94 ème Congrès de l’Union des A -– le Puy-en-Velay – Vendredi 2 octobre 2015
L’usage des nouvelles technologies dans l’enseignement.
Intervention de Serge Monnier
Professeur agrégé de philosophie (ER)
Madame la présidente,
Monsieur le président,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis.
L’invention de l’écriture il y a plus de 5000 ans, l’invention de l’imprimerie au milieu du XVe siècle de notre ère, et l’invention de l’informatique avec la mise en réseau des ordinateurs à la fin du XXe siècle, voilà trois révolutions majeures dans l’histoire de l’humanité, concernant la conservation le traitement et la diffusion de l’information et du savoir.
Les effets induits par les deux premières innovations ont été depuis longtemps repérés et appréciés, en positif et en négatif.
Déjà Platon, dans le Phèdre, racontait la légende du dieu égyptien Teuth venant présenter au roi de Thèbes l’écriture qu’il venait d’inventer. Ni le roi de Thèbes ni Socrate ne se laissent impressionner par les mérites que revendique cette invention. Selon eux, l’écriture n’apporte pas une amélioration de la mémoire, mais elle se substitue à la mémoire ; elle ne sert pas non plus un véritable savoir, car elle permet seulement l’accumulation de connaissances mal maîtrisées ; enfin elle n’établit pas un dialogue vivant entre des personnes, mais elle produit des « logoi » orphelins abandonnés par leur père, c’est-à-dire leur auteur qui n’est plus présent pour les défendre et leur apporter son soutien ; dispersés en tous sens, ces textes écrits tombent dans n’importe quelle main et subissent la violence d’une interprétation et d’une utilisation qui ne respectent pas l’intention de leur auteur.
Au milieu du XVe siècle, en 1450, l’invention de l’imprimerie par Gutenberg provoque un bouleversement considérable des modalités de l’accès au savoir : au cœur des universités du monde médiéval le savoir se transmettait oralement dans un contexte communautaire, les disciples formant cercle autour du maître qui du haut de sa chaire, lisait et commentait le texte à expliquer. Avec l’impression des livres en de multiples exemplaires, chacun peut désormais accéder individuellement et librement au texte des œuvres, sans que soit fourni simultanément un cadre d’interprétation validé par un magistère. L’individualisme se développe, et avec la réforme protestante du XVIe siècle la pratique du libre examen dans la lecture du texte sacré prévaudra.
Aujourd’hui je vous invite à considérer la troisième révolution résumée couramment sous l’appellation de « numérisation », terme remplaçant de plus en plus la précédente appellation « nouvelles technologies de la communication et de l’information » (NTCI).
Nous envisagerons les apports et les divers effets de la numérisation dans l’enseignement, c’est-à-dire dans ce que Kant appelait la « formation » (Bildung) qui doit apporter au « petit d’homme » la culture indispensable pour qu’il atteigne son accomplissement comme personne adulte. Cette culture comprend deux volets : la « culture de l’habileté » qui consiste dans l’acquisition d’un savoir et d’un savoir-faire, et la « culture de la discipline », c’est-à-dire l’acquisition d’un savoir vouloir, grâce à une éducation conduisant l’enfant à surmonter ses pulsions, ses passions, et ses caprices, pour être capable de s’assigner un but et de s’imposer une loi de façon que son agir personnel en se référant à l’universalité de la raison s’accorde avec la conduite raisonnable de ses semblables.
L’utilisation du numérique dans l’acquisition de la culture de l’habilité doit permettre une amélioration dans l’accès au savoir et au savoir-faire. En effet avec le numérique, l’apprenant se voit doté de trois prothèses, une prothèse mnésique, une prothèse synaptique, et une prothèse opératrice.
Prothèse mnésique qui permet d’enregistrer, de conserver et de rappeler des informations de tous ordres en quantité astronomique : à tout moment, avec seulement quelques clicks sur la souris, l’enfant peut se faufiler dans les dédales indéfinis du savoir accumulé par l’humanité entière depuis de nombreuses générations.
