L’espérance : une approche philosophique. 28 novembre 2014

L’espérance : une approche philosophique

par

Serge MONNIER


    Monseigneur,

    Monsieur le Président,

    Chers amis,

     « En avant dans l’Espérance ! Sur le chemin de Saint Jacques » : ce titre situe d’emblée votre session annuelle dans une optique chrétienne ; il renvoie bien évidemment  à l’Espérance, la vertu théologale, si bien chantée par Charles Péguy dans le Porche du Mystère de la deuxième vertu : entre la foi et la charité, ses deux grandes sœurs  qui la tiennent par la main, la petite fille espérance, comme l’enfance, s’avance… Cette dimension religieuse s’affirme dans le lien de ce titre avec le thème du grand jubilé du Puy en cette année 2005 et avec  la mention explicite du pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle dont la plus ancienne voie est celle qui part du Puy, la « via podiensis ». Et en lisant votre programme, il suffit de remarquer que le terme Espérance est écrit avec une majuscule pour comprendre que vous avez voulu vous situer au plus haut niveau, celui des vertus théologales qui relève d’une approche proprement théologique.
    Pourtant les responsables de l’organisation de cette Session ont souhaité que vos travaux commencent par une «approche philosophique » : celle-ci doit donc servir de préliminaire, comme une propédeutique, préparant et introduisant une réflexion plus haute, d’ordre théologique. En ma modeste personne, la philosophie doit donc poursuivre sa tâche très ancienne de « servante de la théologie », ouvrant le chemin sans excéder ce que ses propres forces lui permettent légitimement d’atteindre. Sur votre programme l’œil d’un lecteur attentif aura sans doute remarqué que l’espérance  se contente d’une minuscule lorsqu’il s’agit de l’approche philosophique : cette minuscule n’est peut-être qu’une coquille tout à fait accidentelle, mais pourquoi ne pas y voir un lapsus typographique dont la valeur signifiante ne doit pas être négligée.
    C’est donc dans le cadre des limites propres à une démarche philosophique que prennent place les quelques réflexions que je vais vous présenter à propos de l’espérance.

    La réflexion philosophique trouve en partie son origine dans la célèbre formule reprise par Socrate : « Connais-toi toi-même ». Inscrite sur le fronton du temple de Delphes dédié à Apollon cette injonction s’adressait au pèlerin non pas pour l’inviter à quelque recherche psychologique, mais tout simplement pour lui rappeler sa condition d’homme : « Souviens-toi que tu n’es qu’un mortel ». Il faut renoncer à la démesure, et ne pas vouloir rivaliser avec les dieux en nourrissant une espérance que notre nature limitée rend déraisonnable.
    La connaissance de soi, se connaître comme  réalité humaine, pétrie de possibilités mais aussi de limites, voilà bien la quête caractéristique de celui qui s’engage à philosopher. Emmanuel Kant résumait cette quête en trois questions majeures : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Trois questions distinctes, mais qui se ramènent à une seule : Qu’est-ce que l’homme ?
    Dans cette interrogation à la fois triple et une, l’espérance a toute sa place. Et nous pouvons nous demander si l’espérance est coextensive à l’être de l’homme en tant que sujet conscient, sinon comme réalité toujours actuelle, du moins comme possibilité jamais dissipée : le lien entre l’humanité de l’homme et l’espérance est-il indéfectible ?
    Mais nous pouvons aussi nous demander si l’humanité  peut elle-même être objet d’espérance : l’actualisation des capacités de l’homme est-elle encore à venir ? Et quel rôle l’éducation doit-elle et peut-elle jouer dans cette actualisation des potentialités proprement humaines de tous les membres de l’humanité ?

    Pour mieux saisir le lien qui unit l’humanité et l’espérance, nous commencerons  par mieux définir l’espérance : n’est-ce qu’une attente et toute attente est-elle espérance ? Et nous montrerons comment la tradition peut d’abord la considérer comme une passion, mais aussi comme une vertu.
    Puis nous nous demanderons en quel sens et dans quels domaines l’humanité elle-même peut devenir un objet d’espérance. Sans oublier le rapport de l’homme à la nature, ce que Kant nommait la « culture de l’habileté » qui augmente notre liberté de faire, nous insisterons sur la « culture de la discipline » qui accroît la liberté du vouloir en nous rendant capables de nous assigner une fin et de nous imposer une loi : ne peut-on pas parachever l’humanité grâce à l’éducation en formant des hommes d’espérance ?



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En quête d’une définition de l’espérance, peut-on trouver  dans la distinction des deux termes du vocabulaire français : espoir et espérance, une lumière pour structurer la réflexion ? Il ne semble pas. Les deux termes français viennent du même mot latin « spes », qui renvoie lui-même à un seul verbe, « sperare », c’est-à-dire « espérer ». Et s’il est vrai que l’espérance a une connotation plus religieuse, plus métaphysique, plus noble, il n’empêche que les grands dictionnaires de référence comme le Littré ou le Robert montrent à travers de nombreuses citations que les deux termes  tendent à être employés indifféremment. Aussi pour notre part, dans ce bref exposé, nous utiliserons toujours le seul terme « espérance » comme substantif correspondant au verbe « espérer ».

