Séminaire « De l’orientation au travail : entre autres trajectoires… » – 5 juin 2014 – Le Puy-en-Velay
La conception du travail dans l’histoire de l’Occident par Serge Monnier
Dans Les mots et les choses, Michel Foucault souligne que si l’homme est bien un être qui vit, qui travaille, et qui communique, ce qui le caractérise, c’est qu’il se fait une certaine idée de la vie, du travail, de la communication. La place de l’idéologie est donc essentielle chez l’être humain : en suivant Karl Marx, on peut dire qu’une idéologie est un système de représentations à finalité non pas théorique mais pratique c’est-à-dire que ces représentations ne sont pas, comme la science, au service de la connaissance du réel, mais qu’elles ont pour rôle principal de justifier une situations socio- économique. En considérant les différentes conceptions du travail qui se sont succédées au cours de l’histoire de l’Occident, nous comprendrons mieux la richesse des significations qui, par sédimentation, entourent aujourd’hui le travail, et rendent encore très ambigu notre rapport au travail.
Nous commencerons par distinguer les deux moments de la tradition grecque qui aboutissent a voir le travail comme un obstacle à l’accomplissement de la réalité humaine. Nous verrons ensuite que dans la tradition judéo-chrétienne le travail apparaît non pas comme un obstacle, mais beaucoup plus comme un organe c’est-à-dire un instrument à différents titres. Cela apparaît dans l’Ancien Testament puis dans les premiers temps de l’Eglise, ainsi que dans le monachisme qui a marqué profondément l’histoire occidentale. Avec une laïcisation de l’objectif, cette conception du travail se retrouve aux XVIIème et XVIIIème siècles. Enfin dans une troisième phase le travail n’est plus conçu comme un obstacle, ni comme un simple organe mais comme le signe d’une élection divine et le miroir du sujet, qui cherche à s’assurer lui-même de sa destinée et de son identité. La laïcisation de cette conception du travail conduit à en faire une recherche de l’autoréalisation du sujet, associant la conscience de soi et la liberté concrète, sans que soit écarté le risque d’une aliénation, qui a pour conséquence la déception que beaucoup connaissent. .
La tradition grecque : ambivalence et obstacle.
Nous devons tout d’abord prendre en compte les deux veines de la tradition grecque. Dans la plus haute antiquité le travail est valorisé, aussi bien avec que contre Zeus.
Au milieu du VIIIème siècle avant J.-C., dans Les travaux et les jours, Hésiode, petit propriétaire terrien, s’adresse à son frère Persés qui veut le dépouiller de son héritage ; il lui conseille de travailler lui aussi pour vivre en toute indépendance et pratiquer la justice. Pour Hésiode, il faut éviter de tomber dans l’hubris, autrement dit dans la démesure de celui qui refuse sa condition de simple mortel, il faut obéir à Zeus, et travailler.
A la fin de la première moitié du Vème siècle avant J.C., dans Prométhée enchaîné, Eschyle présente la destinée de Prométhée qui a volé aux dieux le feu pour en faire don aux hommes, contre la volonté de Zeus. Toutes les techniques et l’ingéniosité humaine sont valorisées : Prométhée, dont le nom signifie « celui qui est capable de comprendre à l’avance, de prévoir et de prévenir », déclare fièrement : « mon esprit voit plus loin que les yeux » et, fort de son intelligence, il n’hésite pas à proclamer : « j’ai de la haine pour tous les dieux ».
Au cours du siècle suivant, avec les grandes écoles philosophiques de Platon et d’Aristote, le travail manuel est surtout présenté comme un obstacle à l’accomplissement de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, puisque ces travaux empêchent la participation à la vie politique de la cité et ne laissent pas le temps libre nécessaire pour l’accès à la philosophie. De plus en plus le travail manuel qui est effectué par les esclaves et les métèques, est conçu comme une activité servile : d’abord en raison de sa finalité externe, puisque le travail n’est pas à lui-même sa propre fin comme le sont le jeu, la culture… Et le travail productif est tout entier tourné vers le service de ce qui n’est pas proprement humain, la satisfaction des besoins corporels ; il n’est qu’un instrument au service d’un instrument, puisque le corps est lui-même conçu comme instrument de l’âme.
En outre le travail est une activité asservissante puisqu’il soumet la gestion du temps aux exigences de la production. Ainsi l’artisan, et spécialement celui qui utilise le feu, le métallurgiste, le forgeron, le potier, ou encore le boulanger, doit rester présent auprès de l’ouvrage en cours pour intervenir au moment opportun, le « kairos », qu’il ne faut surtout pas manquer, sinon le pain ne sera pas assez cuit ou au contraire sera brûlé. Cette assiduité dans l’atelier est donc un obstacle pour la vie citoyenne, puisque que en raison de la démocratie directe instaurée à Athènes, les séances de l’assemblée du peuple durent la journée entière, ce qui exclut le monde du travail de cette participation active à la vie citoyenne. Et l’attachement à la besogne en cours n’offre pas le loisir (en grec « scholè », qui a donné « école ») nécessaire pour la formation de l’esprit et la pratique de la réflexion et de la méditation.
Ainsi le travail manuel se trouve stigmatisé comme obstacle à l’accomplissement de l’humanité dans l’homme.
La tradition judeo-chrétienne : de l’obstacle à l’organe.
Dans la tradition judéo-chrétienne, et son prolongement laïcisé au siècle des Lumières, le travail n’est plus considéré comme un obstacle, mais plutôt comme un moyen, un organe, au service du perfectionnement spirituel et de la liberté.
L’Ancien Testament contient une présentation négative et une présentation très positive du travail.