Le numérique apporte aussi une prothèse synaptique puisque grâce à la technique de l’hypertexte c’est la machine informatique elle-même qui met en relation les multiples informations contenues dans les différentes mémoires. Les associations d’idées, les compléments d’information ne sont plus à rechercher dans la mémoire du sujet ou parmi de multiples ouvrages refermés sur eux-mêmes, mais les ramifications possibles entre les différentes informations s’établissent d’elles-mêmes grâce au génie des différents serveurs, à commencer par Monsieur Google qui est devenu la référence universelle rejetant dans les ténèbres de l’oubli les dictionnaires d’antan, le Bailly pour le grec, le Gaffiot pour le latin, le Littré ou le Robert pour le français, etc.
Enfin à travers diverses applications le numérique offre toute une palette de prothèses opératrices. Les calculatrices intégrées effectuent en un instant les opérations arithmétiques et algébriques les plus complexes et les plus subtiles ; c’est aussi l’ordinateur qui peut se charger d’écrire les lettres, de tracer les lignes et les figures, de mettre en forme les plans les plus détaillés et les plus précis, comme cela arrive dans la conception assistée par ordinateur ; et désormais ce ne sont plus seulement des représentations sur un écran que fournit le numérique, mais avec les imprimantes 3D la machine est capable de réaliser un objet complétement extérieur à l’écran, occupant un véritable espace tridimensionnel, palpable et manipulable, et pouvant être utilisé à égalité avec tout autre instrument, outil ou ustensile de la vie quotidienne.
Ces prothèses fournissent à l’élève des capacités indéfiniment étendues ; mais leur utilisation immodérée ne risque-t-elle pas d’entraîner l’atrophie des facultés personnelles du sujet et sa mise en dépendance à l’égard de la machine ?
Si c’est la machine qui écrit et qui imprime, l’apprentissage de l’écriture, la maîtrise du geste individuel pour tracer les lettres et dessiner les formes, risque d’être négligé et la richesse du numérique entraîne un appauvrissement du sujet : il n’est pas rare de voir un enfant de 10 ans incapable de tenir correctement un crayon ou de dessiner lui-même sur du simple papier.
Si c’est la machine qui calcule, même pour les plus simples opérations, alors l’enfant ne saura plus effectuer par lui-même, en toute indépendance, les plus simples opérations arithmétiques. Ainsi dans une classe de collège les élèves qui recevaient leurs copies se hâtaient de vérifier l’addition des points disposés en marge de leurs réponses, mais pour le faire ils s’emparaient de leur calculatrice, car ils ne parvenaient pas à additionner tout seuls 2 et 1,50 pour obtenir le résultat 3,50. Il arrivait même qu’ils se précipitassent auprès de leur professeur pour lui dire qu’il s’était trompé alors que c’est eux qui avaient mal utilisé leur calculatrice. Dernièrement sur un chantier d’abattage des arbres, lorsqu’il faut calculer le cubage de bois contenu dans un arbre, le conducteur de chantier calcule la surface du tronc à sa base et la multiplie par la moitié de la hauteur totale de l’arbre : un stagiaire, pourtant titulaire d’un bac pro, ne parvenait pas à diviser par deux les 12 m que mesurait l’arbre à abattre, il lui fallait avoir recours à une calculatrice…
Si c’est la machine qui mémorise, l’enfant ne fait plus travailler sa mémoire ; or la mémoire est l’inverse de la fameuse pile Wonder qui selon la réclame d’antan « ne s’use que si l’on s’en sert », puisque la faculté de mémoriser ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ! Bien souvent les enfants ne font plus travailler leur mémoire, non seulement ils n’apprennent plus ni les départements ni la table de multiplication, mais pour beaucoup mémoriser une poésie de quelques vers est devenu un exploit inatteignable.
Comment préserver un développement minimum des facultés personnelles du sujet ?
Ne faudrait-il pas appliquer ici aussi le principe de subsidiarité habituellement invoqué dans la vie sociale et le monde politique ? Ce principe, mis en évidence par la doctrine sociale de l’Eglise au XIXème siècle, demande de ne pas faire intervenir un opérateur d’un rang supérieur si le sujet de base est capable d’agir par lui-même. Ainsi l’État ne doit pas ôter à la famille ses responsabilités éducatives, mais l’aider à mieux les assumer ; l’Europe ne doit pas se substituer aux états membres lorsque ceux-ci peuvent sans dommage exercer eux-mêmes une compétence. Certes la prothèse numérique qui peut le plus peut aussi le moins, et il est tentant de lui demander de se substituer totalement au sujet individuel. Pourtant elle ne doit pas prendre sa place lorsque celui-ci peut ou devrait pouvoir agir par lui-même en toute indépendance, que ce soit pour l’écriture, le dessin, le calcul, la mémorisation de textes littéraires, l’assimilation de références historiques ou géographiques, ou encore la manipulation de la matière avec la pratique des arts plastiques, ou tout simplement l’initiation au bricolage élémentaire en cours de technologie.
