JOURNEES OECUMENIQUES – 20 ET 21 OCTOBRE 2017 – LE PUY-EN-VELAY
LA SPIRITUALITE DE LA REFORME IGNATIENNE
par Serge Monnier
Philosophe et ancien Député-Maire du Puy-en-Velay
A l’occasion du 500ème anniversaire de la Réforme luthérienne l’émission télévisée « Le jour du Seigneur » a présenté le dimanche 3 septembre 2017 un documentaire intitulé « Les réformes du XVIe siècle », avec pour sous-titre « Un siècle de réformes, à l’extérieur et à l’intérieur de l’Eglise ». Or dans cette émission qui a duré 52 minutes, il n’a été question d’Ignace de Loyola qu’une seule fois… pendant 29 secondes, à peine une demi-minute, la part du lion revenant à Martin Luther. On peut estimer, sans faire preuve de paranoïa, qu’une distribution du temps aussi déséquilibrée constitue une présentation des réformes du XVIe siècle qui entretient le stéréotype classique : au XVIe siècle il y a eu d’abord la Réforme, celle des protestants et des réformés, et ensuite est venue la réaction, la Contre-Réforme catholique.
Ce stéréotype nourrit des assimilations hâtives : il y aurait en premier la Réforme protestante placée sous le signe de la nouveauté, porteuse de progrès, et a priori en phase avec toute forme de progressisme, et dans un second temps la Contre-Réforme catholique comme une réaction conservatrice voulant s’opposer au progrès et maintenir l’Eglise romaine dans ses turpitudes.
Or dès le XVe siècle et au XVIe siècle, ceux qui parlent de réforme, et ils sont nombreux à vouloir promouvoir des réformes, ne cherchent pas d’abord du nouveau, mais bien plutôt un retour à l’authenticité chrétienne dans ses origines et dans ses fondements. Ce fut le cas de Martin Luther (1483-1546) et de Jean Calvin (1509-1564) après beaucoup d’autres, et ce fut aussi en même temps qu’eux le cas d’Ignace de Loyola (1491-1556) qui ne s’est pas d’abord positionné contre la Réforme, mais pour une réforme dans l’Eglise.
Mon propos de ce soir voudrait compenser l’insuffisance de l’émission télévisée, en vous présentant succinctement la réforme spirituelle qu’Ignace de Loyola a initiée et grâce à laquelle il a fondé la Compagnie de Jésus.
J’articulerai mon exposé à partir de la phrase de l’Évangile : « Tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Matthieu 13,52).
Après vous avoir donné une idée des éléments qu’Ignace tire de la tradition, je tracerai les grandes lignes de son projet novateur, pour vous montrer en terminant comment le vieux et le neuf se conjuguent dans une synthèse originale.
Une inscription dans la tradition
Pour discerner les éléments qu’il tire de la tradition, très ancienne ou beaupoup plus récente, il convient de se reporter aux Exercices spirituels (= ES) et au Récit du pèlerin (= RP).
Nous rencontrons de nombreux passages des Ecritures, plus spécialement tirés des Évangiles, lorsque le retraitant doit méditer sur les mystères de la vie du Christ, depuis l’Annonciation jusqu’à l’Ascension (ES 262 à 312).
L’on retrouve fréquemment à propos de la prière le terme « colloque » : « faire un colloque, c’est proprement parler comme un ami parle à son ami ou un serviteur à son maître… » (ES 54). Cela renvoie à ce qui nous est dit dans l’Exode de la rencontre entre Moïse et Yahvé : «Yahvé conversait avec Moïse face à face comme un homme s’entretient avec son ami. » (Exode 33,9 – 11). Nous pouvons aussi penser à la scène de la Transfiguration lorsque Moïse et Élie s’entretiennent avec Jésus. (Matthieu 17,3 : συλλαλουντες = bavarder avec).
L’on trouve aussi des références à Saint-Augustin, à Saint-Thomas et à Saint Bonaventure. Ainsi Ignace utilise fréquemment la distinction des trois puissances de l’esprit : la mémoire, l’intellect, et la volonté. Il reprend aussi le thème de l’amitié comme communication mutuelle de son bien. Il distingue lui aussi avec Bonaventure les trois niveaux de la vie spirituelle : la voie purgative pour les débutants, la voie illuminative pour les progressants, et enfin la voie unitive, pour les « parfaits », c’est-à-dire ceux qui ont parcouru l’ensemble du chemin.