La présentation négative du travail est double. Le travail est une activité pénible, et la souffrance au travail est expliquée comme une punition après la faute originelle : « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » (Genèse, 3,17–19). La malédiction du travail comme production, est à mettre en parallèle avec la malédiction qui frappe la femme dans la reproduction de l’espèce : « tu enfanteras dans la douleur ». La femme « en travail » (et non pas « au travail ») souffre en mettant au monde son enfant. Étymologiquement le mot « travail » vient du mot latin « tripalium » qui signifie le support composé de trois pièces de bois servant à immobiliser les chevaux ou les boeufs pour les soigner, mais également utilisé pour attacher le soldat ou l’esclave que l’on punit en le « travaillant », en le torturant.
Le travail comme activité de production et de fabrication est aussi présenté négativement dans la mesure où il donne une confiance excessive en soi-même, et nourrit l’orgueil de ceux qui cherchent ainsi à rivaliser avec Dieu lui-même, comme cela apparaît dans l’épisode de la tour de Babel : les hommes veulent construire une tour qui pénètre les cieux, pour se faire un nom, leur ambition ne connaissant plus de limites : « maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. » (Genèse 11,1– 9).
Mais l’Ancien Testament présente aussi le travail d’une manière très positive. Dès le début, avant même la faute originelle, est affirmé le rôle que l’homme est appelé à jouer dans la création comme coopérateur de Dieu : il lui revient de parachever la création que Dieu a livrée volontairement inachevée ; c’est lui qui cultivera le sol (Genèse 2,5), et Dieu lui confie le soin de cultiver et de garder le jardin d’Eden, selon la formule que reprendra Voltaire à la fin de Candide, « ut operaretur eum » (Genèse 2,15).
Pour l’Ancien Testament, à la différence de l’enseignement du mythe de Prométhée, l’habileté de l’artisan est un don de Dieu : le forgeron qui se sert du feu a été créé par Dieu (Isaïe 54,16), et le savoir-faire, l’habileté et l’intelligence, viennent de l’Esprit de Dieu, aussi bien pour l’orfèvrerie et la métallurgie, que pour le travail des pierres et du bois (Exode 31,3–5 et 35,30–35).
La paresse est condamnée, et le livre des Proverbes fait l’éloge de la fourmi, modèle de prévoyance et de sagesse. Pour le livre de l’Ecclésiastique, la confiance en Dieu et la fidélité au travail vont de pair (11,20 – 21).
Dans le Nouveau Testament avec les deux figures centrales de Jésus et de l’apôtre Paul, le travail manuel est valorisé : il n’est plus considéré comme un obstacle à l’accomplissement de l’humanité dans l’homme. L’exemple en est donné par Jésus lui-même et par Paul. Jésus, exerce le métier de charpentier jusqu’à l’âge de 30 ans ; Paul dans toutes les étapes de ses voyages travaille de ses mains pour fabriquer des tentes (Actes 18,1–3 ; II Thessaloniciens 3,7–9). L’enseignement de Paul confirme l’exemple donné. Le travail manuel lui-même est recommandé pour plusieurs raisons : ne pas rester dans l’oisiveté qui favorise le vice ; être indépendant pour subvenir à ses propres besoins et ne pas être à la charge des autres ; faire le bien, produire plus que le strict nécessaire pour pouvoir donner aux autres ; enfin ne pas scandaliser les non chrétiens qui pourraient croire que l’apôtre agit pour son propre profit. Le travail manuel est ainsi un instrument au service de la mission, pour écarter un obstacle.
Le travail monastique et la perfection du religieux.
Après le temps des martyrs, victimes des persécutions des premiers siècles, les chrétiens qui recherchent la perfection évangélique quittent le monde pour se retirer au désert où ils vivent en ermites, comme anachorètes, ou en communauté, ce sont les cénobites. Dans la vie de ces personnes consacrées, le travail manuel tient une place importante, comme en témoignent les Institutions cénobitiques de Jean Cassien (360-435). Le travail y est présenté comme un moyen pour lutter contre l’oisiveté et l’acédie, ce dégoût généralisé qui entraîne la perte de toute motivation ; c’est aussi le meilleur moyen de chasser l’esprit de fornication. Le moine doit donc s’adonner au travail, même indépendamment du besoin.
Dans La règle de saint Benoît (480 – 547), père du monachisme occidental, et aujourd’hui déclaré patron de l’Europe, l’accent est mis sur le sérieux du travail qui ne doit pas être seulement une occupation : les moines devront faire eux-mêmes la récolte des moissons, et supporter la fatigue des travaux des champs ; cependant le père abbé devra répartir les tâches en tenant compte des forces de chacun, et il veillera aussi à ce que les plus habiles dans l’exercice d’un métier ne se prévalent pas de leur supériorité. Dans toute la tradition bénédictine, la devise est «ora et labora », c’est-à-dire « prie et et travaille ». C’est le services du culte divin qui occupe la première place ; le travail est un moyen pour assurer la survie dans l’indépendance, pour l’ascèse et le perfectionnement spirituel, pour la pratique de la charité en aidant les nécessiteux, enfin pour l’apostolat en ne cherchant pas à s’enrichir par l’annonce de l’Évangile. L’on voit que si le travail n’est plus un obstacle à l’accomplissement de l’humanité dans l’homme, et qu’il ne s’oppose pas à la perfection de la vie religieuse du chrétien, il demeure que sa justification est toujours externe. Cette conception du travail se prolonge tout au long de la tradition occidentale, et apparaît encore aux XVIIème et XVIIIème siècles sous une forme laïcisée.
Avec un objectif laïcisé, le travail reste un moyen.
Au XVIIe siècle, comme l’a montré Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique, la création de l’hôpital général sert le grand renfermement de tous les miséreux que l’on veut mettre au travail. Il s’agit de lutter contre la mendicité, et l’oisiveté, toujours considérée comme une source de désordres. Le travail apparaît bien comme un instrument de moralisation.