Partons du verbe « espérer » qui signifie attendre la réalisation de ce que l’on désire. L’insistance sur l’attente comme attitude constitutive de l’espérance permet d’établir une jonction essentielle entre l’espérance et l’humanité, celle-ci étant souvent caractérisée par  la pensée entendue comme conscience.
Or la présence est consubstantielle à la conscience : là où il y a conscience il y a nécessairement présence, et il n’y a de présence que par et pour une conscience. Ne nous laissons pas induire en erreur par le vocabulaire administratif : pour la direction de l’établissement scolaire, un élève est présent lorsqu’il se trouve physiquement, corporellement à l’intérieur d’un certain local comme une salle de classe ou une bibliothèque par exemple. Mais tout enseignant sait bien que sans quitter la salle de classe, cet élève va être absent au moins pendant quelques instants : son esprit sera ailleurs, certaines parties du cours vont lui échapper, les propos du professeur ne lui seront plus présents. Ainsi la présence dont nous voulons indiquer le lien étroit et réciproque avec la conscience, ne doit surtout pas être confondue avec la proximité spatiale ou la situation dans un lieu.
    Un objet, quel qu’il soit, (montagne, fleur, insecte, mélodie, formule mathématique, poème ou personne…) ne jouit de la présence que pour autant qu’un mouvement psychique se porte vers lui.. Ce mouvement vers l’objet, grâce auquel l’objet devient présent et peut le demeurer, est d’un tout autre ordre qu’un déplacement d’un point à un autre ; il s’agit de l’intentionnalité de la conscience, résumée dans l’expression d’Husserl : « Toute conscience est conscience de… ». « Intentionnel » n’est pas ici synonyme de volontaire ; son étymologie enferme l’idée de « tendre vers… », de « se porter sur… ». La conscience n’est donc pas un réceptacle dans lequel se trouveraient  des objets ; elle est bien plutôt sortie d’elle-même, puisqu’elle est fondamentalement tournée vers autre chose qu’elle-même, vers un objet, qui ainsi accède à la présence.
    Mais ce mouvement vers l’objet qui  permet à celui-ci de jouir de la présence, d’être présent, dépend d’une attente : il n’y a « attention à… » que parce qu’il y a « attente de… ». Si l’attente se dissipe, l’intérêt cesse, l’attention n’est plus soutenue, et la présence s’évanouit : l’objet n’est plus là, présent pour nous, il a cédé la place à un autre objet, dont la présence dépend à son tour de la persistance de l’attente.
    L’attente sans laquelle il n’y aurait plus ni attention, ni présence, anime un double mouvement, dans et autour de l’objet. L’objet ne continue à jouir de la présence que pour autant qu’il est parcouru, exploré, dans son horizon interne et dans son horizon externe. L’horizon interne de l’objet, ce sont les multiples apparitions possibles du même objet ; l’horizon externe, ce sont les multiples relations que le même objet entretient avec d’autres objets constitutifs de son environnement, de son cadre spatio-temporel, et finalement du monde lui-même.    Cette « présence de… » qui advient par et pour une conscience – ce qui la définit comme intentionnalité – contient aussi une dimension fondamentale de « présence à elle-même » : tout vécu de conscience (qu’il s’agisse d’un acte de perception, d’imagination, de désir, de volonté, de compréhension…) a la propriété essentielle de s’apparaître à lui-même. Telle que définie ci-dessus, la présence d’un objet est  présente à elle-même. Voilà la base même du  Cogito de Descartes, « Je pense, donc je suis ».
    Mais si la conscience en tant que « présence de… » est aussi présente à elle-même, il faut qu’elle entretienne envers elle-même ce qui rend possible la présence, à savoir, comme nous l’avons vu avec l’intentionnalité,  un mouvement vers elle-même qui soit en même temps un double mouvement d’exploration de son horizon interne et de son horizon externe. Si l’horizon interne contient les multiples apparitions possibles du même objet, l’horizon interne de la présence contient les multiples apparitions possibles de la présence ; si l’horizon externe contient les multiples relations possibles du même objet avec d’autres objets, l’horizon externe de la présence, contient la relation possible de la présence à l’autre de la présence, c’est-à-dire à l’absence.
    La reconnaissance de ce double horizon de la présence au cœur de la présence à soi de la conscience permet de comprendre en quel sens l’être conscient ne se contente pas d’être, mais « ex-iste », c’est-à-dire se porte toujours  hors de lui-même, en avant de soi, tourné vers ses possibilités, c’est-à-dire vers de nouvelles présences possibles. Le sujet conscient, par lequel et pour lequel toute chose devient présente, n’est donc pas enfermé dans ses déterminations, fussent-elles successives, il est fondamentalement tourné vers ses possibilités, en cours d’exploration de ces possibilités, qui adviennent ainsi à la présence en tant que « à venir ». C’est ainsi que le futur jouit de la présence avant même de devenir réalité : c’est la saisie de la possibilité du possible (possible que oui, possible que non) qui constitue le caractère propre du futur. Et cette saisie est étroitement liée à une attente qui porte sur l’être même et la détermination à venir  du sujet conscient encore radicalement inachevé.
    La pensée comme conscience, et en raison même de son intentionnalité, est donc toujours tournée vers un futur, vers un « à venir » , un « pas encore » : elle est en attente.
    Mais il ne suffit pas qu’il y ait attente, et présence de l’objet attendu dans la visée intentionnelle,  pour qu’il y ait espérance. Il faut l’attente d’un bien que l’on désire et dont la réalisation demeure incertaine. C’est ainsi que l’on peut dire : j’espère qu’il fera beau demain, ou encore : j’espère que les enfants seront là à Noël, ce qui suppose que cela n’et pas assuré. Le caractère aléatoire du bien désiré paraît donc nécessaire pour que l’attente prenne la forme de l’espérance. Ainsi l’on peut dire que dans sa chambre d’hôpital Marguerite qui a faim,  désire prendre son dîner, qu’elle attend le service toujours assuré  à la même heure, et qu’elle espère avoir pour dessert un gâteau au chocolat.

