Itinérance et errances – 1er novembre 2017

Colloque de l’ASSOCIATION EDUCATIVE DOMINICAINE

Le Puy-en-Velay , 30 octobre-2 novembre 2017

 

Conférence de Serge Monnier

Professeur agrégé de philosophie (ER)

 

« ITINERANCE ET ERRANCES »

 

 

Le titre général de ce colloque est « Itinérance et vocation ». Les organisateurs m’ont demandé de vous proposer des éléments de réflexion en abordant plus précisément la vocation enseignante, Monseigneur Luc Crepy étant sollicité pour vous entretenir demain matin des vocations religieuses et sacerdotales.

Les termes « enseignement » et « itinérance », si on les rapproche, nous conduisent tout droit au terme « pédagogie ». Les deux racines grecques de ce mot, le verbe agein (agein) qui signifie conduire, mener, et le substantif pais/paidos (paiV/paidoV), c’est-à-dire l’enfant, évoquent naturellement le nom qui était donné à l’esclave chargé de conduire les enfants à l’école ; et de là on passe à la désignation du gouverneur ou du précepteur d’un enfant, le pédagogue est alors le didascalos (didaskaloV), le maître qui enseigne. Le pédagogue est bien celui qui est chargé de conduire les enfants sur le chemin de l’école, et sur le chemin du savoir.

Le terme latin, iter, itineris, a bien donné le mot français «itinéraire » pour désigner le chemin qu’il faut parcourir pour arriver à destination. Quant au terme « itinérance » il n’apparaît ni dans le Littré, ni dans le Robert ; par contre il trouve sa place dans le Larousse du XXIe siècle, sous la rubrique «télécommunications» pour désigner la capacité d’un téléphone mobile à changer de zone d’émission sans perdre la faculté d’émettre et de recevoir des appels, ou encore la possibilité d’utiliser un téléphone mobile sur un autre réseau que celui d’origine. Mais à cette signification purement technique, qui serait inadaptée par rapport au thème du colloque, nous pouvons substituer tout simplement celle de cheminement.

Alors si le pédagogue doit conduire l’enfant sur le chemin, la question qui surgit d’emblée est celle du but à atteindre et de l’itinéraire à adopter pour cette itinérance. Ne s’agit-il pas tout simplement de tendre vers la vérité et de repousser l’erreur, ainsi que le mensonge ou la dissimulation ?

Ainsi pour qui se pose la question de sa vocation à l’enseignement, à la pédagogie au sens le plus noble du terme, s’impose une prise de position à l’égard de la vérité : il est impossible d’en faire l’économie.

Surtout si l’examen de cette vocation se situe dans le cadre d’une communauté éducative qui se réfère fondamentalement à la personne de Jésus-Christ qui a déclaré : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jean 14,6).

L’attachement à la vérité est bien au cœur de la prédication de l’apôtre Paul qui écrit à Timothée : « Dieu notre sauveur veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (Ière Timothée 2, 3).

Pour sa part l’ordre dominicain n’hésite pas à se placer sous l’emblème du terme « Veritas » et à prendre pour devise « Contemplare et contemplata aliis tradere», c’est-à-dire « Contempler et transmettre aux autres ce qui a été contemplé ». Et saint Thomas d’Aquin, le docteur commun de toute l’Eglise, nous livre la clé de l’accès à la vérité, lorsqu’il déclare dans son commentaire sur l’Evangile de Saint Jean (ch. 5, Leçon 6) : « Per ardorem caritatis datur cognitio veritatis», c’est-à-dire : « c’est par l’ardeur de la charité que la connaissance de la vérité nous est donnée ». L’amour cherche toujours à mieux connaître son objet, et plus il le connaît, plus il l’aime, et plus il l’aime, plus il cherche à le connaître davantage.

 

Une authentique vocation pédagogique implique que l’on aime la vérité que l’on veut faire connaître, et que l’on aime ceux que l’on doit conduire vers la reconnaissance de cette vérité.

C’est dans cet esprit que je vais vous présenter quelques réflexions, en trois temps :

1/ – être au clair avec la vérité : qu’est-ce à dire ? Cela importe au premier chef, car si la vérité est d’emblée déclarée inaccessible et se voit congédiée, alors il n’y a plus d’erreurs, mais seulement des errances, et l’itinérance perd son sens.