Au XVIIIe siècle, deux références littéraires nous présentent la même justification du travail, à nouveau sous une forme laïcisée. Dans Candide (1759) Voltaire donne bien une justification externe du travail : le travail, nous dit-il, éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice, et le besoin, et il ajoute : « Travaillons sans raison, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable ». Pour le patriarche de Ferney, le travail est aussi un moyen de lutter contre les mauvaises pensées, c’est-à-dire contre les divagations métaphysiques. Il vaut mieux s’occuper d’aménager le monde, et y faire des affaires, et une citation biblique vient même à l’appui de ce refus de la réflexion philosophique : selon la Genèse, Dieu a mis l’homme dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive, «ut operaretur eum». Le travail apparaît ainsi comme un « divertissement » au sens de Pascal, c’est-à-dire un moyen de se détourner de la considération de notre véritable condition mortelle.
Dans le livre III de l’Emile (1762), Jean-Jacques Rousseau affirme que le jeune Émile doit apprendre un métier. Il faut payer sa dette à la société puisque « tout citoyen oisif est un fripon ». Il faut le faire en exerçant un métier qui assure le mieux possible la liberté et l’indépendance d’un vrai citoyen. Un travail de secrétaire ne saurait convenir parce qu’il suppose la subordination à un maître, avec la nécessité de servir et promouvoir les idées d’un autre, et la possibilité de subir nombre de vexations. Il faut donc choisir un travail manuel. Lequel ? L’agriculture ne convient pas parce que le paysan est attaché au sol qu’il a cultivé et il ne peut pas facilement le quitter sans dommage pour lui et sa famille. Par contre le travail de l’artisan lui assure une grande indépendance : toute sa richesse est dans son savoir-faire, et nul ne peut la lui ôter. Encore faut-il qu’il puisse exercer son habileté indépendamment de toute filière de production. Ainsi le forgeron dépend de ceux qui extraient et préparent le minerai. Par contre le menuisier trouvera partout en Europe le bois qui est son matériau. Ainsi il pourra sans dommage excessif « voter avec ses pieds », c’est-à-dire quitter le pays dont les institutions et les lois ne lui conviennent pas pour aller s’installer, travailler et vivre en citoyen libre sous d’autres cieux. Enfin toujours selon Rousseau, le travail doit préparer l’esprit à la réflexion : il faut donc écarter le travail répétitif, et ces stupides professions qui transforment l’ouvrier en automate.
Si, par rapport à la tradition monastique, l’objectif s’est laïcisé, le mode de justification demeure le même : il s’agit d’une justification externe ; le travail est fondamentalement un moyen, et les précautions indiquées visent à éviter qu’il ne devienne un obstacle. Or au moment où écrit Rousseau, il y a bientôt deux siècles qu’une transformation autre que la laïcisation de l’objectif s’est produite dans la conception du travail. Sans cesser d’être un moyen pour la satisfaction des besoins matériels, le travail a reçu une nouvelle valeur dans l’ordre moral et spirituel : il est devenu le signe de l’élection divine.
Le travail comme signe et miroir de soi-même.
Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme publié en 1904, Max Weber analyse les liens qui unissent le développement du capitalisme caractérisé par la rationalisation de la production en vue de débouchés marchands, et la transformations des mentalités religieuses due au mouvement de la Réforme au cours du XVIème siècle.
Soucieux de maintenir intacte la transcendance divine et de mettre le tout-puissant à l’abri de toute détermination de sa volonté par les créatures, Jean Calvin enseigne la double prédestination : dans un décret insondable, Dieu a fixé de toute éternité qui serait sauvé, et qui serait damné. Dès lors chacun n’a plus à se demander ce qu’il faut faire pour être sauvé ; la seule question pertinente est : « suis-je sauvé ou damné ? », et pour qui se la pose avec sérieux, la vie ne peut être que brisée par l’inquiétude que fait naître cette profonde angoisse existentielle. Ainsi tourmenté, le fidèle en vient à se demander comment il peut savoir s’il est ou non sauvé : c’est la recherche de la « certitudo salutis», la certitude du salut. Il faut alors trouver un signe qui nous fasse connaître que nous sommes sauvés. Ce signe peut être recherché dans l’émotion religieuse, dans le degré de ferveur qu’éprouve le fidèle. Mais la dimension affective que privilégie le piétisme, risque de rendre difficile la lecture du signe. Plutôt que le ressenti, ne vaudrait-il pas mieux considérer la manière dont le croyant conduit sa vie tout entière ? Car les élus, parce qu’ils sont élus, ne sauraient commettre le mal, ils ne peuvent avoir qu’une vie sainte ; seule une vie sans faute, sans le moindre accroc, peut constituer le signe certain de l’élection divine. Il est donc de la plus haute importance d’éviter tout risque de chute, tout écart de conduite, et pour cela, il faut chasser l’oisiveté, consacrer la plus grande partie de sa vie au travail. Mais si le travail doit ainsi devenir la pièce centrale d’une existence sainte, encore faut-il que cette pièce centrale soit elle-même irréprochable, il faut un travail bien fait, où ne se glisse aucune négligence, aucune perte de temps : un tel travail ne peut être que fructueux, et les bénéfices ainsi réalisés ne doivent pas conduire à l’abandon d’un ascétisme rigoureux. Bien loin d’être des moyens de consommer ou de prendre du plaisir, les bénéfices sont devenus un signe, et cette valeur signifiante, qui surpasse toute valeur utilitaire, explique la recherche de leur accroissement indéfini : ce qui est utile trouve sa détermination et sa limite dans la nature de l’utilisateur ou du consommateur, mais ce qui a pour fonction essentielle de signifier doit être perpétuellement et indéfiniment renouvelé et même augmenté. Les bénéfices sont ainsi le signe d’un signe, puisqu’ils signifient la qualité du travail, lequel, occupant la majeure partie de la vie, est le signe qui permet d’atteindre la « certitudo salutis ». Selon Max Weber, l’application au travail, le contrôle méticuleux des moyens et du temps, tout cela donne une impulsion à la rationalisation de la production qui caractérise le développement du capitalisme.