    Mais définir ainsi l’espérance comme l’attente d’un bien aléatoire ne suffit pas pour comprendre en quel sens dans la tradition philosophique l’espérance (spes) a pu être considérée comme une passion, avec une place bien particulière à côté des autres passions,  mais aussi envisagée comme une vertu possible.

    Aussi je vous propose d’entreprendre une nouvelle navigation en reprenant une construction conceptuelle tout à fait classique qui remonte en grande partie à ARISTOTE et qui a été abondamment utilisée par les scolastiques, spécialement par Saint THOMAS d’AQUIN.

    Considérons un être vivant : cet individu singulier est le sujet qui effectue les opérations propres au vivant, comme le rappelle l’adage scolastique « actiones sunt suppositorum »(les actions sont celles des sujets). C’est bien l’être vivant dans son unité et son unicité qui se nourrit, croît, se reproduit, sent, se meut, se souvient, désire, raisonne, veut, etc. Mais l’être vivant ne peut effectuer ces opérations qu’en raison de ce qu’il est, comme le souligne un autre adage scolastique : « operari sequitur esse »(l’agir suit l’être). Or ce qui donne à un être d’être bien ce qu’il est,  ce ne sont pas les éléments dont il est composé – sa matière – mais sa forme, c’est-à-dire l’organisation, la mise en ordre de tous ces éléments : « forma dat esse »(c’est la forme qui donne l’être) disaient aussi les scolastiques. Ce n’est pas la forme qui agit, mais c’est elle qui donne à l’individu singulier de pouvoir agir comme il agit.  Ainsi ce n’est pas le cercle comme forme qui roule, mais l’objet circulaire, la roue par exemple,  à laquelle la forme circulaire donne de pouvoir rouler, et non pas seulement glisser sur le plan incliné. Il en va de même pour l’être vivant, animé, c’est-à-dire celui auquel sa forme appelée « âme » donne de pouvoir effectuer les opérations de la vie à différents niveaux de richesse et de complexité. Et si l’on parle des « puissances de l’âme », ce n’est pas parce que l’âme elle-même agit, mais parce qu’elle donne à l’individu singulier vivant dont elle est la forme, une certaine perfection qui produit un pouvoir d’agir et d’opérer de telle ou telle façon.
    Nous pouvons distinguer parmi les « puissances de l’âme » les puissances appréhensives et les puissances appétitives. L’actualisation d’une puissance appréhensive n’est autre que l’acte de connaître : les déterminations partent de l’objet (c’est-à-dire le réel connu) et trouvent leur aboutissement dans l’esprit du sujet connaissant sous forme de représentation ; celui-ci se rend présent l’objet dont il reçoit les déterminations. Par contre lors de l’actualisation d’une puissance appétitive les déterminations provenant de l’objet et reçues par le sujet provoquent chez le sujet un mouvement de recherche. La puissance appétitive est  mue par l’objet dont elle reçoit les déterminations, et dont elle subit l’influence, mais elle est aussi moteur, car elle met en mouvement le vivant qui se porte activement vers la chose elle-même dans sa réalité extramentale : Saint THOMAS nous dit que la puissance appétitive est ce qui donne au vivant de pouvoir se porter « ad ipsas res ». Le vivant désirant, c’est-à-dire mû par la puissance appétitive, cherche à posséder réellement l’objet et ne se contente pas d’une présence de l’objet en représentation.
    Lorsque le mouvement vers l’objet est simple, sans difficulté, et que l’atteinte de l’objet ne nécessite aucun effort, ce mouvement relève de la puissance de l’âme appelée  concupiscible. Par contre si le mouvement vers l’objet rencontre une difficulté, il faut un surcroît d’énergie pour vaincre la difficulté et surmonter l’obstacle : ce mouvement relève de la puissance de l’âme appelée irascible.
    Une fois posées ces distinctions entre d’une part les puissances appréhensives et les puissances appétitives, et d’autre part au sein de celles-ci entre le concupiscible et l’irascible, nous pouvons dire ce qu’est une passion de l’âme : c’est un mouvement qu’éprouve le sujet vivant, donc animé, sous l’effet d’un objet dont les déterminations agissent sur la puissance appétitive. Le terme passion est ici synonyme de sentiment ou d’émotion.
    Les passions ainsi définies ne se produisent que dans la puissance appétitive, car c’est en elle qu’il y a le plus de passivité : l’objet agent exerce un attrait ou provoque un rejet de la part du sujet.
    Or la puissance appétitive est double, puisqu’elle comprend le concupiscible et l’irascible. Et il  faut encore distinguer les différentes passions du concupiscible et celles de l’irascible.
    Entre les passions du concupiscible, la distinction s’effectue selon l’opposition du bien et du mal. La recherche du bien s’accomplit selon cette séquence : l’amour (amor) comme inclination et complaisance dans la représentation de l’objet, le désir (concupiscentia, desiderium) comme mouvement vers l’objet, et le plaisir (delectatio, gaudium) dans la possession de l’objet. Quant à la fuite du mal, elle comprend aussi trois stades : la haine (odium) comme répulsion, la fuite (fuga, abominatio) comme mouvement pour s’écarter de l’objet, et la tristesse (tristitia) comme affect dû à la présence du mal qui n’a pu être évité.
    Entre les passions de l’irascible, la distinction s’effectue à la fois selon que l’objet qui agit sur le vivant est le bien ou le mal, et selon que le mouvement induit consiste à se rapprocher ou à s’écarter de l’objet. Par rapport au mal, deux passions possibles : la crainte (timor) lorsque le sujet s’éloigne du mal et renonce à la lutte, et l’audace (audacia) lorsque le sujet se porte vers le mal pour engager le combat. Par rapport au bien, deux passions sont également possibles : l’espérance (spes) lorsque le mouvement consiste à se rapprocher de l’objet, et le désespoir (desperatio) lorsque la difficulté paraît si grande que le sujet renonce à rechercher le bien pourtant désiré. Ainsi la crainte conduit au désespoir, alors que l’espérance engendre l’audace.
    La colère (ira) est une cinquième passion  relevant de l’irascible puisque son accomplissement rencontre une difficulté qui requiert un surcroît d’énergie ; sa caractéristique réside dans la dualité de son objet : elle tend vers la vengeance qu’elle désire et espère comme un bien, et dont elle se réjouit, mais elle est aussi tournée vers celui dont elle veut tirer vengeance et qu’elle considère comme mauvais. C’est donc une passion composée de passions contraires : elle cherche à réaliser ce qui lui paraît bon et en même temps elle cherche à supprimer ce qui lui  paraît mauvais.