C’est grâce à cet usage personnel des capacités motrices et des activités neurologiques que l’enfant pourra accéder à la conscience du réel sans laquelle il ne peut se conduire en homme libre et responsable.
Il faut donc se méfier de la déréalisation opérée par le numérique. En effet les apparences sont trompeuses, parce que le numérique et ce que l’on appelle le « multimédia » permettent une « simili-concrétisation » : en additionnant les déterminations sensorielles, l’image, plus la couleur, plus le mouvement, plus le son, cette prothèse protéiforme nous porte à croire qu’elle nous présente vraiment du réel. Mais c’est un concret illusoire, car il reste incomplet, il lui manque d’obéir à toutes les contraintes induites par les liens nécessaires entre les événements et leurs conséquences ; ainsi sur l’écran on peut voir l’oeuf tomber de la table sur le carrelage sans se casser ; voilà donc une chute qui n’entraîne aucune conséquence dommageable. Et bien mieux, il n’est pas impossible que sur l’écran l’oeuf tombé sur le sol revienne se poser intact sur la table. L’enchaînement des causes et des effets, le fait qu’un changement de rien du tout puisse malgré tout avoir des conséquences considérables et irréversibles, ce n’est pas le numérique qui l’enseignera à l’enfant.
Et l’usage du numérique peut introduire une abstraction supplémentaire au cœur même des exercices scolaires dont la vocation était pourtant de mettre l’enfant en état d’observer et de comprendre le réel dans sa complexité et dans sa rigueur inexorable.
Autrefois la leçon de choses, comme l’on disait à l’école communale que j’ai fréquentée, ou encore les sciences naturelles étudiées au collège et au lycée, et maintenant les SVT (sciences de la vie et de la terre) ont bien comme fonction propre de permettre le contact avec un réel à la fois concret et résistant.
Or il est devenu courant de faire des expériences virtuelles, encore appelées « simulations expérimentales », dans lesquelles l’élève n’agit pas sur du réel, mais seulement sur des représentations. Voici un exemple très simple d’expérience virtuelle utilisée dans une classe de sixième pour étudier les préférences des êtres vivants dans le choix de leur milieu. L’on veut montrer à l’enfant que des cloportes ont une préférence marquée pour une luminosité faible, une humidité forte, et une température moyenne. Sur l’écran de leurs tablettes les élèves voient deux compartiments contigus, dont les trois paramètres, la lumière, l’humidité et la chaleur, peuvent être modifiés indépendamment. Les élèves peuvent ainsi augmenter ou diminuer chacun des paramètres. L’on voit alors des petits points noirs représentants des cloportes se précipiter dans l’un ou l’autre des compartiments. Et l’on demande aux élèves d’écrire ce qu’ils font et ce qu’ils observent.
Mais ces manipulations ne portent pas sur des paramètres réels, et les élèves n’observent pas des cloportes réels, réellement vivant, mais des représentations artificielles de cloportes. À l’enracinement du savoir dans une observation du réel se substitue une artificialisation du réel, par le biais d’une médiation supplémentaire. Car il faut que l’élève accepte de croire à ce qu’il voit, qu’il fasse donc confiance au logiciel qui commande le mouvement des cloportes fantômes sur l’écran, autrement dit il doit croire celui qui a monté le dispositif. Il peut aussi penser qu’il suffirait de changer le logiciel pour que les cloportes vus sur l’écran adoptent un comportement tout différent. Pourquoi ne programmerait-on pas les cloportes pour qu’ils se précipitent vers un maximum de lumière ? Il n’y a plus aucune nécessité naturelle. L’apprentissage du réel est donc absent, l’élève est seulement au contact d’un réel reconstruit, artificialisé, totalement dépendant de la décision humaine.