Dans cette tradition qui a pris naissance au XVIe siècle, le travail a donc le reçu un sens nouveau : ce n’est plus seulement un moyen de vivre ou un instrument de perfectionnement spirituel et moral, c’est un véritable signe, comme un miroir dans lequel le croyant cherche à lire le reflet de son élection ; il veut connaître le décret de Dieu à son endroit, mais ce dont il est préoccupé ainsi n’est autre que sa propre réalité : il cherche à se connaître lui-même. C’est cet infléchissement narcissique du regard qui a conduit, depuis le XIXe siècle, à une valorisation excessive du travail qu’accompagne nécessairement la déception de l’homme contemporain.
Le travail, lieu d’une satisfaction proprement humaine.
En effet c’est au début du XIXe siècle que se trouve établi le lien étroit entre le travail et l’essence humaine qui va si fortement marquer les mentalités jusqu’à la fin du XXème siècle.
Avant cette date, mise à part la transformation religieuse inspirée par la Réforme comme nous venons de le rappeler, le travail est conçu comme un moyen et son lien avec l’essence humaine repose sur les insuffisances de celle-ci, et spécialement sur les exigences d’une animalité imparfaite. Ainsi le travail est un moyen pour obtenir la subsistance : c’est parce que l’homme est un animal qui a des besoins, et c’est parce que la nature ne l’a pas pourvu d’instincts comme les autres animaux, qu’il doit par son ingéniosité et sa peine remédier à cette déficience. Par ailleurs le travail est un moyen pour préserver la pureté de l’âme ou forger la volonté : c’est parce que l’homme est un animal qu’il connaît la tentation et se laisse entraîner par ses désirs ; si tel n’était pas le cas, il pourrait se consacrer à la contemplation ou vivre en citoyen libre sans avoir à recevoir cette éducation morale dont le travail est un précieux adjuvant.
Or, dans La phénoménologie de l’esprit (1807), Hegel nous présente le travail en rapport direct avec ce qu’il y a de spécifiquement humain dans l’homme : il ne nous dit pas que le travail est le lieu de l’achèvement de la réalité humaine, mais il estime que dans le travail lui-même peut être obtenue une satisfaction proprement humaine. C’est à partir de cette affirmation que Marx extrapolera au point d’identifier le travail, entendu comme production intégrale de soi par soi, avec l’actualisation pleine et entière de l’essence humaine. Commençons donc par considérer comment dans la seconde Section de La phénoménologie de l’esprit, Hegel présente le travail dans le prolongement de la lutte pour la reconnaissance.
De la conscience à la conscience de soi comme affirmation du soi.
Hegel a entrepris de nous exposer les diverses étapes qu’est amenée à parcourir une conscience en quête de la vérité, c’est-à-dire qui cherche quel objet et quelle attitude envers cet objet constituent une réalité parfaitement suffisante de sorte qu’il n’y ait plus rien à chercher au-delà et que nulle déception ne soit à craindre. Il s’agit donc d’avancer sur « le chemin du désespoir », puisque chaque attitude de la conscience est poussée jusqu’au bout de sa logique propre, jusqu’au point où elle se révèle non vraie par ce que incomplète et insuffisante : la conscience doit alors « désespérer » de son attitude, et découvrir un nouvel objet et un nouveau rapport à cet objet, qui seront à leur tour mis à l’épreuve.
La première attitude, celle qui se présente comme la plus simple et la plus immédiate, consiste à chercher le vrai du côté de l’objet que rencontre la conscience : celle-ci est alors tout entière rapport à autre chose qu’elle-même, et la vérité lui semble être de se modeler sur l’objet, d’en recevoir les déterminations, sans agir pour les modifier. L’attitude est purement contemplative, en quête de « theoria ». Or, le cheminement de cette première section (« la section conscience ») a révélé que l’objet ne pouvait être vrai, complet et suffisant, que s’il avait en lui la richesse de la vie, qui se caractérise par l’inversion des déterminations : ainsi, chez le vivant, la division qu’est la diversification des organes, ne fait qu’un avec l’unification qu’est l’élaboration de l’organisme, de même que l’unification qui est l’uniformisation des cellules ne peut conduire qu’à cette division qu’est la décomposition du corps. Si la vie est l’objet véritable, et si le sujet, dans la logique propre qui est celle de la conscience, ne peut atteindre le vrai qu’en devenant comme l’objet, alors il faut que la détermination du sujet s’inverse, et comme cette détermination consiste à être en rapport avec cette autre chose qu’est l’objet, il faut que le rapport à l’autre s’inverse en un rapport à soi ; le rapport à l’autre ne disparaît pas pour autant, mais il est dépassé et conservé : l’autre est nié dans son altérité, et c’est dans et par la négation de l’altérité de l’autre que le sujet s’affirme lui-même.
Cette seconde attitude est celle de la « conscience de soi » ; pour elle le critère du vrai réside dans la négation de l’être-autre de l’objet. La conscience dans l’attitude de la « conscience de soi » est donc mue par la recherche d’une égalité parfaite résultant de l’activité négatrice exercée à l’égard de l’objet. Celui-ci n’est plus considéré comme le vrai qu’il faut respecter, auquel il faut se référer tout entier : il est le non – vrai subordonné à une réalité supérieure, celle du sujet qui s’affirme dans et par cette négation de l’être-autre de l’objet. Ainsi entendu, la «conscience de soi » est désir : le désir est rapport à un objet qui n’est pas respecté, préservé et protégé, mais qui est nié pour être assimilé. Cette attitude du « désir-consommation » se trouve facilement illustrée dans la nutrition : l’animal ne se contente pas de contempler la nourriture comme un objet à connaître, mais il intervient activement, pour nier son altérité, lui ôter son indépendance, et en l’assimilant à sa propre réalité organique, s’affirmer lui-même dans l’être, se conserver.