    Cette cascade de distinctions chères aux scolastiques et dont la subtilité peut ravir ou irriter, nous permet maintenant de compléter la définition que nous recherchions : il ne suffit pas qu’il y ait attente, ni même attente d’un bien, et qui plus est d’un bien aléatoire. Il faut que l’atteinte de ce bien soit difficile – sinon nous aurions affaire à une passion du concupiscible et non pas de l’irascible – , et il faut que ce bien soit considéré comme possible – sinon ce serait le désespoir qui triompherait.  En résumé, l’espérance (spes) est une passion de l’irascible qui provient de l’effet que produit sur le sujet vivant la représentation d’un bien, futur, ardu (difficile), et possible (bonum,  futurum, arduum et possibile).

    Mais si l’espérance est bien une passion telle que nous venons de la présenter, quelle relation peut-elle entretenir avec la vertu ? Peut-elle devenir elle-même une vertu, ou doit-elle être encadrée par plusieurs vertus, et si oui, lesquelles ?

    Les passions sont moralement neutres : prise en elle-même une passion, c’est-à-dire un sentiment ou une émotion provoqués par la présence ou la représentation d’un objet, n’est ni bonne ni mauvaise. Mais les sentiments et les actions qui en découlent peuvent être en accord ou en désaccord avec ce que dicte la raison.
    Les puissances de l’âme sont en elles-mêmes indéterminées ; pour qu’elles opèrent conformément à la raison, il faut qu’elles reçoivent un achèvement, un perfectionnement, comme une « information » supplémentaire. Cette information est une disposition stable qui conduit une puissance à s’exercer spontanément de telle ou telle façon : on l’appelait un « habitus ». Lorsque l’habitus conduit la puissance  à s’exercer spontanément en accord avec la raison, on l’appelle une vertu. Cette droite manière d’opérer se trouve située entre deux excès opposés, d’où l’adage bien connu : « In medio stat virtus ». Ce qui ne signifie pas que la vertu se confonde avec la médiocrité, ou encore avec la tiédeur dont l’Apocalypse (3,16) nous dit que les tièdes seront vomis de la bouche de Dieu. La vertu est une qualité supérieure, une excellence selon la signification du terme grec arétê.
    Pour mieux le comprendre prenons l’exemple très simple d’une boule qui en raison de sa forme sphérique est d’elle-même apte à rouler dans n’importe quelle direction. Si on la place sur un plan légèrement incliné formant un chemin de crête au dessus de deux pentes opposées, si l’on veut qu’elle atteigne l’objectif fixé à l’extrémité de ce chemin de crête, il faut qu’elle ne dévie ni d’un côté ni de l’autre sous peine de dévaler l’une des deux pentes. Si on lui laisse sa forme sphérique initiale, ce mobile court les plus grands risques de se perdre à droite ou à gauche ; si l’on veut qu’il se porte de lui-même au bon endroit, le mieux est de lui donner une forme modifiée, celle d’un cylindre, qui tout en conservant la possibilité de la rotation, favorise l’atteinte sûre de l’objectif.
    Il en va de même pour les puissances de l’âme et pour la vertu qui les concerne : l’exemple classique depuis ARISTOTE est celui de la libéralité, cette vertu qui conduit à faire un bon usage des richesses et qui permet d’éviter les deux excès contraires, celui de la prodigalité où l’on dépense trop, inconsidérément, et celui de l’avarice, où l’on dépense trop peu, en s’agrippant à un avoir inutile.
    Le perfectionnement qu’est la vertu comme habitus est produit, augmenté, et conservé par les actes vertueux eux-mêmes. C’est en agissant bien, conformément aux exigences de la droite raison, que l’on donne aux puissances de l’âme la conformation supplémentaire qui les prédispose à bien agir. Là aussi un exemple simple peut nous éclairer. Apprendre à parler une langue, c’est donner à notre puissance linguistique ou faculté d’utiliser un langage articulé, un perfectionnement supplémentaire, une information qui nous fait passer de l’être en puissance à l’être en acte. Par exemple le nouveau né est un « sachant parler telle langue en puissance » ; une fois qu’il saura parler cette langue, il sera un « sachant parler telle langue en acte » ;  mais le passage de l’un à l’autre, de l’être en puissance à l’être en acte,  ne se fera pas si l’apprenant ne se met pas à parler effectivement la langue en question. C’est en parlant une langue que l’on devient de plus en  plus apte à l’utiliser correctement et aisément.