2/ – Si la vérité est aimée et recherchée, alors l’itinérance prend la forme d’une exploration des transcendantaux, si l’on s’inspire de la formule de Jacques Maritain : « l’homme est un animal qui se nourrit de transcendantaux ». L’on considère l’être en général, ce que l’on appelait autrefois « ens commune », c’est-à-dire l’être commun à tout ce qui est : il importe alors de rechercher le vrai en tout.

3/ – L’itinérance ne peut se suffire d’un cheminement à l’horizontal tous azimuts ; elle doit prendre aussi la forme d’une ascension vers la transcendance, la recherche du vrai au-dessus de tout, l’on se tourne alors vers le « summum ens » c’est-à-dire l’être le plus élevé, à savoir l’« ipsum esse subsistens » selon l’expression qu’utilise saint Thomas d’Aquin pour désigner l’acte pur d’exister dans sa perfection et son infinité, Dieu lui-même.

 

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Pour qui veut se mettre au clair avec la vérité, une première question s’impose : pouvons-nous atteindre la vérité ?

Selon Montaigne dans l’essai intitulé « De l’art de conférer » (Essais, Livre III, ch. VIII), il n’appartient pas aux humains de posséder la vérité, cela est réservé à une plus grande puissance « élevée en hauteur infinie en la connaissance divine ». L’homme quant à lui ne peut faire mieux que de chercher la vérité en sachant qu’il ne l’atteindra jamais : « l’agitation et la chasse est proprement de notre gibier (…). Car nous sommes nés à quêter la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance (…). Le monde n’est qu’une école d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui fera les plus belles courses ». Cette recherche ou inquisition est donc condamnée à ne jamais atteindre son but, à ne jamais toucher cette cible qui est la vérité. Faute d’atteindre la vérité il faut trouver sa satisfaction dans une démarche esthétique, en ne prenant en compte que la beauté de la quête, indépendamment de son succès tenu pour impossible. Nous voilà ainsi condamnés à l’errance.

Mais il y a plus radical encore : certains diront que la vérité ne doit même pas être recherchée, parce qu’elle n’existe pas. Ainsi pour Nietzsche il n’y a ni vérité ni erreur mais seulement de l’errance. Pour l’auteur d’ Ainsi parlait Zarathoustra, l’ensemble de tout ce qui est n’est que multiplicité irréductible sans aucune unification, ni totalisation, ce qui exclut toute orientation par absence de vrai sens ayant une valeur universelle. Dès l’avant-propos du Gai savoir Nietzsche rejette vigoureusement la volonté de vérité : « ce mauvais goût, cette volonté de vérité, de la « vérité à tout prix », ce délire juvénile dans l’amour de la vérité nous l’avons désormais en exécration ». Il faut savoir se contenter de l’apparence en prenant comme modèle les Grecs d’avant Socrate et Platon qui méritent toute notre admiration : «Ah ! ces Grecs ! Ils s’entendaient à vivre : ce qui exige une manière courageuse de s’arrêter à la surface, au pli, à l’épiderme ; l’adoration de l’apparence, la croyance aux formes, aux sons, aux paroles, à l’Olympe tout entier de l’apparence ! Ces Grecs étaient superficiels – par profondeur ! »

Il est donc vain de vouloir dépasser les apparences vers les hauteurs ou les profondeurs pour atteindre la vérité puisque au-delà de ces apparences il n’y a rien que le vide, et, puisqu’il n’y a pas de vérité à chercher ou à trouver, il n’y a plus d’erreurs comme écart avec la vérité, mais seulement de l’errance multiforme. Aussi Zarathoustra affirme avec vigueur : « Voilà quel est à présent mon chemin – où est le vôtre ? » répondais-je à ceux qui me demandaient le chemin. Car le chemin n’existe pas ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, IIIème partie, « De l’esprit de pesanteur »

Cette solution est radicale : s’il n’y a plus de chemin à indiquer, la mission et la vocation du pédagogue sont congédiées.

 

Face à cette « exécration de la vérité » de plus en plus communément répandue, nous avons le droit – et même le devoir – de faire de la résistance en restant fidèle au « délire juvénile dans l’amour de la vérité ».

 

La vérité à laquelle nous restons attachés n’est-elle pas la qualité de ce à quoi nous pouvons faire confiance, et partant un antidote à la déception ? Présentons succinctement quelques données de base.