L’on trouve également des références à une tradition plus récente qui remonte au début du XVe siècle et que l’on appelle la « devotio moderna ». Ainsi Ignace invite le retraitant à lire des passages de l’Imitation de Jésus-Christ, dont lui-même se repaissait durant son année de retraite à Manrèse. Dans cet ouvrage de Thomas a Kempis bien des passages comme les textes sur l’humilité, ou encore le discernement des esprits, ainsi que le « goûter Dieu en toutes choses », semblent annoncer des points essentiels de l’enseignement des Exercices spirituels.
Ignace a aussi connu les Exercices de la vie spirituelle de Garcia de Cisneros, père abbé de l’abbaye bénédictine de Montserrat. Il a aussi eu des contacts avec les « Frères de la vie commune » ; cette institution religieuse fondée à la fin du XIVe siècle regroupait des prêtres et des laïcs unis sans prononcer de vœux mais qui pratiquaient en commun la pauvreté, la prière et la charité. Il a également connu les « béates » comme Maria de Santo Domingo (née vers 1470) qui prônait la défense de la science infuse : « nul besoin d’être lettré pour parler des choses de Dieu et transmettre ses expériences mystiques ». Ces mouvements appelés les Alumbrados, c’est-à-dire les Illuminés ou les Eclairés, étaient suivis de près et contrôlés par l’Inquisition. Ils ont eu une forte influence sur Ignace qui eut lui-même à rendre des comptes sur un accompagnement spirituel qu’il pratiquait sans avoir encore acquis de grade universitaire en théologie.
Pendant son séjour à Manrèse (1522-1523) Saint Ignace fut gratifié de visions mystiques qui lui révélèrent les points essentiels du mystère chrétien concernant la Trinité, la création du monde, l’eucharistie, l’humanité du Christ et Notre-Dame. Il déclara que ces visions lui avaient donné une ferme assurance dans la foi au point qu’il y demeurerait attaché même s’il n’y avait pas d’Ecritures : « Ces visions le confirmèrent et lui donnèrent une telle assurance dans la foi, que bien souvent il s’est dit à lui-même que, n’y eût-il pas d’Ecritures pour nous enseigner ces vérités de la foi, il serait prêt à mourir pour elles, uniquement pour ce qu’il avait vu alors » (RP 29 in fine).
Ces éléments d’origines diverses – de la tradition ancienne ou plus récente – auraient pu former un agglomérat disparate sans réelle unité, mais ils sont en fait repris dans l’unité d’un projet novateur : permettre à chaque chrétien de reconnaître la volonté de Dieu sur sa vie, afin de de s’engager dans cette voie au service de Dieu : «Ad majorem Dei gloriam».
Un projet novateur
Pour bien apprécier le caractère novateur de ce projet ignatien il convient de le situer par rapport à ce que fut la « Devotio Moderna » pendant le XVe siècle. Celle-ci peut être caractérisée par un double repli.
Le XIVème et le XVeme siècles sont marqués par les misères du temps, guerres et épidémies, et par la corruption de la société, y compris trop fréquemment chez les membres du clergé. Aussi les âmes pieuses fuient le monde et se replient dans les monastères.
Depuis les temps les plus anciens le centre même de la vie monastique était la prière ecclésiale et communautaire que constituait le chant de l’office au chœur. Désormais avec la « devotio moderna » une place nouvelle est accordée à la piété personnelle dans le secret du cœur : le religieux cherche à s’unir à Dieu d’une manière plus directe et plus personnelle, ce dont témoigne parfaitement l’Imitation de Jésus-Christ.
Cette attitude de retrait du monde et de repli dans la vie intérieure pour préserver la pureté personnelle peut être comparée à ce que Platon dans la République présente comme la bonne réaction du sage qui se trouve plongé dans une cité malade et injuste : lorsqu’il prend conscience qu’il ne peut rien faire pour vraiment améliorer cette situation, alors il préfère se retirer et se mettre à l’abri de la tempête, se protégeant du vent, du sable et de la pluie, derrière un mur, heureux de vivre pur de toute injustice et nourrissant une belle espérance à l’approche du passage vers l’au-delà (République livre VI 496 d-e).