Or cette attitude du « désir-consommation » ne peut être pleinement satisfaisante, car elle contient en elle une double contradiction. En effet, dans l’expérience du « désir-consommation » vient au jour la nécessité de l’objet : l’objet est considéré comme inessentiel puisqu’on le nie, mais cette négation est essentielle à la conscience de soi, c’est-à-dire à l’affirmation du soi, et pour que l’objet puisse être nié, il faut d’abord qu’il soit, en sorte que sa disparition laisse le sujet dans un état de manque qui le conduit à vouloir que l’objet se maintienne. D’autre part, la satisfaction du désir dans la consommation de l’objet qui devrait amener l’égalisation parfaite que la conscience de soi recherche, réintroduit plutôt une nouvelle inégalité, celle qui distingue celui qui nie (le sujet) de ce qui est nié (l’objet). Le type d’objet qui peut être consommé, comme dans la nutrition, et le rapport à un tel objet, ne sauraient donc apporter la satisfaction que recherche la conscience de soi. La consommation ne peut donc apporter une pleine et entière satisfaction à l’être humain.
La conscience de soi est alors portée par sa propre exigence d’égalisation à prendre pour objet une réalité qui soit capable de se maintenir dans l’être et qui ne subisse pas la négation, mais exerce elle-même la négation ; or la seule réalité qui se maintient dans l’être en tant que puissance de négation, c’est une conscience de soi. Voici la conscience de soi amenée à prendre pour objet de désir une autre conscience de soi, c’est-à-dire une autre puissance de négation qui tout comme elle s’affirme dans et par la négation de l’être-autre, donc recherche aussi une égalisation absolue. C’est ce type de recherche qui caractérise un désir qui n’est plus animal, mais « anthropogène » selon l’expression d’Alexandre Kojève, parce que c’est avec lui qu’émerge un comportement spécifiquement humain.
La lutte pour la reconnaissance : le NOUS et l’égalité dans la liberté.
Voici donc deux consciences de soi en présence l’une de l’autre, chacune cherchant sa satisfaction dans et par la négation de l’être-autre de l’autre. L’évolution de ce rapport nous est expliquée par Hegel sous la forme de la lutte pour la reconnaissance. Il y a reconnaissance lorsque la rencontre d’un objet qui paraît autre, est suivie par la négation de son altérité. Ainsi dans la vie quotidienne, la rencontre d’un inconnu se change en reconnaissance lorsqu’au moins l’un des deux interlocuteurs parvient à replacer l’autre parmi ses connaissances. Mais pour que l’égalisation recherchée par chacune des deux consciences de soi soit parfaite, il faut que toutes les deux se reconnaissent.
Voyons comment cette reconnaissance dépend d’une lutte à mort entre les deux consciences de soi. Chacune s’affirme, dans le désir, comme puissance de négation. Mais cette puissance de négation ne s’exerce pas encore de façon universelle, puisqu’elle demeure attachée à cette portion de la réalité naturelle qu’est son corps. Nous pouvons donc dire que si toutes les deux sont identiques en tant que puissance de négation, elles sont autres en tant que chacune est attachée à une réalité biologique particulière. Appelons A et B nos deux consciences de soi ; A ne peut nier l’altérité de B qu’en niant la réalité biologique de B, que nous pouvons appeler B’ ; on peut supposer que A entreprenne de faire mourir B, mais une telle activité de négation de la part de A réintroduirait l’inégalité, puisque A serait ce qui nie sans être lui-même nié ; il faut donc que A cherche à faire mourir B, tout en mettant sa propre réalité biologique A’ en danger. Serait-ce suiffisant ? Non, parce que l’inégalité subsisterait encore : B n’exercerait pas une puissance de négation symétrique, ni envers A’, réalité biologique de A, ni envers sa propre réalité biologique B’.
La satisfaction semble donc ne pouvoir être atteinte que dans une situation où les deux consciences de soi cherchent à supprimer l’altérité de l’autre, donc sa réalité biologique, tout en mettant elles-mêmes en jeu leurs propres réalités biologiques : il doit y avoir une totale réciprocité. Selon Hegel, cette situation se trouve réalisée dans la lutte à mort de pur prestige, où l’on ne se bat pas pour une portion de nourriture ou pour la possession d’un partenaire sexuel, mais uniquement pour qu’aucune inégalité n’apparaisse entre les deux consciences de soi dans leur puissance de négation à l’égard de ce qui fonde leur altérité, à savoir leur réalité biologique. En mettant ainsi en jeu sa propre vie, chaque antagoniste manifeste qu’il a en lui la puissance de nier tout attachement à la vie, et partant tous les liens qui séparent et particularisent les individus.
Dans un tel moment les deux consciences de soi éprouvent une véritable ivresse de l’universel, de ce Nous, cette unité négative, qui dans une parfaite réciprocité dépasse toutes les particularisations. Mais cette transparence des consciences ne peut durer que le temps d’une fulguration, car si tout le mouvement que nous venons de suivre est placé sous le signe de la recherche de l’égalité, à travers la négation de l’altérité, sa logique est telle qu’il va déboucher sur une inégalité.
Maîtrise et servitude : où est la vraie satisfaction ?