    C’est une loi fondamentale du vivant : c’est en effectuant en acte les opérations de la vie (nutrition, respiration…) que le vivant entretient les conditions organiques favorables à ces opérations.  Il en va de même de la vie morale : c’est en accomplissant des actes vertueux que l’on entretient et développe ce qui les rend plus faciles, à savoir la vertu elle-même comme habitus.

    L’espérance comme passion  dont nous avons précisé la définition ci-dessus n’est pas spontanément en accord avec la droite raison ; elle peut s’égarer quant à la définition de l’objet et quant à l’attitude adoptée envers cet objet. C’est grâce au concours de plusieurs vertus que, la puissance appétitive irascible étant perfectionnée, nous serons toujours plus aptes à espérer selon les exigences de la droite raison.
    Pour déterminer les vertus concernées, il faut distinguer dans l’objet qui fait naître l’espérance comme passion le « bonum » et le «arduum ».
    Le bien recherché doit être éminent, susceptible d’être loué, honoré ; et c’est la vertu de magnanimité qui nous prédispose à la grandeur d’âme qui ici ne signifie pas la capacité de supporter les affronts et de pardonner les injures, mais consiste dans l’ouverture à ce qui est grand, beau, généreux, digne d’éloge, tout en demeurant en accord avec notre nature profonde. La magnanimité tient ainsi le milieu supérieur entre deux excès : la pusillanimité d’une part et la présomption de l’autre. Le pusillanime renonce d’emblée à entreprendre de grandes choses ;  se repliant sur un bien limité et médiocre, il fait preuve de mesquinerie. A l’opposé, le présomptueux n’a pas conscience de ses limites et il prétend à un bien qui le dépasse absolument, auquel il n’a pas vraiment droit. Il est seulement mû par l’ambition et séduit par la vaine gloire, c’est-à-dire qu’il recherche le pouvoir, les honneurs, la gloire, faute de pouvoir gagner la vraie grandeur.
    Au contraire le magnanime ne recherche pas les honneurs pour eux-mêmes . Certes  il ne les néglige pas car il vaut mieux qu’ils soient décernés à ceux qui les méritent vraiment,  mais il cherche surtout à être digne des honneurs, et jamais pour les obtenir il ne renoncera aux valeurs auxquelles est attachée la vraie grandeur. En ce sens J.J. ROUSSEAU soulignait que ce qui doit compter le plus pour nous, ce n’est pas de chercher à être heureux – car cela ne dépend pas vraiment de nous – , mais de tout faire pour se rendre digne d’être heureux.

    Quant au caractère ardu, difficile, du bien recherché, il faut que la difficulté ne soit ni surestimée, ni sous-estimée. Si la difficulté est surestimée, apparaît la crainte, qui conduit au désespoir ; d’où la nécessité de la vertu de force ou courage qui nous prédispose à affronter les difficultés et à vaincre les obstacles. Si la difficulté est sous-estimée, c’est la présomption qui réapparaît ; le présomptueux ne recherche pas seulement plus que ce à quoi il a droit, mais il entreprend d’obtenir plus que ce qu’il peut réellement atteindre. D’où la nécessité de la vertu d’humilité, qui ne consiste pas à se diminuer injustement et à se mépriser, mais plutôt à bien connaître ses forces et ses limites, selon la claire formule de Saint Bernard : « Humilitas est verissima agnitio sui », « l’humilité est la très vraie connaissance de soi-même ».

    Espérer ce qu’il faut et comme il faut, voilà ce que l’espérance comme passion ne peut accomplir que si elle reçoit le concours indispensable de plusieurs vertus morales, du plus grand prix : la magnanimité, la force ou le courage, et  l’humilité.