Mais faut-il se résigner à ce double repli ? Est-ce bien la volonté de Dieu ? Non. Il faut entendre l’appel à la mission et ne pas se détourner du monde ; en effet Jésus lui-même a déclaré : « Je ne suis pas venu pour juger le monde, mais pour sauver le monde » (Jean 12,47). N’oublions pas que le verbe grec krino (κρινω) que l’on traduit habituellement par « juger », veut d’abord dire d’une manière très concrète «séparer», autrement dit mettre à l’écart, établir une délimitation. Jésus n’est pas venu pour mettre le monde à l’écart, mais au contraire pour le sauver en le ramenant vers Dieu. Or « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (I Timothée 2,4).
C’est pour cette finalité que Dieu travaille sans cesse. Jésus a déclaré : « Mon Père travaille toujours et moi aussi je travaille » (Jean 5,17). Ignace nous recommande de « considérer comment Dieu peine et travaille pour (nous), en toutes les choses créées sur la face de la terre… » (ES 236). Nous avons donc l’obligation de participer à la mission et à la moisson voulue par le Christ, ce à quoi nous invite Ignace en nous demandant « de voir le Christ notre Seigneur, Roi éternel, et devant lui tout l’univers qu’il appelle, en même temps que chacun en particulier, en disant : « Ma volonté est de conquérir le monde entier et tous les ennemis, et d’entrer ainsi dans la gloire de mon Père. Pour cela, celui qui voudra venir avec moi doit peiner avec moi, afin que, me suivant dans la souffrance, il me suive aussi dans la gloire. » (ES 95).
Alors que faut-il faire ? Comment se déterminer à agir dans telle ou telle direction ? Il nous faut prendre conscience d’une double élection, l’une universelle et l’autre singulière.
L’élection universelle est l’élection du peuple de Dieu avant même la création du monde, comme il est dit dans l’Epître aux Ephésiens (1,3 – 5) : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ (…) qui nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour (εν αγαπη) déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ Notre Seigneur ». Ainsi nous sommes tous appelés à devenir des saints.
Il est une autre élection, singulière celle-là, par laquelle Dieu nous a choisis et nous appelle pour une mission qui nous est propre. C’est pour connaître cette vocation qu’est mis au point le dispositif opérationnel que constituent les Exercices Spirituels : « Il s’agit de chercher et de trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie, pour le bien de son âme » (ES 1 in fine) puisque « l’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur, et par là sauver son âme ». (ES 23).
Ce dispositif est opérationnel parce qu’il faut absolument arriver au résultat recherché. Il faut se retirer du monde, s’isoler complètement, en faisant une retraite, mais pour un temps limité, c’est-à-dire quatre semaines soit 30 jours, au cours desquels cinq fois par jour une heure au moins est consacée à l’oraison ; cela doit suffire pour parvenir à « faire élection » c’est-à-dire à se décider, ayant acquis la certitude concernant la voie que l’on doit suivre, et qui est propre à chacun. Ces Exercices doivent être accomplis sous la conduite d’un directeur non directif, c’est-à-dire d’un accompagnateur ou d’un facilitateur qui ne doit surtout pas faire écran entre l’action de Dieu et les progrès de l’âme singulière.
La mise en place de ce dispositif qui vise à obtenir un résultat dans un temps limité peut être comparée à ce que seront les Méditations métaphysiques de Descartes au milieu du XVIIe siècle, d’autant qu’il ne faut pas oublier que Descartes a fait ses études secondaires au collège de La Flèche tenu par les pères jésuites. René Descartes avant de se consacrer aux sciences mathématiques et physiques estime nécessaire de commencer par s’assurer de la capacité de l’esprit humain pour atteindre la vérité ; il propose alors d’utiliser une semaine entière, mais une semaine seulement, pour pratiquer d’abord le doute méthodique et découvrir dans le cogito, le « je pense donc je suis », la première vérité certaine, indubitable, qui est donc une vérité d’existence (« il y a de la pensée », « la pensée existe », je ne peux pas en douter au moment où je pense, et douter c’est déjà penser), ce qui entraîne la découverte d’une vérité d’essence (la distinction de l’âme et du corps, de la « res cogitans » et de la « res extensa »), et aussi d’une vérité de méthode, avec la règle de l’évidence qui exige de ne juger qu’après avoir atteint l’idée claire et distincte. Grace à cette méthode, l’esprit humain rassuré sur ses capacités peut progresser en toute confiance dans la pratique des sciences pour se rendre « comme maître et possesseur de la nature ».