Peu importe le rapport de leurs forces respectives, si la négation de la vie est poussée jusqu’au bout par les deux consciences de soi en quête de satisfaction « non animale », cela peut entraîner ou la mort des deux, ou la mort de l’un des combattants ; dans les deux cas la satisfaction recherchée, cette égalisation par la négation de l’altérité d’un objet qui se maintient lui-même comme puissance de négation, est manquée. Reste la possibilité que les deux consciences se comportent de manière différente, inégale, que l’une des deux découvre soudain la nécessité de la vie : elle éprouve la peur de la mort, elle ne va pas jusqu’au bout dans la négation universelle de l’être autre, elle veut préserver au moins sa réalité biologique, et elle cesse le combat. Cette conscience qui a reconnu l’importance de la vie, et qui lui est demeurée attachée, reçoit le nom de « conscience servile », par ce qu’elle a voulu « con-server » sa vie. Par contre l’autre conscience de soi est celle qui est allée jusqu’au bout dans son attitude de négation de la vie : elle s’est manifestée comme indépendante, capable de s’élever au-dessus de tout attachement à la réalité biologique. Il s’agit de la conscience de soi dans l’attitude du maître.
Ces deux possibilités de la conscience de soi paraissent nettement opposées, et à première vue il semble que l’attitude vraiment humaine se trouve du côté du maître, qui serait ainsi la vérité, alors que l’esclave serait dans une attitude radicalement inférieure. Mais il n’en est rien, et nous allons voir que l’attitude du maître, dans ses implications logiques, en vient à se confondre avec celle de l’esclave qui peut être ainsi déclaré « vérité du maître ».
La dialectique de la maîtrise et de la servitude : supériorité du travail sur la consommation.
En effet, si nous considérons ce qui caractérise la conscience de soi dans l’attitude du maître, nous constatons que le maintien de cette attitude dépend précisément de ce dont elle prétend nier la valeur : si la conscience de soi dans l’attitude de l’esclave n’avait pas reconnu, et ne reconnaissait pas encore l’importance de la vie, le maître ne serait plus en vie, parce que celle-ci lui aurait été ôtée par la violence. Cette conscience du maître n’est donc pas aussi indépendante de l’autre qu’elle peut le croire. D’autre part cette conscience se définit comme celle qui a poussé jusqu’au bout la négation de l’être autre ; mais il faut bien voir que la négation universelle, qui concerne la vie tout entière est restée virtuelle, et que la seule négation qui s’actualise totalement reste partielle : il s’agit de la jouissance de la consommation, qui va jusqu’au bout de la négation d’un objet qui est toujours particulier. Et même cette négation totale d’un objet partiel ne peut procurer qu’une satisfaction évanescente, « pure jouissance sans consistance ». Pour que la satisfaction atteinte corresponde à ce qui était recherché, il faudrait qu’elle soit obtenue par la médiation d’un objet qui se maintiendrait lui-même comme puissance de négation universelle ; or il n’en est rien puisque l’autre conscience s’est révélée inégale.
La conscience de soi dans l’attitude du maître se révèle donc être autre que ce qu’elle paraissait d’abord : elle est dépendante de l’être-autre, et elle ne réalise pas la parfaite négation de l’être-autre. Or, ces deux caractères sont précisément ceux de la conscience servile. Celle-ci se caractérise par sa dépendance à l’égard de la vie, qu’elle veut sauvegarder, et par une négation de l’objet qui ne va pas jusqu’au bout : il s’agit précisément du travail productif qui nie les déterminations initiales de l’objet sans aller jusqu’à la consommation : l’objet nié est conservé comme produit du travail.
Or c’est précisément dans le travail que la conscience servile va parvenir à une satisfaction meilleure que celle du maître : le travail, à condition qu’il ne soit par pure routine, mais qu’il se présente comme la mise en œuvre particularisée du pouvoir de négation universelle que la conscience de soi a ressentie lorsque dans la peur de la mort elle a éprouvé la possibilité de cette dissolution universelle, permet la position en face de soi d’un autre que soi dans lequel on se retrouve soi-même. Le travail contribue donc à la formation de la volonté, puisque en différant la satisfaction, il apprend le dépassement des inclinations, mais si on ne le dissocie pas de l’objet transformé qui est son résultat, il apparaît surtout comme le miroir dans lequel la conscience peut trouver cette égalisation à laquelle elle aspire.
Conscience de soi et liberté concrète vont de pair.
Cette activité par laquelle nous façonnons un monde à notre image réalise tout à la fois la conscience de soi et la liberté : en effet la liberté consiste à ne pas être en rapport avec une réalité étrangère qui nous limite, la liberté consiste à être chez soi (bei Sich) ; or, pour se connaître soi-même, il faut se faire « objet » de soi-même : il faut se poser soi-même devant soi-même, dans un processus d’extériorisation. Cette sortie de soi-même peut être considérée comme une perte de soi-même en tant qu’intériorité, mais elle est une transformation de l’extériorité pour la rendre conforme à l’intériorité. Et lorsque l’arrangement des choses qui nous entourent est le fruit de notre propre activité, c’est alors que nous sommes « chez nous » : nous nous retrouvons nous-mêmes dans les déterminations qui nous entourent, parce que nous en sommes les auteurs. La conscience de soi et la liberté progressent donc du même pas.