 

De manière tout à fait classique l’on peut présenter la vérité comme la qualité d’un « logos » (logoV), d’une parole : la définition traditionnelle est «  adaequatio rei et intellectus», c’est-à-dire l’adéquation ou l’accord entre la pensée et la réalité ; or la pensée s’exprime dans le logos ; cela nous conduit à voir la vérité comme qualité du logos qui énonce la « res », ce qui est. Dire vrai, c’est dire ce qui est.

Mais si le logos est vrai en raison de son accord avec la chose qui est, l’on pourrait penser que cette chose en elle-même est nécessairement vraie, et qu’il est donc impossible de parler d’une chose fausse. Pourtant il nous arrive de parler d’un faux marbre, du faux cuir, ou encore d’une fausse montre. Qu’est-ce à dire ?

Il y a bien longtemps, avant le pullulement des objets numériques, j’offrais à une de mes petites-nièces pour son anniversaire une montre-jouet. L’enfant ouvrit le cadeau et découvrant une fausse montre elle dit à sa maman : « mon oncle m’a offert une fausse montre, or ce qui est faux c’est ce qui n’est pas, et ce qui n’est pas, c’est rien, donc il ne m’a rien offert ! » Vous voyez que cette enfant était précoce…

 

Mais qu’est-ce qui peut bien faire qu’une fausse montre soit une fausse montre ? Ce qui est faux est ce qui n’est pas, une fausse montre n’est donc pas une montre ; et pourtant tout ce qui n’est pas une montre n’est pas pour autant une fausse montre ! Un crayon qui n’est pas une montre n’est pourtant pas une fausse montre, parce que son apparence est telle qu’elle ne fait pas naître une attente concernant la connaissance de l’heure qu’il est. Et puisqu’il n’y a pas attente, il n’y aura pas non plus de déception. Par contre une montre-jouet, par son apparence, avec son cadran et ses aiguilles, peut conduire à ce qu’on la regarde pour connaître l’heure, et la suite de l’exploration de l’objet ne vient pas confirmer et combler l’attente que l’apparence avait fait naître. Selon le terme grec pour dire vérité « alèthéia » (alhqeia), la vérité est la qualité de ce qui se donne à connaître, de ce qui ne se dissimule pas, c’est-à-dire lorsque il n’y a aucune discordance entre le paraître et l’être. Il y a tromperie lorsque l’apparence est comme une annonce qui fait naître une attente, et que la réalité de l’objet ne satisfait pas cette attente : c’est alors la déception. Dans les Méditations métaphysiques, Descartes appelle le malin génie qui emploie toute son industrie à nous tromper, le « deceptor », celui qui déçoit, celui qui induit en erreur, celui qui trompe.

La vérité comme qualité ontologique d’une « res » nous conduit à la vérité comme qualité anthropologique et théologique. L’on parlera ainsi d’un homme faux pour signifier l’individu dont les paroles ou les gestes sont en discordance avec les pensées et les sentiments : son apparence est trompeuse, susceptible d’engendrer la confiance et de faire naître une attente qui sera ensuite déçue. Dans la Bible Yahvé est un Dieu de vérité, ce qui veut dire qu’il ne se dissimule pas, mais qu’il se révèle, et qu’il tient ses promesses : c’est un rocher solide et ferme auquel on peut et on doit faire confiance, avec l’assurance qu’on ne sera pas déçu.

Nous pouvons rester fidèles à notre amour de la vérité sous ses différents aspects, logique, ontologique, anthropologique et bien sûr théologique. C’est alors avec une ardeur juvénile qu’il convient de se mettre en chemin pour rechercher le vrai en tout et avant tout.

 

 

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La quête du vrai prend la forme d’une exploration de tout le réel, de l’universalité de tout ce qui est, en cherchant à nourrir l’esprit, et cela en discernant, tout au long de cette itinérance, la bonne nourriture, celle des transcendantaux, selon l’heureuse formule de Jacques Maritain : «l’homme est un animal qui se nourrit de transcendantaux ».

Qu’est-ce que les transcendantaux ? Ce sont les propriétés qui appartiennent à tout être, du moment qu’il est ; leur universalité les distingue de toutes les déterminations limitées à une catégorie, un genre, à une espèce ou à une réalité singulière. C’est l’être, l’un, le vrai, le bien, ou plutôt le bon, et le beau. En latin on les énumérait ainsi : ens, unum, verum, bonum, et pulchrum. Ces propriétés transcendantales sont convertibles avec l’être, ce qui signifie que toute réalité pour autant qu’elle est, est une, vraie, bonne, et belle. Elles se rencontrent toujours et partout, mais en des degrés divers, de manière analogique, jusqu’en Dieu lui-même, où elles se trouvent pleinement accomplies sur un mode plus éminent, « eminentiori modo » selon l’expression de Saint-Thomas d’Aquin.