Il en ira de même pour le chrétien fervent qui ayant reçu les Exercices Spirituels aura trouvé quelle est la volonté de Dieu pour lui ; il pourra alors en toute confiance participer à l’œuvre missionnaire de l’Eglise.
Quels sont les points essentiels du dispositif opérationnel que constituent les Exercices Spirituels ? Voici les deux principaux.
Tout d’abord l’indifférence, ce qui ne signifie pas un manque d’attention ou d’intérêt pour la réalité, mais une disposition d’esprit qui nous rend indifférents à toutes les choses créées, car il ne faut pas conserver de préférence pour ne pas faire obstacle à la volonté de Dieu : (…) « Il faut nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est permis à la liberté de notre libre arbitre et ne lui est pas défendu. De telle manière que nous ne voulions pas, quant à nous, santé plus que maladie, richesse plus que pauvreté, honneur plus que déshonneur, vie longue plus que vie courte, et ainsi de tout le reste ; mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés » (ES 23 Principe et fondement – in fine).
L’indifférence, autrement dit une parfaite disponibilité et un total détachement, doit être demandée au Seigneur comme une grâce, ainsi qu’il apparaît dans la très belle prière attribuée à Saint Ignace et que le Père Jacques Servin, jésuite, a choisie en 1917 pour en faire la « prière scoute » :
« Seigneur Jésus,
Apprenez-nous à être généreux,
A Vous servir comme Vous le méritez,
A donner sans compter,
A combattre sans souci des blessures,
A travailler sans chercher le repos,
A nous dépenser sans attendre d’autre récompense
Que celle de savoir que nous faisons Votre Sainte Volonté. »
Il ne faut pas confondre cette indifférence avec une neutralité permanente qui supprimerait tout jugement de valeur de manière définitive ; en effet les différences reprendront de l’importance par la médiation de la volonté de Dieu, puisque une fois connue cette volonté de Dieu sur notre vie nous pourrons apprécier ce qu’il convient de rechercher ou de rejeter. C’est ainsi que dans le cadre de sa démarche intellectuelle Descartes après avoir neutralisé par le doute méthodique tous les témoignages de ses facultés de connaissance (les sens, l’imagination, la mémoire, et même la raison), les rétablira dans leur légitimité après avoir rencontré l’évidence du cogito et l’affirmation de la qualité de l’esprit humain créé par Dieu et non pas produit par le hasard.
Une fois adoptée cette attitude d’indifférence, il faut pratiquer le discernement des esprits pour savoir reconnaître ce qui vient de Dieu et ce qui vient de l’adversaire. En effet Dieu s’adresse à nous individuellement en provoquant certains mouvements de l’âme, ce sont les consolations et les désolations.
Voici ce que nous dit Saint Ignace : « Troisième règle. J’appelle consolation le cas où se produit dans l’âme une motion intérieure par laquelle l’âme en vient à s’enflammer dans l’amour de son Créateur et Seigneur, et où alors elle ne peut plus aimer pour elle-même aucune chose créée sur la face de la terre, mais seulement dans le Créateur de toutes choses. (…) J’appelle enfin consolation toute augmentation d’espérance, de foi et de charité, et toute allégresse intérieure qui appelle et attire aux choses célestes et aux biens propres de l’âme, en la reposant et en la pacifiant dans son Créateur et Seigneur ». (ES 316). « J’appelle désolation spirituelle tout le contraire de la troisième règle. Par exemple, ténèbres de l’âme, trouble intérieur, motion vers ce qui est bas et terrestre, inquiétude devant les diverses agitations et tentations, qui pousse à perdre confiance, sans espérance, sans amour ; l’âme s’y trouve toute paresseuse, tiède, triste et comme séparée de son Créateur et Seigneur. » (ES 317).