Ainsi conçu le travail n’est plus un détour avilissant et appauvrissant au service de la consommation ; il prend place dans une série d’attitudes dont chacune, en raison de ses exigences initiales et des insuffisances, provoque son propre dépassement : la rencontre d’un objet naturel, la négation de cet objet dans le désir et la consommation, l’insuffisance de cette satisfaction, la mise en rapport de deux consciences et la recherche d’une égalisation parfaite qui les entraîne dans une lutte à mort dont l’issue est une nouvelle inégalité, à savoir, d’une part la négation universelle et virtuelle de la vie ainsi que la négation totale mais partielle de l’objet dans la consommation, et d’autre part, la négation incomplète de l’objet dans lequel la conscience peut se retrouver elle-même. Dès lors, si l’essence humaine se définit par la conscience de soi et la liberté, le travail apparaît bien comme le lieu d’une satisfaction proprement humaine : il n’est plus seulement le moyen de satisfaire des besoins ou l’instrument d’un perfectionnement moral, spirituel ou civique. La satisfaction qu’il procure est supérieure à celle que peut apporter la consommation ; il est la mise en œuvre d’une liberté dont l’actualisation n’est autre que la conscience de soi. Cela constitue une transformation radicale de la conception du travail telle que nous l’avions rencontrée jusqu’au XVIIIe siècle.
Objectivation et aliénation.
Pourtant si l’on suit la démarche de Hegel, il ne faut pas voir dans le travail, même conçu comme miroir de soi-même, le point culminant de l’accomplissement de l’être humain. En effet la conscience de soi dans l’attitude servile, l’homme au travail, ne parvient pas à une pleine et entière satisfaction. L’égalisation que recherchait la conscience de soi ne se trouve pas pleinement réalisée puisque le travail est une négation incomplète de l’objet, celui-ci, qui subsiste une fois transformé, demeure en rapport avec le reste de la nature qui peut le détruire : c’est l’incendie qui consume les meubles façonnés par l’ébéniste, ou encore l’orage qui couche au sol les épis de blé avant la moisson ; de plus, pour les autres hommes qui ne l’ont pas produit, il n’est qu’un objet à consommer, et le conflit des intentions et des désirs vient perturber le rapport privilégié de l’auteur à son œuvre, du producteur à son produit. L’objectivation de l’homme est inséparable de la possibilité d’une aliénation dans et par le travail : voilà pourquoi celui-ci ne peut apporter la satisfaction pleinement humaine qui était recherchée.
Selon Hegel, c’est seulement dans la sphère supérieure que constitue la vie dans l’État, avec les apports indispensables des arts, de la religion et de la philosophie, que l’actualisation achevée de l’essence humaine peut être envisagée.
Le matérialisme historique.
Karl Marx reproche à Hegel de ne pas avoir accordé au travail toute la place qui lui revient dans la conception de l’homme, et ce terme de conception doit être entendu au double sens de définition et d’engendrement de la réalité humaine.
Dans l’Idéologie allemande (1845), Marx et Engels posent les fondements du matérialisme historique : « On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même ». Ces affirmations recevront un complément, une trentaine d’années plus tard, dans la Dialectique de la nature, où Engels consacre un chapitre à la présentation du « rôle du travail dans la transformation du singe en homme » : « (le travail) est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même ».
Il n’entre pas dans notre propos de discuter l’argumentation de Engels qui, s’inspirant de Lamarck, admet que « le besoin crée son organe » et invoque l’hérédité des caractères acquis. Contentons-nous de faire remarquer que la présentation des rapports entre le travail et la conscience souffre d’un manque de clarté, aussi bien chez Marx que chez Engels : le texte de l’Idéologie allemande que nous avons cité place le travail, sinon au principe de l’hominisation, du moins à la base de toute tentative de définition de l’humain dans l’homme ; or dans le premier livre du Capital, Marx, en présentant le procès de production, et pour marquer la différence entre le travail d’une abeille et celui d’un architecte, insistera sur l’anticipation consciente et l’attention volontaire qui caractérisent précisément le travail humain. Dès lors ne se trouve-t-on pas devant un cercle ? Ces auteurs commencent par déclarer que c’est le travail et non pas la conscience qui est le véritable principe de distinction entre l’homme et l’animal, pour ajouter ensuite qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle forme de travail, mais bien d’un travail humain, et si l’on demande ce qui fait qu’un travail est humain, ils répondent que c’est la conscience qui précisément permet d’anticiper la fin poursuivie et d’organiser l’activité productrice : « plus les hommes s’éloignent de l’animal, plus leur action sur la nature prend le caractère d’une activité préméditée, méthodique, visant des fins déterminées, connues d’avance » (Dialectique de la nature). Autrement dit, si c’est le travail humain qui fait l’homme, il faudrait savoir ce qui humanise le travail, et si la réponse n’est autre que l’anticipation consciente, il reste à se demander pourquoi Marx et Engels proclament si haut que ce n’est pas par la conscience qu’il faut distinguer les hommes des animaux…
La réalisation de soi et l’accès à la liberté concrète.
Contentons-nous de noter cette volonté de lier étroitement le travail et l’essence humaine. Or la nature de ce lien ne peut être pleinement saisie qu’en se référant à la compréhension hégélienne du travail telle que nous l’avons présentée. En effet, dans les Principes d’une critique de l’économie Marx reproche vigoureusement à Adam Smith de n’avoir vu dans le travail qu’une malédiction : « Tu travailleras à la sueur de ton front ! ». Cette malédiction, Adam la reçut de la bouche de Jéhovah, et c’est bien ainsi qu’Adam Smith entend le travail ; quant au repos il serait identique à la « liberté » et au « bonheur ». C’est le moindre souci de Smith que, dans son état normal de santé, de force, d’activité, d’habileté, de dextérité, l’individu ait également besoin d’une quantité normale de travail qui mette fin à son repos. Il est vrai que la mesure du travail semble venir de l’extérieur, dictée par les obstacles à surmonter en vue du but à atteindre. Il ne soupçonne pas non plus que le renversement de ces obstacles constitue en soi une affirmation de liberté, ni que les fins extérieures perdent leur apparence de nécessité naturelle, posées et imposées comme elles sont par l’individu lui-même ; il ne voit aucunement la réalisation de soi, l’objectivation du sujet, donc sa liberté concrète qui s’actualise précisément dans le travail ».