    Ces précisions une fois données, il devient possible de comprendre comment l’espérance, entendue non plus comme passion, mais   comme vertu théologale, vient élever, perfectionner certaines puissances de l’âme. En effet les vertus théologales sont autant de perfectionnements venant élever les capacités des puissances de l’âme pour rendre l’homme capable d’effectuer les opérations de la vie surnaturelle à laquelle il est appelé. La foi concerne la  puissance appréhensive (la connaissance), la charité concerne la puissance appétitive concupiscible (l’amour et la délectation), et l’espérance concerne la puissance appétitive irascible (l’espérance comme attente et recherche d’un bien futur, difficile et possible). Or avec la vertu théologale d’espérance, l’objet de  l’attente dépasse absolument  tout ce que l’homme peut atteindre par lui-même. L’objet vers lequel nous porte la vertu d’espérance est Dieu lui-même contemplé dans la vision béatifique, et le moyen d’y parvenir n’est autre que la grâce divine. L’Apôtre Paul rappelle souvent combien l’accomplissement du Mystère du Christ excède tout ce que l’homme livré à ses seules forces peut attendre et atteindre : « nous annonçons ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (I Cor. 2,9), ou encore : « (…) Celui dont la puissance agissant en nous est capable de faire bien au delà, infiniment au delà de tout ce que nous pouvons demander ou concevoir… » (Eph. 3,20).
    Ainsi pour espérer le bonheur de connaître Dieu face à face et pour attendre avec confiance son indispensable secours, il faut que notre capacité d’espérer soit élevée et perfectionnée, par un don de Dieu, par la vertu d’espérance.

    Mais nous voilà déjà rendus au delà de ce que peut enseigner la seule philosophie : c’est à la théologie qu’il faut confier une étude plus poussée de l’espérance comme vertu théologale.

    Par contre, il nous reste à nous demander si l’humanité peut être un objet d’espérance, en comprenant  l’espérance comme la passion ou le mouvement du sujet vivant vers un bien futur, ardu, et possible.