Ces mouvements ou motions peuvent être aussi produits par l’action des bons anges ou des mauvais anges, il est donc nécessaire de distinguer parmi les consolations pour éviter les pièges du démon. Il faut surtout reconnaître la « consolation sans cause précédente », car elle vient seulement de Dieu sans qu’interviennent des actes préalables d’intelligence et de volonté (cf. ES 330). C’est un surgissement de la présence de Dieu, Dieu attire l’âme à lui « tout entière dans l’amour de sa divine majesté », et cela supprime toute tristesse et tout trouble.
Dans cette expérience de la « consolation sans cause antécédente », l’âme fidèle a la certitude « sans douter ni pouvoir douter » (ES 175) que son élection, c’est-à-dire ce qu’elle décide de faire avec détermination, correspond bien à la volonté de Dieu sur elle. Elle s’y porte d’elle-même, sans trouble ni agitation, ni précipitation.
Une fois que l’élection a été faite en ces conditions au sein même de la « consolation sans cause précédente », il n’est plus nécessaire de refaire le parcours complet défini dans ces Exercices Spirituels. L’orientation étant donnée, le cap étant fermement maintenu, il faut alors agir, et mettre en œuvre, lorsqu’il faudra préciser les modalités de l’action entreprise, la même méthode de discernement des esprits dont l’expérience aura été acquise au cours des Exercices.
Si nous reprenons notre comparaison avec Descartes, nous voyons que l’expérience du Cogito a effectivement fourni le modèle pour appliquer ensuite la même méthode en recherchant toujours l’évidence grâce à la saisie de l’idée claire et distincte, en évitant soigneusement « la préciptiation et la prévention », c’est-à-dire tout ce qui n’est que préjugé.
Le retraitant qui aura reçu les Exercices, sera parvenu à faire personnellement l’élection, c’est-à-dire le choix de l’orientation de toute sa vie, autrement dit, il aura découvert et accepté la volonté de Dieu sur lui. Il lui reste alors à agir dans le monde « pour la plus grande gloire de Dieu » et le salut de son âme.
Une synthèse originale
La réforme spirituelle initiée par Saint Ignace et dont l’élément principal réside dans la pratique des Exercices Spirituels constitue une synthèse originale.
En effet « recevoir les exercices » c’est vivre une expérience qui intègre tous les aspects de la personnalité. L’être humain est concerné dans toutes ses composantes. Ainsi dans la pratique de l’oraison interviennent toutes les facultés de l’esprit : la mémoire l’intelligence et la volonté, mais il faut ajouter l’imagination et même les diverses sensations puisque il est demandé au retraitant lorsqu’il médite sur un mystère de la vie du Christ de procéder d’abord « à la composition ou construction du lieu ». Car il s’agit bien de se mettre en présence de Jésus, à la fois vrai Dieu et vrai homme, avec toute son humanité. A la différence de ce que dira Descartes qui demande que l’on apprenne à « abstraire l’esprit du commerce des sens » (« abstrahere mentem a sensibus »), Ignace estime que s’appuyer sur nos facultés sensibles doit nous permettre de mieux nous approcher personnellement de la réalité vécue du mystère du Christ.
