Des jeunes avides de savoir ?
Dépassant aujourd’hui les 5 millions d’élèves, les effectifs de l’enseignement secondaire (de la 6e à la terminale) ont plus que doublé depuis le prolongement de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans en 1959 et la création des Collèges d’Enseignement Secondaire en 1963. Malgré les efforts importants consentis par la collectivité pour accueillir et encadrer tous ces jeunes, l’accroissement de la population scolarisée s’est accompagné de l’augmentation en chiffres absolus du nombre d’élèves ayant des résultats médiocres : les retards scolaires affectent près de la moitié des effectifs.
Traditionnellement l’école avait pour mission de « socialiser » et de cultiver l’enfant par la transmission d’un savoir, l’inculcation d’un savoir-vivre, et éventuellement l’apprentissage d’un savoir-faire. Désormais l’accent est mis sur l’épanouissement individuel : « permettre à tous les jeunes de développer au maximum leurs potentialités intellectuelles, manuelles, physiques et artistiques et de construire leur avenir dans un climat de liberté et de responsabilité » (Rapport de la commission présidée par Antoine Prost-1983).
Les enseignants devraient donc s’efforcer de répondre aux attentes des jeunes. Mais la présence de nombreux jeunes dans les établissements d’enseignement s’explique-t-elle par la finalité du projet, et plus précisément par une aspiration fondamentale pour le savoir, la quête du vrai ? Et si la motivation cognitive est loin d’être universelle, quel impact idéologique peut avoir cet inquiétant constat ? Quelles retombées pédagogiques peut-on alors redouter ?
Présence et attente
S’il est encore des élèves qui sont en classe parce qu’il faut aller à l’école jusqu’à 16 ans, des jeunes de plus en plus nombreux poursuivent leurs études au-delà de l’obligation légale. Certains veulent surtout assurer le présent : il est nécessaire d’être scolarisé pour continuer à bénéficier d’une couverture sociale. D’autres voient plus loin : ils veulent préparer leur avenir, se faire une place dans la société. De fait, parmi les jeunes de 15 à 24 ans, 40 % de ceux qui n’ont aucun diplôme sont au chômage ; les bacheliers du même âge ne sont que 20 % à être privés d’emploi. Pourtant ces jeunes n’ignorent pas les difficultés qu’ils rencontreront sur le marché du travail, et leur énergie est en grande partie inhibée par la crainte d’apprendre un métier qu’ils ne pourront peut-être jamais exercer.
Malgré cette sourde inquiétude, il est alors de bon ton d’afficher de l’indifférence pour un avenir trop incertain : la scolarité n’est plus vécue comme une préparation et une transition ; le jeune s’installe très tôt dans un état d’étudiant dont il rechigne ensuite à sortir. Plus qu’un climat de camaraderie, la « convivialité estudiantine » est devenue un état de vie dont la pérennité est d’autant mieux ressentie que les cassures sont estompées, les seuils gommés, jusque dans le vocabulaire. Sans avoir la moindre conscience de l’incongruité des termes, un adolescent de 15 ou 16 ans n’hésitera pas à se présenter comme « étudiant en 4e » dans tel établissement secondaire. À l’autre extrémité, il n’est pas rare que certains candidats souhaitent au fond d’eux-mêmes échouer au baccalauréat. Pour ne pas avoir à quitter cet état connu, rassurant, d’« étudiant » : ce qui importe, ce sont – déjà !- des habitudes de vie, l’appartenance à un « ensemble mou », à l’abri des grands vents de l’âpre concurrence, loin des bourrasques de la vie active.
Et la passion du savoir, et la curiosité intellectuelle, n’ont-elles aucune place dans l’âme des jeunes ? Des professeurs vous répondront que chez beaucoup ces aspirations sont bien dissimulées, et qu’un exceptionnel sang-froid leur permet de ne jamais laisser transparaître la moindre émotion à l’approche d’une découverte, ou devant le dévoilement d’une démonstration des plus adamantines ! Combien ne sont intéressés que par les notes ! Et lorsque celles-ci ne sont pas bonnes, il arrive que presque tous les élèves d’une terminale scientifique organisent avec malignité le sabotage de l’enseignement dont ils devaient pourtant être les premiers bénéficiaires.
Nature et responsabilité
Comment une institution dont la finalité essentielle est la transmission des connaissances et le développement des facultés intellectuelles pourrait-elle ne pas connaître de graves difficultés dès lors qu’une grande partie de ceux qui la fréquentent n’éprouvent aucune attirance pour le savoir ? Comment fonctionnerait un hôpital où un grand nombre de malades manifesteraient une totale indifférence aussi bien envers leur propre santé qu’à l’égard de celle de leurs voisins ? Les médecins, les infirmiers, ont déjà bien du tracas pour soigner, et autant que possible guérir, des patients qui veulent à tout prix recouvrer la santé. Mais les maîtres d’école, enseignants et autres professeurs, doivent nourrir de jeunes esprits frappés d’anorexie ! Dans l’ordre intellectuel, il est plus aisé de nourrir ceux qui ont faim que d’alimenter ceux qui se croient repus.
Cette difficulté majeure est trop souvent sous-estimée dans les discours officiels qui hier prônaient le savoir comme instrument de liberté et de responsabilité pour accéder à une authentique citoyenneté, et qui aujourd’hui ne cessent de rappeler les dures réalités de la guerre économique et martèlent les exigences du combat pour la modernité.