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    Pour que l’humanité soit objet d’espérance, il faut considérer en elle un bien tout à la fois futur, difficile mais possible. Que peut-on souhaiter et vouloir que soit l’humanité de demain, et qu’elle ne serait pas encore, mais qu’elle peut devenir à condition de fournir les efforts nécessaires pour surmonter les difficultés qui rendent ardu ce bien futur  ?
    Comme nous l’avions annoncé,  considérons d’abord l’homme dans son rapport à la nature, en lui et hors de lui. De ce point de vue c’est l’inachèvement et l’imperfection qui caractérisent l’humanité, puisque l’homme ne dispose d’aucun savoir faire inné : pourtant l’homme qui, en ce sens,  n’a aucun instinct, a la possibilité de les imiter tous, nous dit J.J. ROUSSEAU. Cette indétermination initiale du comportement est la condition de possibilité d’une ouverture sur l’universel : selon l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, la principale caractéristique de l’homme est la « perfectibilité ». Nous pouvons donc espérer une humanité toujours plus parfaite dans la maîtrise et le contrôle de la nature. N’était-ce pas l’ambition de DESCARTES que le progrès des sciences et le développement des techniques nous permettent de devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature » ? Cette espérance reprenait à l’âge classique le très ancien mythe grec de Prométhée et d’Epiméthée. Lorsqu’il fallut donner aux êtres vivants les différents avantages naturels qui leur permettraient de subsister, c’est Epiméthée (ce nom comprend la racine  math-    : « apprendre », et signifie « celui qui comprend après coup ») qui voulut se charger de la distribution ; son imprévoyance laissa l’homme nu et démuni, incapable de rivaliser avec les autres êtres vivants dans la  lutte contre les forces naturelles. Heureusement son frère Prométhée (« celui qui comprend avant », donc celui qui est intelligent et prévoyant) par amour de l’humanité s’introduisit dans la forge d’Héphaistos et vola le feu pour le donner à l’homme, le feu, qui selon la belle formule d’Eschyle, est « le père de tous les arts ». Il nous est donc permis d’espérer améliorer l’humanité grâce à la « culture de l’habileté » qui sous des formes et par des voies de plus en plus sophistiquées accroît sans cesse notre « liberté de faire ».
    Pourtant le chemin n’est pas aplani une fois pour toutes, la victoire n’est pas garantie, car le danger est toujours présent : la part d’Epiméthée qui est en l’homme peut toujours l’emporter sur Prométhée. Le mythe de Pandore, que rapporte HESIODE, est là pour nous le rappeler : les immortels, et Zeus, le premier d’entre eux, craignent que le don du feu et l’intelligence technicienne ne permettent aux hommes de rivaliser avec les dieux. Ils façonnent alors une splendide jeune fille, Pandora (c’est-à-dire le «don fait par tous les dieux ») et l’envoient à Epiméthée. Celui-ci, ignorant la consigne de prudence que lui avait donnée son frère Prométhée, accueille Pandora, qui, mue par la curiosité, soulève le couvercle qui fermait une jarre qu’il ne fallait pas ouvrir. En un instant tous les maux qui étaient enfermés dans la jarre – la souffrance, la maladie, la mort – se répandent sur terre. Effrayée, Pandore referme la jarre, et retient ainsi prisonnière l’espérance : « Seul l’Espoir (elpis) restait là  à l’intérieur de son infrangible prison, sans passer les lèvres de la jarre, et ne s’envola pas au dehors, car Pandore avait déjà replacé le couvercle, par le vouloir de Zeus » (Les Travaux et les Jours, vers. 96-100  ). Ainsi l’espérance demeure-t-elle introuvable sur terre, hors de portée des mortels que nous sommes.
    Mais la vengeance de Zeus ne s’en tint pas là : pour son larcin, Prométhée fut enchaîné sur un  îlot rocheux, battu par les flots et brûlé par les rayons ardents du soleil. Régulièrement un aigle venait lui dévorer le foie, mais celui-ci repoussait sans cesse. De cet aspect du mythe il n’est pas interdit de proposer l’interprétation suivante : l’aigle qui est l’oiseau royal, le plus majestueux et qui s’élève le plus haut dans le ciel, peut symboliser l’intelligence qui permet de voir plus loin, d’anticiper les effets de l’action ; le foie représente ce qu’il y a de plus profond en l’homme, le siège de la confiance et du courage. Ainsi lorsque l’homme utilise la technique pour agir sur la nature, hors de lui et en lui, il cherche un avantage aussi proche que possible ; mais son intelligence qui voit plus loin, lui montre les conséquences indésirables de ses innovations pourtant prometteuses ; c’est alors que cette prise de conscience ruine sa confiance et le conduit au désespoir. Mais le foie repousse sans cesse : la confiance renaît, et avec elle l’espérance ; courageusement, l’homme se remet au travail pour surmonter les difficultés qui l’avaient momentanément plongées dans l’accablement.
    Il nous est donc permis d’espérer, à condition de rester à l’écoute de la droite raison pour trouver la ligne de crête entre le trop peu et le trop : il faut éviter d’une part la pusillanimité qui conduit à restreindre inconsidérément le champ du possible, et d’autre part la présomption qui ignorant les limites à ne pas franchir, conduit tout droit à la démesure, à l’ « hubris » . Ces exigences concernent tout spécialement le pouvoir que l’homme exerce sur la nature en lui, dans tous les domaines de la bioéthique : procréation médicalement assistée, manipulations génétiques, clonage…
    Peut-on et a-t-on le droit d’espérer améliorer l’humanité au moyen de ces nouvelles techniques ? Pour lutter contre la maladie et le handicap, assurément, à condition toutefois que l’on ne se contente pas de supprimer la patient, si infime soit-il, pour mieux éradiquer le mal. Et peut-on espérer donner à l’humanité des capacités nouvelles qui améliorent l’espèce ? La perspective peut paraître réjouissante, mais dès qu’une réponse précise est demandée, l’embarras surgit. Que faut-il augmenter chez l’homme ? La taille, la force physique, l’acuité sensorielle, l’agilité, l’habileté, l’imagination, la puissance  sexuelle, la mémoire, le raisonnement ? Mais est-ce bien là ce qui constitue l’essentiel de l’humanité de l’homme ?
    La dignité de la personne humaine ne consiste-t-elle pas, comme le souligne KANT, dans l’aptitude à la moralité ? N’est-ce pas la liberté du vouloir qui doit être améliorée ? Et justement cette authentique liberté du vouloir ne peut pas être imposée, ni surtout donnée automatiquement, mécaniquement, par une intervention sur le message génétique. Elle relève de la « culture de la discipline » qui augmente la liberté du vouloir en apprenant à chacun, grâce à l’éducation,  à s’assigner un but et à s’imposer une loi.