Cette synthèse intègre bien toutes les facultés de l’âme et de l’esprit, mais il convient aussi de prendre en compte la manière de traiter le corps. Dans les Exercices, Ignace donne des indications et même des prescriptions concernant la nourriture, le sommeil, la position du corps pendant la prière, selon les préférences de chacun il faut savoir tantôt se tenir debout, tantôt s’asseoir, ou même s’étendre de tout son long sur le sol. Pendant la récitation d’une prière, celle du Notre Père tout particulièrement, il faut contrôler sa respiration pour faciliter la compréhension des paroles et l’adhésion à la personne divine à laquelle on s’adresse. Les pratiques de pénitence sont également mentionnées, avec des détails qui peuvent surprendre le lecteur du XXIe siècle : « Châtier la chair, c’est lui infliger une douleur qui se sente. Cela se fait en portant sur la chair des silices, ou des cordes, ou des chaînes de fer, en se flagellant, en se meurtrissant, ou par d’autres genres de macération. Ce qui semble le plus pratique et le plus sûr en fait de pénitence, c’est que la douleur soit sentie dans la chair, mais sans pénétrer les os, de façon à causer douleur mais non maladie. Pour cela, il semble préférable de se frapper avec des cordes minces, qui donnent une douleur externe, plutôt que d’une autre manière qui causerait des maladies internes pouvant être sérieuses » (ES p. 85 et 86). En lisant le Récit du pélerin on apprend que « du jour où il quitta le domaine familial, Ignace se donna chaque nuit la discipline » (RP 13)
Il faut noter que ces pratiques de pénitence doivent toujours être mesurées pour parvenir à un juste milieu, en tenant compte de ce qui est vraiment utile car « il convient que certains fassent plus de pénitence et d’autres moins ». Comme la prière, la pénitence est liée au discernement des esprits. Les changements et les essais successifs ont pour but de trouver la volonté de Dieu en parvenant à l’équilibre et à l’ordre intérieur.
La synthèse originale se manifeste aussi dans la conjonction entre la direction et la liberté. En effet, faire les Exercices ne peut pas être une démarche solitaire, qui s’effectuerait au gré ou aux caprices de chacun. Il faut « recevoir les Exercices » ce qui veut dire qu’il doit y avoir un directeur ou un accompagnateur pour « donner les Exercices ». Mais le directeur ne doit pas imposer une obligation générale en présentant un mode de vie particulier comme la vie religieuse, la virginité, la continence, pour essayer d’influencer l’élection personnelle du retraitant. Autrement dit on ne doit pas aller de l’universel au singulier, par une simple démarche déductive ; mais il faut partir de l’expérience personnelle vécue par le sujet singulier. René Descartes déclarera lui aussi que la certitude du cogito ne découle pas d’une déduction à partir de principes généraux tenus d’emblée pour vrais, mais au contraire il montre que la vérité universelle se tire précisément de l’expérience singulière de l’acte de penser. Ainsi le directeur ou accompagnateur du retraitant doit savoir rester neutre pour que Dieu puisse agir sans intermédiaire dans l’âme du retraitant.
Pourtant il ne s’agit pas de sacraliser le jugement personnel dès lors qu’il s’agit du contenu de la foi et des règles de la morale : le retraitant doit faire pleinement confiance à l’Eglise ; il doit savoir abandonner son jugement propre pour affirmer dans la foi ce que l’Eglise hiérarchique décide : « Pour toucher juste en tout, il faut toujours être prêt, devant ce que, moi, je vois blanc, à croire que c’est noir, si l’Eglise hiérarchique le décide ainsi. Car nous croyons qu’entre le Christ notre Seigneur, qui est l’Epoux, et l’Eglise son Epouse, il y a un même Esprit qui nous gouverne et nous dirige pour le bien de nos âmes. C’est ce même Esprit et Seigneur, en effet, lui qui nous a donné les dix commandements, qui dirige et gouverne notre Sainte Mère l’Eglise » (ES 365).
Il faut donc bien distinguer les principes généraux, les vérités fondamentales enseignées par l’Eglise, et le cas singulier de l’élection personnelle, qui exclut le doute : « on peut faire une saine et bonne élection (…) quand Dieu notre Seigneur attire la volonté de telle sorte que, sans douter ni pouvoir douter, la fidèle suit ce qui lui est montré. Ainsi firent Saint Paul et Saint Mathieu, quand ils suivirent le Christ notre Seigneur. » (ES 175). Mais cette certitude absolue n’est pas toujours donnée d’un coup ; il faut savoir se mettre dans un état d’indifférence « comme l’aiguille d’une balance » pour voir avec son intelligence et sa réflexion quelle décision servira davantage à la gloire et à la louange de Dieu et au salut de mon âme. Cette réflexion peut aussi passer par l’universalisation de la maxime de l’action, en imaginant ce que nous dirions à autrui si nous le voyions dans la même situation que nous, puis en nous appliquant à nous-mêmes ce que nous aurions conseillé à autrui. (ES 185).