L’invocation quotidienne de ces finalités externes (civiques ou technologiques) occulte l’absence fréquente de cet amour du vrai dont toute la tradition humaniste affirmait l’enracinement au coeur de l’essence humaine. Selon Descartes, «les bêtes brutes, qui n’ont que leur corps à conserver, s’occupent continuellement à chercher de quoi le nourrir ; mais les hommes dont la principale partie est l’esprit devraient employer leurs principaux soins à la recherche de la sagesse, qui en est la vraie nourriture… », et les premiers mots de la Métaphysique d’Aristote ne sont-ils pas : «tous les hommes par nature désirent savoir » ? Comment est-il possible que tant d’individus humains, dans leur existence empirique, trahissent à ce point leur essence ?
Négliger la recherche du vrai et se laisser ballotter indolemment par les apparences sensibles, était tenu autrefois pour l’effet, l’expression d’une faute originelle, ou d’une chute métaphysique. Mais la métaphysique une fois évincée, et toute forme de culpabilité exorcisée, la source du mal ne pouvait plus être personnelle et métempirique, elle devait être collective et historique. Si l’attrait du savoir s’exerce aussi peu, la société en est responsable, avec ses antagonismes de classes et la fameuse « reproduction » de ses stratifications. Un rousseauisme simplifié, relayé par un marxisme vulgarisé, a contribué à priver les enseignants d’un discours moral qui en cinglant l’amour-propre permettait au moins de stimuler les énergies et d’obtenir les efforts indispensables pour qu’un jeune commence à prendre goût au festin de la culture sous toutes ses formes.
Préservés de toute culpabilisation traumatisante, les jeunes furent déclarés victimes de l’institution scolaire qui excelle à inverser l’attrait en répulsion, et les prive ainsi des connaissances dont ils seraient avides « par nature ». Cessez de définir ce qu’ils doivent apprendre, prenez leur plaisir comme guide, suivez leur goût, et à coup sûr, l’utile ne tardera pas à s’avancer sur les traces de l’agréable. Tel fut le mot d’ordre de ces dernières décennies.
Savoir et plaisir partagés
Certes un étroit rapport unit le plaisir et la perfection de l’activité. Aristote voyait dans le plaisir «une sorte de perfection qui s’ajoute par surcroît (à l’activité), comme à la fleur de l’âge s’ajoute la beauté ». Le plaisir est d’autant plus grand que l’acte est lui-même parfait, achevé, complet, et en retour, « l’activité est accrue par le plaisir qui lui est propre. Ceux qui exercent leur activité avec plaisir, l’exercent avec plus de discernement et d’exactitude. Ainsi, ceux qui trouvent du plaisir à s’exercer à la géométrie deviennent meilleurs géomètres, ils comprennent mieux chacun des problèmes relatifs à cette science… »
Il est donc bon que l’enfant éprouve du plaisir pendant le temps scolaire. Mais c’est ici que le paralogisme nous guette, car les plaisirs sont spécifiquement différents tout comme les activités qu’ils accompagnent et perfectionnent. Que l’enfant prenne plaisir à aller à l’école n’est pas une garantie de la qualité de l’enseignement qu’il reçoit. Faire de jolis croquis, découper et coller de splendides illustrations, s’insérer dans un groupe de camarades sympathiques, voilà bien des activités susceptibles d’engendrer du plaisir. Mais ne nous y trompons pas : ces plaisirs ne perfectionnent pas l’acquisition du savoir ni la découverte du vrai. N’oublions pas ce que soulignait Aristote : « une activité donnée est entravée par les plaisirs qui résultent d’activités différentes… et l’activité la plus plaisante chasse l’autre ». Même si l’on admet que les jeunes sont curieux de tout, cette boulimie d’images ne se confond pas avec le goût de la réflexion, la recherche de l’explication et la joie de la compréhension.
Enfin l’acte pédagogique lui-même doit s’accompagner d’un plaisir qui le perfectionnera et en accroîtra l’efficacité. Mais pour que l’acte soit parfait, il faut que les éléments en présence – « l’enseignant et les enseignés » – soient bien disposés, conformément à la spécificité de la relation pédagogique qui les unit : par essence, l’accès au savoir, à la conscience de soi et du monde, exclut l’usage de misérables leurres et de faux-semblants dérisoires ! Il est encore aujourd’hui des enseignants, jeunes et moins jeunes, qui refusent d’être des histrions et de trahir le savoir, humanisant et civilisateur, qu’ils pensent avoir reçu mission de communiquer, et trop souvent leur découragement conduit à un « effet Pygmalion » inversé.
Notre système d’enseignement doit relever le défi du nombre, des exigences technologiques et économiques ; mais gardons-nous de sous-estimer le problème permanent que pose l’insuffisance de la motivation cognitive chez de nombreux adolescents. Pouvons-nous accepter d’être les témoins, et parfois – malheureusement – les acteurs d’un tour de force sans précédent : celui d’une institution scolaire, créée pour lutter contre l’ignorance, désormais accueillante au plus grand nombre, et qui forme des générations de jeunes définitivement « à vide » de savoir ?
Serge Monnier
5 juillet 1986