    Telle est donc la véritable espérance que l’on peut et que l’on doit nourrir pour l’humanité. Dans ses Réflexions sur l’éducation, KANT nous dit que « l’homme est la seule créature vivante qui doive être éduquée », que la discipline est nécessaire pour que l’enfant ne suive pas ses penchants animaux, mais apprenne à obéir aux lois. Et comme il est possible que l’éducation devienne toujours meilleure, il est permis d’espérer le perfectionnement de l’humanité : « C’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine ».
    Mais cette espérance ne saurait avoir pour objet un simple dressage, un pur conditionnement, contraires à ce qui fait l’humanité de chaque personne. Et en raison du lien étroit qui unit l’humanité et l’espérance, il importe que l’éducation forme des hommes d’espérance.
    Pour cela il faut faire naître et développer les vertus qui doivent accompagner  la passion d’espérer pour lui donner toute  sa valeur. Pour assurer la qualité de l’objet de l’espérance, il faut que la magnanimité ouvre l’esprit à ce qui est grand, beau, noble, digne d’éloge. Comme PLATON le souligne fortement dans le livre VII de La République, la formation ne consiste pas à faire rentrer des idées toutes faites dans la tête des enfants : il appartient à chaque homme, si jeune soit-il, de connaître le vrai, d’aimer le bien, d’admirer le beau en mettant en œuvre ses propres facultés. Aussi la formation consiste à orienter le regard, à le tourner vers ce qui est vrai, ce qui ne déçoit pas et mérite vraiment d’être aimé et recherché. L’éducateur a pour tâche d’assurer la mise en place des conditions de possibilité de l’exercice des puissances de l’âme. Mais il demeure – comme nous l’avons déjà souligné – que c’est le sujet lui-même, la personne vivante qui opère et agit, sans être contrainte. Car  nul ne peut réellement affirmer le vrai et aimer le bien sous l’effet de la contrainte.
Cette fonction de l’éducation peut être illustrée par un exemple très simple. Terre de moyenne montagne, la Haute-Loire culmine au sommet du Mont Mézenc, d’où par temps clair, en se tournant vers l’est,  il est possible d’apercevoir la chaîne des Alpes et de voir le Mont Blanc lui-même. Gagner la confiance d’un enfant et encourager ses efforts pour gravir le sentier sinueux et rocailleux qui  conduit en ce point de la Haute-Loire,  ce n’est ni un conditionnement ni un dressage ;  c’est lui donner la possibilité réelle de découvrir et de voir par lui-même ce splendide paysage, ce majestueux sommet. Vaudrait-il mieux le laisser au pied du Mézenc, errant de collines en monticules au gré de sa fantaisie et de ses déceptions,  dans l’ignorance de la grandeur et de la beauté ?
Certes l’éducateur doit donner l’exemple, et ne pas se contenter de paroles ; mais pas plus que les paroles l’exemple ne saurait suffire. Demander seulement l’imitation serait une preuve criante de manque d’humilité. Qui peut prétendre incarner exhaustivement les valeurs les plus hautes qui doivent inspirer l’action et motiver l’engagement ? Quel adulte peut ignorer le hiatus entre la réalité de sa vie quotidienne et l’idéal dont l’appel ne cesse de retentir au fond de son cœur ?
Il faut croire que tout autre peut faire plus et mieux que soi-même, à condition de lui indiquer la voie ; et c’est pour cela qu’il faut parler, porter et apporter une parole qui dépasse notre humble réalité et au nom de laquelle nous pouvons être nous-mêmes condamnés.
Le discours ambiant rapetisse tout ; où est la magnanimité et l’espérance de ce qui est grand, noble et généreux si entre les jeunes – et les parents suivent –  il n’est plus question que de « petit copain » et de « petite copine », et de relations aussi superficielles qu’éphémères ? Certains termes semblent désormais  incongrus, et il serait bien malvenu de vouloir encore les prononcer ; ainsi en va-t-il de la fidélité. Il n’apparaît plus dans le nouveau rituel du mariage chrétien. Pourquoi ? Sa précision et sa clarté heurtent sans doute le psychologisme mou qui aujourd’hui tient lieu de référence.
Ce que nous disons du mariage vaut aussi du sacerdoce dont la grandeur exigeante et ennoblissante est bien peu souvent présentée aux jeunes. Dans combien de familles – même chrétiennes – ou d’établissements catholiques, l’espérance d’une vocation sacerdotale ou religieuse est-elle vraiment  présente ? Pourtant il s’agit réellement d’un bien futur, ardu et possible.

Pour former des hommes et des femmes d’espérance, il ne suffit pas d’assurer la présentation et l’estime de ce qui est vraiment grand et noble. Il faut aussi tenir compte des difficultés qui doivent être surmontées. Ce qui nécessite le concours de plusieurs vertus.
D’abord le courage qui s’oppose à la pusillanimité et permet d’écarter la crainte ; il faut encourager celui qui entreprend et lui donner le goût de l’effort et la volonté de se dépasser. Ce qui exclut la douce complaisance dans une tiède médiocrité.
Mais il faut aussi éviter la présomption qui ne peut conduire qu’à la déception et à la désespérance. En toute humilité, chacun doit apprendre à se connaître pour mieux discerner sa vocation, et mieux apprécier ses forces et les secours qui peuvent lui venir en aide. Ne pas compter que sur ses propres forces, accepter d’être entouré, encouragé, et même assisté, par les siens, par ses amis, par ses éducateurs, et par Dieu lui-même, cela concourt aussi à la formation d’un homme d’espérance.


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En relation étroite avec l’humanité présente en chaque personne humaine, l’espérance n’est pas seulement l’attente confiante d’un bien futur incertain. Elle est le mouvement de l’âme, ou passion, qui nous porte vers un bien futur, difficile, et possible.
Pour que l’espérance qui nous anime soit bonne, c’est-à-dire droite et correcte selon la raison, il faut développer les vertus de magnanimité, de courage et d’humilité.
C’est le développement de ces qualités que l’éducation doit entreprendre pour former des hommes d’espérance. Il s’agit d’un beau et bon programme, difficile, mais possible. Pour le mener à bien, il faut que nous soyons tous des hommes et des femmes d’espérance, sinon nous n’échapperons pas à la sentence prononcée par MONTESQUIEU : « Ce n’est pas le peuple naissant qui dégénère ; il ne se perd que lorsque les hommes faits sont déjà corrompus » (De l’Esprit des Lois, Livre IV, Ch. V).

Alors, au travail ! Dans l’espérance.



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    Chadenac
Le 16 novembre 2005

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