La règle principale est que « l’amour qui me meut et me fait choisir tel objet doit descendre d’en haut, de l’amour de Dieu. De la sorte, celui qui choisit doit d’abord sentir en lui-même que l’amour plus ou moins grand porté à l’objet de son choix est uniquement pour son Créateur et Seigneur. » (ES 184).
Toute cette démarche spirituelle, éminemment personnelle, ne conduit pas à séparer le retraitant de la vie de l’Eglise, puisqu’elle comprend aussi la pratique assidue des sacrements. Ainsi Ignace recommande la confession fréquente au moins tous les huit jours et l’examen de conscience quotidien ; cela conduisit les compagnons d’Ignace à devenir des experts en casuistique afin d’appliquer avec plus de souplesse, plus de mesure, en fin de compte plus de justice, les grands principes de la morale chrétienne aux contingences souvent fort complexes de la vie réelle.
Ignace restaure également la communion fréquente qui était tombée en désuétude : il conseille de recevoir l’eucharistie tous les 15 jours, et même, si l’on y est davantage attiré, tous les huit jours (ES 18 b et 354 de). Pour apprécier l’importance de ce changement, on peut rappeler qu’en 1534, lorsque Thérèse entre au monastère d’Avila, les religieuses ne sont admises à communier que six fois l’an, et tout au plus une fois par mois. Huit ans plus tard son confesseur dominicain l’autorise à communier tous les 15 jours. En 1554, le premier jésuite qu’elle rencontre lui conseille de communier chaque matin
Ignace intègre aussi dans sa réforme spirituelle deux dévotions fondamentales.
D’abord la dévotion au « Coeur Sacré de Jésus ». Cela apparaît bien dans la place importante qui est accordée à la contemplation des mystères de la vie du Christ. Il s’agit de prendre au sérieux le mystère de l’incarnation : l’humanité de Jésus n’est pas qu’un signifiant que le fidèle pourrait dépasser pour atteindre plus directement et seulement le Verbe divin. En assumant pleinement la nature humaine dans son incarnation, Jésus, personne divine, accomplit réellement des actes humains : c’est avec des pieds d’homme, à la manière des hommes, que Jésus parcourt la Palestine. De même c’est avec un cœur d’homme que Jésus aime chacun de nous. Il faut donc que le retraitant « pèse avec beaucoup d’amour (…) combien le Seigneur désir se donner lui-même à moi autant qu’il le peut, selon son dessein divin. » (ES 234). C’est bien avec un cœur humain, véritablement humain et divin, que Jésus nous aime. A travers la dévotion au Sacré-Coeur, c’est à cet amour à la fois parfaitement divin et pleinement humain qu’il nous est demandé de répondre.
C’est avec l’aide du Père Jésuite Claude de La Colombière que la visitandine de Paray-le-Monial, Marguerite Marie Alacoque, fera connaître le message que Jésus lui a adressé au cours de ses apparitions en 1675 et développera une dévotion particulière envers le Sacré-Coeur.
La spiritualité ignatienne est aussi profondément marquée par la dévotion à la Vierge Marie, dont Saint Ignace se considère comme le chevalier servant, chargé de défendre sa Dame. C’est ce qui apparaît dans l’épisode savoureux qui est raconté dans le Récit du pèlerin (RP 15 et 16) : ayant quitté le logis familial Ignace qui chemine à dos de mule est rejoint par un Maure monté sur un mulet ; « ayant lié conversation, ils en viennent à parler de Notre-Dame. Le Maure disait qu’il admettait bien que la Vierge ait conçu sans l’homme, mais qu’elle fût restée vierge dans son enfantement, il ne le pouvait croire ; il alléguait pour cela les motifs d’ordre naturel qui lui venaient à l’esprit » (RP 15). Insensible à l’argumentation d’Ignace le Maure refuse de changer d’avis et il quitte Ignace en prenant les devants ; Ignace qui l’a perdu de vue, éprouve un fort mécontentement d’avoir laissé ainsi ternir l’honneur de Notre-Dame. L’envie lui vient de rattraper le Maure et de lui donner quelques bons coups de poignard pour ce qu’il avait dit. Cependant arrivant à un embranchement, il se demanda s’il devait prendre le chemin du village où le Maure l’avait précédé, ou bien suivre l’autre voie. Il décida alors de laisser aller sa mule la bride sur le cou jusqu’à la bifurcation ; si la mule prenait le chemin du village, il rechercherait le Maure et le frapperait de son poignard ; si elle suivait la grande route il le laisserait en paix. Il fait comme il avait résolu mais notre Seigneur voulut que la mule suive la grande route et non le chemin du village qu’avait emprunté le Maure. Ainsi le Maure échappa-t-il au châtiment qu’Ignace, chevalier servant de Notre-Dame, voulait lui infliger.