 

Le pédagogue qui aime la vérité et qui veut conduire ses disciples sur le chemin de ce qui est le meilleur, doit alors les invitér à une itinérance qui se fait exploration à la recherche du vrai sous tous les aspects transcendantaux de l’être.

 

Il faut d’abord rechercher – en tout – ce qui est vraiment être, la réalité qui accomplit effectivement l’acte d’exister (« actus essendi»). Il s’agit du concret véritable qui contient en lui toutes ses déterminations et qui déborde toujours ce que nous pouvons nous en représenter ; il est inépuisable. Ainsi un vrai être est ce qui subsiste, et non pas ce que nous imaginons ou rêvons, c’est pourquoi il peut nous surprendre, mais aussi nous résister. Il faut savoir l’accepter non pas pour se résigner mais afin de mieux conduire l’effort pour le transformer. Le principe de réalité impose des détours, non seulement temporel puisqu’il faut savoir attendre le mûrissement de ce qui est en germe, et la patience est nécessaire, mais aussi le détour par un accroissement momentané de l’insatisfaction, car avec le travail nous avons affaire à une satisfaction différée, par-delà et à travers la fatigue qu’engendre l’effort répété ; c’est pourquoi le jardinage, mais aussi le bricolage en son sens le plus noble, et d’une manière générale le travail manuel ont une réelle vertu éducative.

 

Pour mieux atteindre et goûter ce qui est vrai, c’est-à-dire solide, stable comme le suggère la racine indo-européenne « ST » qui se trouve à la fois dans le verbe être, « il est » (estin, en grec, est, en latin) et dans le verbe istmi, qui signifie « se tenir debout », il faut savoir renoncer à ce qui n’est que fictif ou virtuel, et qui est toujours abstrait c’est-à-dire plus pauvre que le réel concret puisqu’il n’obéit qu’au principe de plaisir. Celui-ci veut obtenir tout, tout de suite, par les voies les plus courtes, sans aucune contrepartie, son contenu est assujetti aux caprices du désir. Ainsi l’imaginaire n’est pas plus riche que le réel, mais plus pauvre, car il ne contient que les déterminations qui nous conviennent, celles que nous désirons rencontrer, et c’est pourquoi, comme le faisait remarquer Jean-Paul Sartre, l’objet aimé en image, c’est-à-dire en représentation, ne nous décevra jamais, car il ne s’écartera jamais de notre attente.

 

 

Mais rechercher ce qui est vraiment, c’est aussi s’attacher à l’unité véritable d’un être, le vrai un, car comme le disait Leibniz, en sa vérité « un être est toujours un être ». Cette unité véritable n’exclut pas la multiplicité des parties mais elle les intègre avec leur hétérogénéité et grâce au lien qui les unit pour former un tout : cette coordination et cette coopération entre les éléments formant l’intégralité du tout, lui donnent son caractère d’indivisibilité.

Il ne faut pas confondre l’unité véritable d’un être avec l’uniformité et l’homogénéité, car celles-ci s’accompagnent toujours de la divisibilité.

Il convient donc d’amener le jeune à effectuer des distinctions à la fois simples et fondamentales. Ainsi on peut partir d’une comparaison entre une fourmi et un litre d’eau. Voilà bien deux réalités concrètes qui ont chacune leur unité. Et pourtant du point de vue de la divisibilité elles sont radicalement différentes. En effet si je divise en deux le litre d’eau j’obtiens deux fois un demi-litre d’eau ; la quantité est moindre mais la nature de la chose est parfaitement conservée. Par contre si je coupe en deux la fourmi, je n’obtiens pas deux petites fourmis ; il n’y a plus de vraie fourmi, mais seulement des restes ou des vestiges dans lesquels l’être et l’unité de la fourmi réelle et vivante ont tout à la fois disparu. Cette simple expérience peut être formatrice pour amener l’intelligence à reconnaître que la richesse d’un être ne se confond ni avec son apparence ni avec l’impact de son volume et de son poids.