Dans la conception que Marx oppose ici à celle d’Adam Smith, le travail n’est plus un moyen ni même un signe : il est l’acte humain par excellence dans et par lequel s’actualisent « une affirmation de liberté », « la liberté concrète », « la réalisation de soi », « l’autoréalisation de l’individu »…
Si telle est bien la nature du travail et son lien avec l’essence humaine, le travailleur ne sera-t-il pas nécessairement déçu par l’activité professionnelle réelle qui est la sienne quotidiennement ? Si fait ; mais selon Marx, cette insatisfaction n’est pas inhérente à l’essence du travail, elle découle bien plutôt des « rapports de production », c’est-à-dire de la situation historique, de l’organisation de la société dans laquelle les hommes produisent. Pour Hegel la possibilité de l’aliénation était indissociable de l’objectivation qui se réalise dans le travail. Pour Marx, cette aliénation qui est bien réelle, est fondamentalement historique, et elle pourra cesser lorsque la révolution prolétarienne, en supprimant la division de la société en classes, aura permis de réconcilier les hommes entre eux, et avec la nature, et partant avec leur travail : « alors, dans une phase supérieure de la société communiste… le travail ne sera plus seulement un moyen de vivre, mais il deviendra lui-même le premier besoin vital… » (Critique du programme de Gotha, page 25).
Alors, pourquoi limiter le travail ?
Dans une société nouvelle où la réalité du travail serait enfin conforme à son concept, l’homme d’un même mouvement se porterait vers « la réalisation de soi » et vers le travail, puisqu’il y trouverait sa « liberté concrète ». Et pourtant un tel optimisme ne transparaît pas dans le troisième livre du Capital : « en fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposées de l’extérieur ; il se situe donc par nature au-delà de la sphère de production matérielle proprement dite. De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quelle que soit la structure de la société et le mode de production. (…) En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés, règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, sur celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail » (le Capital, livre III).
Nous voici dans une situation proprement paradoxale, puisque nous nous trouvons en présence de deux jugements opposés, et l’appel à la dialectique ne semble pas suffire pour dissoudre ou surmonter la contradiction : les raisons pour lesquelles Marx demande de réduire le temps de travail sont précisément celles qui en toute logique devraient conduire à son extension. En effet, il faut réduire le temps de travail parce que le travail est le lieu d’une insatisfaction ; mais cette insatisfaction suppose une attente déçue, et la déception est proportionnelle à l’intensité de l’espoir que peut faire naître un travail présenté comme le lieu de l’autoréalisation et de la liberté concrète ; si telle est la vraie nature du travail, et si elle est aussi étroitement reliée à l’essence humaine, alors tout homme ne devrait rien souhaiter de mieux qu’une vie entièrement occupée par le travail !
C’est dans cette ambiguïté que s’enracinent le malaise et l’incertitude de nos contemporains à l’égard du travail : lorsqu’ils sont privés de travail, ils éprouvent cette perte comme une atteinte à leur humanité ; et lorsqu’ils sont au travail, ils considèrent que celui-ci ne leur apporte pas la fameuse « autoréalisation », la « liberté concrète », que l’idéologie dominante, inspirée de Marx, leur affirme qu’ils sont en droit d’attendre, et qu’ils ont le devoir d’exiger.
Un héritage complexe et un défi toujours actuel.
En ce début du XXIe siècle le rapport de l’homme au travail est marqué par la sédimentation des différentes veines qui sont apparues successivement en Occident depuis au moins trois millénaires : le travail comme nécessité pour la survie, mais aussi comme obstacle à l’accomplissement de ce qu’il y a de plus humain dans l’homme ; le travail conçu comme moyen d’indépendance, à l’égard de la société, mais aussi comme instrument d’ascèse pour mener une vie juste en évitant l’oisiveté, et enfin le travail comme moyen de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin, c’est-à-dire comme moyen d’exercer la solidarité.
Sous ces différentes formes cette justification externe du travail s’est prolongée tout au long des siècles, d’abord dans un contexte religieux, puis avec une laïcisation de l’objectif comme nous l’avons vu avec Voltaire et Rousseau.
Avec la réforme et spécialement l’enseignement de Calvin, apparaît une transformation fondamentale de la conception du travail : le croyant angoissé par la prédestination recherche la « certitude du salut » dans l’épreuve d’une vie sainte et fructueuse parce que méthodique, dans laquelle le travail devient le miroir dans lequel l’individu cherche à lire le reflet de son élection. D’obstacle qu’il était dans l’Antiquité, le travail traité comme un organe dans la tradition religieuse catholique, est désormais considéré comme un signe et finalement comme un miroir dans lequel l’homme vise sa propre réalité.
Il suffit alors d’établir une équivalence entre l’homme, la conscience de soi et la liberté, pour que le travail apparaisse comme le lieu d’une satisfaction proprement humaine, cette reconnaissance dont Hegel nous a présenté la dialectique dans l’étude de la maîtrise et de la servitude, dialectique qui sera reprise et hypertrophiée par Karl Marx au point d’identifier le travail et l’essence humaine. Désormais l’homme va chercher dans le travail son auto-réalisation ; il veut se donner dans et par le travail un monde qui soit le miroir de lui-même.
L’on attend tout du travail, non seulement les moyens de vivre, mais aussi et surtout l’accomplissement de son humanité et l’épanouissement de sa personnalité. Idole impuissante, pétrie d’ambiguïté, voici le travail tout à la fois adoré et haï. Trouver la juste manière de le considérer et de le traiter, en l’intégrant dans un projet de vie aussi harmonieux et équilibré que possible, demeure encore – et sans doute pour longtemps – le grand défi qu’il nous appartient de relever.
Serge Monnier.