Cette dévotion à la Vierge Marie apparaît aussi lorsque les Exercices Spirituels (ES 63) demandent de faire un « colloque à Notre-Dame », d’abord, pour obtenir la grâce de son Fils et Seigneur, et cela avant de se tourner vers le Fils pour un second colloque, préparant un troisième colloque avec le Père pour qu’il accorde la grâce demandée, à savoir « l’horreur de mes péchés et l’horreur des choses mondaines et vaines. Cet ordre des colloques doit être répété ».
Cette dévotion à la Vierge Marie apparaît aussi de manière tout à fait claire lorsqu’Ignace présente la succession des cinquante mystères de la vie du Christ notre Seigneur (ES 262 à 312) ; or il ajoute une scène qui n’est pas présente dans les Évangiles : la première apparition du Christ ressuscité aurait été accordée à sa mère la Vierge Marie. Ignace écrit : « Il apparut à la Vierge Marie. Sans doute l’Ecriture n’en parle pas, mais elle le laisse entendre en disant qu’il apparut à tant d’autres. Car l’Ecriture suppose que nous avons de l’intelligence, selon ce qui est écrit : « Êtes-vous, vous aussi, sans intelligence ? » (ES 299). Autrement dit il n’est pas interdit, il est même recommandé au croyant d’être aussi intelligent.
L’attachement de Saint Ignace et de la Compagnie de Jésus à servir la dévotion à la Vierge Marie sera affirmé très clairement par Saint Jean Eudes au XVIIe siècle : « Entre tous les ordres religieux, il n’y en a point qui s’emploie avec plus de zèle et d’ardeur pour le service et l’honneur de la Reine du ciel, que la Compagnie de Jésus ».
Nous pouvons ainsi récapituler notre démarche : Saint Ignace utilise de nombreuses données de la tradition ainsi que son expérience mystique personnelle à Manrèse, pour mettre au point un dispositif opérationnel, les Exercices Spirituels, qui permettent de « chercher et de trouver » quelle est la volonté de Dieu pour chacun de nous dans sa singularité. Tel est, me semble-t-il, l’essentiel de la réforme spirituelle du fondateur de la Compagnie de Jésus.
Saint Ignace ne cherche donc pas à réformer l’Eglise mais à réaliser une réforme dans l’Eglise et cette réforme doit être d’abord intérieure. Il appartient donc à chacun de nous de travailler à nous réformer intérieurement en coïncidant le mieux possible avec la volonté de Dieu pour nous. Il apparaît désormais que cet objectif et le moyen de l’atteindre que sont les Exercices Spirituels, ne peuvent pas être étrangers aux Réformés ; cela a été bien souligné en 2001 par Ursula Tissot dans un article intitulé « Pourquoi Saint Ignace séduit-il les réformés ? ».
Je vous invite tous à prendre le temps de consulter cet intéressant témoignage, disponible sur Internet : https://experience-theologie.ch/reflexions/etudes/saint-ignace/
Serge Monnier
Eléments de bibliographie :
Ignace de Loyola, Récit du pélerin Autobiographie, Editions Salvator/Fidélité, 142 pages – Paris 2010
Ignace de Loyola, Exercices Spirituels, Collection Christus, Desclée De Brouwer, 232 pages – Paris 1979
Enrique Garcia Hernan, IGNACE DE LOYOLA Biographie, Editions du Seuil, 573 pages – Paris 2016
René Lafontaine SJ, L’originalité des Exercices d’Ignace de Loyola, Lessius, 591 pages – Namur 2016
Karl Rahner SJ, L’esprit ignatien – Ecrits sur les Exercices et sur la spiritualité du fondateur de l’Ordre, Editions du Cerf, 616 pages – Paris 2016