L’on peut ainsi apprendre à distinguer une population ou une foule d’un véritable peuple. Un grand nombre d’individus juxtaposés sur un même territoire ou regroupés en un seul lieu forment une population ou une foule ; mais la seule contiguïté dans l’espace ne fonde pas une véritable unité. Pour que cette multiplicité appartienne à un même et unique peuple il faut qu’un lien qui n’est pas d’ordre physique ou géographique, soit établi entre tous les membres par le contrat social qui utilise la médiation de la loi comme expression de la volonté générale, celle qui veut le bien du tout.

Il est aussi souhaitable d’exercer ce discernement à propos de la famille. Sur quoi repose sa réalité, son être, et son unité ? Le mariage et le concubinage ne sont-ils pas semblables puisque un homme et une femme vivent ensemble ? Il y a pourtant une différence fondamentale qui tient à leur mode d’unité. Le concubinage est un fait, entièrement délimité par la ponctualité du moment, sans aucun dépassement au-delà de l’instant présent : rien ne dit, – et les concubins ne le disent pas officiellement, sinon ils se marieraient,- qu’ils veulent demain encore continuer à s’aimer et à partager une vie commune. Par contre avec le mariage, c’est la volonté qui prend le relais de l’affectivité : l’officier d’État civil ne demande pas aux futurs conjoints s’ils s’aiment, mais s’ils veulent se prendre pour époux et prolonger par-delà l’instant présent le lien qui les unit. Ainsi l’unité du couple concubin et l’unité du couple marié constituent deux réalités qui ne doivent pas être confondues. Lorsque les concubins viennent demander à la mairie une attestation de concubinage, ils demandent la pure et simple constatation d’un fait, mais ils ne s’engagent à rien. Car rien ne nous dit qu’en sortant de la mairie ils seront encore concubins. Par contre le mariage est un engagement et une promesse, un acte de la volonté et de l’esprit, qui surmonte l’écoulement du temps pour donner à ce qui sera vécu demain et longtemps après, une vraie unité. Par le « oui » du consentement qu’échangent les époux vient à l’être une forme supérieure d’unité, proprement spirituelle, ce que Hegel appelait « unité négative », parce que l’entité nouvelle consiste dans une unité qui ne se maintient que par le dépassement libre et volontaire de chacune des individualités en présence. Cette unité supérieure qui n’exclut pas l’altérité mais la surmonte, c’est le « NOUS ». Se marier c’est décider librement et volontairement de faire exister ce NOUS. Ainsi le maire peut-il dire aux jeunes époux qui viennent de s’unir en prononçant le « oui » du consentement, ce petit mot qui n’a l’air de rien mais qui change tout : ne dites plus : « je t’aime, tu m’aimes », mais « je NOUS aime».

À propos de la formation de ce NOUS comme unité proprement spirituelle – et cela vaut aussi pour le mariage civil -, il est intéressant de voir comment Hegel explique l’impossibilité du mariage entre le frère et la sœur, et cette explication peut être étendue à l’impossibilité du mariage entre deux personnes de même sexe. Cette explication se trouve dans l’addition au § 168 des Principes de la philosophie du droit. Pour qu’une unité se réalise de manière proprement spirituelle, il est nécessaire qu’il y ait d’abord une dualité et une altérité, dont la réalité ne sera pas niée ou supprimée de manière absolue mais surmontée et conservée dans l’accomplissement effectif du NOUS. Encore faut-il que l’altérité initiale ne soit pas seulement accidentelle ou superficielle, mais qu’elle touche à l’être même des éléments qui vont être unis par-delà cette altérité. Or entre le frère et la sœur cette unification ne peut se réaliser de manière proprement spirituelle, puisque ils sont déjà tous les deux unis par leur origine naturelle comme enfants des mêmes parents. Quant aux personnes de même sexe elles n’ont pas la possibilité de s’unir par-delà une altérité essentielle, puisque c’est la nature elle-même qui les unit déjà du fait de leur appartenance au même sexe.

 

Il est donc indispensable que le pédagogue conduisent les jeunes qui lui sont confiés à bien distinguer la qualité de l’être et de l’unité qui méritent d’être reconnus comme vraiment être et vraiment un.

Mais si nous poursuivons l’exploration des transcendantaux, nous rencontrons la recherche du vrai authentiquement vrai. Nous avons vu précédemment que le vrai est ce qui se donne à connaître sans dissimulation ni discordance interne par ce que, étant accordé avec lui-même, l’être vrai est cohérent, en lui le paraître et l’être sont en parfaite symbiose. Par contre le faux est ce qui se dissimule, ce qui est vain c’est-à-dire creux, engendrant la déception.

