conduire à s’interroger : comment le bénéfice doit-il être réparti ? Et de quel bénéfice s’agit-il ?
En matière de consommation, lorsqu’il s’agit de répartir des avantages ou des résultats, faut-il s’en tenir à une stricte égalité qui confine à l’uniformité, ou bien vaut-il mieux faire jouer le principe de la répartition proportionnelle, qui permet d’instaurer de l’égalité en tenant compte de certaines inégalités ? En effet toute forme d’égalité n’est peut-être pas la meilleure façon de servir le bien du tout ; des inégalités sociales et économiques peuvent être acceptées à deux conditions selon John Rawls, auteur de la théorie de la justice en 1971 : il faut que ces inégalités soient liées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions d’égalité équitable des chances ; et elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société. Rawls pense que ces deux conditions ne peuvent être qu’approuvées si nous nous prononçons « sous le voile d’ignorance » c’est-à-dire en faisant abstraction de ce que nous pouvons être particulièrement et en supposant que chacun de nous peut autant que quiconque faire partie des plus mal lotis. Autrement dit, ce qui importe le plus ce n’est pas qu’un autre ne soit pas plus heureux que moi, mais que je sois moi-même moins malheureux. Ainsi des inégalités peuvent être efficaces pour inciter au travail et orienter l’activité de manière que le surplus serve à améliorer la condition des plus malheureux. Quant à la première condition énoncée par Rawls elle correspond tout à fait à l’article 6 de notre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) : «tous les citoyens étant égaux (aux yeux de la loi) sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
On peut aussi se demander de quel bénéfice il s’agit : ce ne sont pas seulement des avantages externes (richesses et salaires servant à la consommation) qu’il faut prendre en compte ; il faut considérer l’accomplissement personnel dans la mise en œuvre par chacun de ses facultés et de ses capacités. Le principe de subsidiarité qui exige que personne ne soit dépossédé de son pouvoir de décision, et cela indépendamment des moyens dont il peut disposer pour agir, doit servir à écarter toute forme de mépris et d’asservissement.
Au terme de ces quelques réflexions nous voyons que si l’éthique rotarienne se définit par « le critère des quatre questions », elle prend place parmi d’autres éthiques fournies par la tradition. Elle partage avec elles la même double prétention à l’universalité subjective (elle déclare être valable pour tous les hommes) et à l’universalité objective (son champ d’application recouvrirait l’intégralité de l’agir humain).
Mais on peut se demander si ce critère, à la fois un et multiple, est vraiment « un raccourci commode », « une clé facile » à utiliser. Les quelques remarques plus ou moins critiques que je viens de vous présenter n’ont fait qu’appliquer au critère lui-même la première de ses questions : « est-ce conforme à la vérité ? ».
Ce faisant, je n’ai pas voulu porter atteinte à votre fierté de rotariens, mais vous encourager à poursuivre votre réflexion, en vous félicitant de persévérer dans l’attachement à la dimension éthique de l’agir humain.
Au Puy-en-Velay
le 13 septembre 2014
Serge Monnier