Mais peut-on faire l’économie d’une vraie confrontation avec le réel naturel et aussi social lorsqu’il s’agit de la culture de la discipline, c’est-à-dire de l’apprentissage d’un savoir vouloir qui suppose le dépassement de l’immédiat et la réduction de la subjectivité individuelle ?
L’utilisation du numérique incline à la recherche d’une satisfaction immédiate. En effet aucun effort n’est demandé pour obtenir les informations, les images, le son et la musique, que l’on souhaite consommer. Le caractère ludique est évident. L’impatience est de rigueur puisqu’il est inutile d’attendre et que le serveur apporte ce qu’on lui demande, et même bien au-delà.
Le sujet éprouve alors la jouissance d’une toute puissance égocentrique : il devient le centre du monde, le nombril de l’univers, qui par une simple manifestation de sa volonté, du bout des doigts, obtient tout ce qu’il veut. Il convoque à sa guise, et il révoque selon son bon plaisir, d’un simple clic, il met hors de sa vue et de ses oreilles ce qui l’importune… Au cours d’un repas de famille bien réel il n’est pas aussi facile de se débarrasser d’un voisin de table indésirable…
Cette dimension ludique et jouissive de la manipulation de la prothèse numérique ne contribue pas à faciliter chez l’enfant le passage indispensable du principe de plaisir au principe de réalité. Selon le « principe de plaisir », dans les premiers mois de la vie le bambin veut tout, tout de suite, et par les voies les plus courtes, sans contrepartie. L’éducation doit imposer le « principe de réalité » en favorisant l’aptitude à faire des détours, temporels d’abord, car il faut apprendre à attendre pour que mûrisse ce qui est vivant et qu’on ne peut brutaliser sans entraîner sa destruction, mais aussi les détours que nous pourrions appeler « conatifs », c’est-à-dire consistant dans un effort physique, avec la fatigue et la souffrance, dans un effort intellectuel avec parfois l’ennui et l’échec qu’il faut assumer, et aussi dans un effort financier lorsqu’il faut se priver de certaines satisfactions pour mieux investir sur le long terme.
En favorisant l’individualisation de l’apprentissage, l’utilisation du numérique peut aussi constituer un obstacle à l’accès à la raison commune. Nous assistons à une totale révolution copernicienne dans les rapports entre les élèves et les professeurs.
Au XVIIe siècle Commenius ou encore Kominsky fut un philosophe et un pédagogue tchèque, auteur d’une œuvre considérable et en particulier d’une «didactica magna » dans laquelle il explique que le maître ne doit pas s’approcher de chaque élève pour l’accompagner, mais qu’il doit au contraire enseigner un grand nombre d’enfants à la fois, jusqu’à une centaine dans une même classe : du haut de sa chaire le maître dispensera le savoir comme le soleil dispense la lumière de ses rayons, et il enseignera d’autant mieux qu’il connaîtra la joie d’instruire un grand nombre de disciples , et ceux-ci, nous dit-il, voyant avec quel enthousiasme le maître les instruit, se laisseront volontiers entraîner sur le chemin du savoir. Selon Commenius que Jules Michelet n’a pas hésité à appeler « le Galilée de la pédagogie », l’acquisition du savoir suppose l’accès à l’universalité de la raison, ce qui présuppose un effort de chaque individu singulier pour surmonter sa subjectivité propre et ainsi progresser en commun vers une vérité qui n’appartient à personne en particulier mais qui est le bien de tous.
Nous sommes aujourd’hui, avec l’utilisation du numérique, aux antipodes de cette conception d’une formation intellectuelle ouverte sur l’universalité de la raison. Nous assistons de fait à une extrême individualisation de l’apprentissage qui engendre ce que Philippe Mérieux, grand spécialiste de la pédagogie nomme avec une pointe de regret « la pédagogie du garçon de café ».
À la terrasse d’un café les consommateurs sont assis autour de petites tables, en ordre dispersé, se tournant éventuellement le dos, ne regardant pas dans une même direction, sans aucune orientation centripète, chacun n’étant soucieux que d’obtenir sa consommation indépendamment des souhaits ou des attentes des autres personnes. Le garçon de café doit passer de table en table pour prendre les commandes sans qu’il y ait ni concertation ni coordination. Selon Philippe Mérieux c’est ce qui se passe – ou risque de se passer de plus en plus souvent – dans les classes où les élèves assis séparément ou par petits groupes, utilisent leur tablette en fonction de leur souhait propre, de leur curiosité personnelle, sans se soucier de ce qui peut préoccuper leurs voisins, et demandent seulement au professeur de les assister, ou de les dépanner, dans la poursuite de leurs itinéraires particuliers. Ainsi chaque élève picore des informations ponctuelles sans qu’il y ait de recherche commune ni de vision d’ensemble.
Or l’acquisition d’un vrai savoir et l’accès à l’activité rationnelle suppose une vision globalisante des domaines de la connaissance permettant à la fois d’en délimiter les frontières respectives et d’articuler les diverses relations qu’ils entretiennent. Mais cela, la prothèse numérique fort habile pour l’analyse et la décomposition des informations, ne permet pas de le réaliser. Il y faut l’esprit d’un maître qui exerce sa pensée devant ses élèves et qui par l’utilisation vivante du langage, unifie et articule les domaines de la culture.
Cette individualisation extrême de l’apprentissage peut aussi conduire à faire l’impasse sur la reconnaissance et le respect d’autrui au sein d’une même communauté. Savoir faire silence et écouter une parole, celle du maître, mais aussi celle d’un condisciple auquel on reconnaît la même aptitude à produire un discours doué de signification, n’est-ce pas la meilleure préparation à une pratique de la vie démocratique qui ne replie pas les sujets sur eux-mêmes dans un isolement stérile, mais qui les ouvre à l’écoute et au partage d’une pensée que chacun peut s’approprier s’il fait effort pour accéder à la raison. Il faut apprendre à exposer sa pensée devant un groupe, « coram populo », et dans cette exposition de la pensée, celle-ci est en même temps exposée au danger, c’est-à-dire qu’elle se trouve soumise au jugement et à la critique d’autrui. Il s’agit alors d’instaurer une pratique saine de la confrontation et de la contradiction qui ne vise ni à humilier ni à glorifier mais à révéler ce à quoi chacun peut atteindre en usant méthodiquement, avec autrui, de la raison qui nous est commune.
L’utilisation du numérique peut conduire à une disparition de ce que les Athéniens appelaient la « parrèsia », c’est-à-dire la capacité et le droit de parler librement en public, dans la franchise et la loyauté, sans se dissimuler, sans fourberie.
N’est-il pas étrange que les réseaux sociaux aujourd’hui favorisent l’utilisation du « pseudo » c’est-à-dire une fausse appellation qui dissimule la véritable identité de l’auteur des propos lancés sur la toile ? Cette pratique n’est-elle pas le symptôme d’un infantilisme chez ceux qui ne sont pas capables d’assumer la responsabilité de leurs propos, et qui se contentent de s’exprimer sans envisager les conséquences de cette diffusion cryptée d’informations non vérifiées, non contrôlées, dont l’auteur demeure camouflé. Cette « cryptomanie » est un véritable poison pour la vie sociale qui détruit la confiance indispensable pour que tous puissent pratiquer une authentique citoyenneté.
Ainsi l’avènement du numérique à la fin du XXe siècle constitue bien une véritable révolution, et son utilisation croissante dans l’enseignement ouvre effectivement d’immenses possibilités qu’il ne faut pas négliger mais exploiter au mieux, avec discernement, en pointant les effets indésirables et dangereux de cette nouvelle pédagogie.
Pour y remédier, et même pour éviter que ses conséquences négatives n’apparaissent, il faut sans doute prévoir des activités compensatrices qui éviteront l’atrophie des facultés individuelles, contrebalanceront la prédilection pour les solutions de facilité qui ne conduisent pas à une vraie formation de la volonté, et conjureront le repli individuel de chaque sujet sur ses préoccupations singulières avec l’oubli de la vision collective d’un savoir conquis en commun et partagé avec tous.
Le numérique, ou les NTIC, sont bien comme la langue d’Esope, à la fois la pire et la meilleure des choses. Ils doivent servir mais non pas dominer ; il faut les utiliser avec discernement sans les idolâtrer. Autrement dit, dans l’enseignement d’aujourd’hui le numérique doit avoir toute sa place, mais il ne doit pas occuper toute la place.
Serge Monnier