 

Il faut cultiver l’amour du vrai, c’est-à-dire ici la franchise, la sincérité. Cela implique le rejet de l’anonymat et de la dissimulation derrière un pseudo. Cet usage de plus en plus répandu sur les réseaux sociaux de la toile est aux antipodes de cette pratique essentielle à la vie démocratique des Grecs, la « parrhèsia » (parrhsia), qui a été remise en évidence par Michel Foucault dans ses Cours au Collège de France il y a quelques années. En effet la démocratie athénienne reposait sur trois principes fondamentaux : l’«isonomia » (isonomia) c’est-à-dire l’égalité des droits garantie par la loi, l’« isègoria » (ishgoria) c’est-à-dire une égale liberté dans l’accès à la parole publique, et enfin la « parrésia » (parrhsia) c’est-à-dire la franchise, avoir le courage d’exposer publiquement sa pensée dans un face-à-face qui exclut la dissimulation. Que les jeunes apprennent à exprimer clairement leur pensée et à en assumer la responsabilité, au lieu de se cacher pour échapper aux conséquences de propos trop rapidement jetés dans l’espace public. Le terme « parrèsia » signifie tout à la fois dire tout ce que l’on a à dire (pan et rew, parler) et aussi le dire dans un face-à-face franc et loyal (para = en face de). Que chaque enfant apprenne donc à être vrai dans ses attitudes et dans ses propos, voilà bien la seule manière d’entretenir la confiance et l’amitié sur lesquelles seulement peut être fondée une authentique vie démocratique, comme l’a si bien montré Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, Livre VIII et dans La Politique, Livre III § 9.

 

Notre itinérance exploratrice animée par l’amour de la vérité doit aussi conduire à la recherche du vrai bien. Quel est le vrai bien ? Comment peut-on le définir ? Depuis Platon et tout au long de la tradition philosophique, la raison du bien (« ratio boni ») a été assimilée à l’appétibilité ou à la désirabilité : est bon ce qui mérite d’être recherché pour et par un être déterminé ; chaque être de lui-même tend à être, et à être plus, c’est-à-dire à actualiser ses potentialités les plus hautes et les plus nobles. Par contre ce qui est mauvais, le mal, c’est ce qui diminue la capacité de vivre pleinement en soi et aussi avec les autres, et ce qui empêche de former avec eux un tout vraiment un, effectivement réel ; rejeter le mal ou le mauvais, c’est refuser tout ce qui peut engendrer la dissension, la division, la dispersion, et finalement la destruction de ce qui méritait pourtant d’exister. Cet effort dans la recherche de ce qui est vraiment bon, du vrai bien, comprend essentiellement le respect d’autrui dans sa dignité personnelle égale en tout autre et fondant l’amitié vraie.

Mais il ne faut pas se contenter de rechercher le « bonum utile », que les anciens distinguaient du « bonum honestum ». Le bien utile c’est celui qui permet d’atteindre l’objectif, il est comme asservi à la recherche d’un résultat ; par contre le bien honnête est celui qui ne peut pas être instrumentalisé, sa bonté n’est pas relative à son efficacité. Avec Rousseau il convient de considérer que s’il n’est pas en notre pouvoir d’être heureux, il nous appartient de « nous rendre dignes d’être heureux ». Si être heureux consiste à obtenir la satisfaction de tous nos désirs, il est évident que cela excède nos propres capacités, puisque nous sommes pétris de finitude et que nous ne pouvons commander ni aux éléments, ni aux foules innombrables, ni aux lois inexorables qui acheminent notre existence vers son terme. Mais pour « être dignes d’être heureux » il nous suffit d’obéir à ce que nous dicte notre conscience morale en refusant tout ce qui ne mérite pas d’être voulu par un être humain digne de ce nom. Kant nous dit que la dignité de la personne humaine repose tout entière sur son aptitude à la moralité, c’est-à-dire sur sa capacité à se déterminer à vouloir ce qu’elle veut indépendamment de ses penchants, de ses pulsions, de ses intérêts à plus ou moins long terme. Nous retrouvons ici les injonctions du démon de Socrate ce trait d’union entre l’humain et le divin qui interpellait le maître de Platon en lui disant : « non, pas ça, pas toi ! ».

 

La quête du vrai bien doit aussi prendre en compte le pouvoir d’expansion de toute qualité d’être authentique. Selon les néoplatoniciens, le bien est diffusif de lui-même (« bonum diffusivum sui »), ce dont nous retrouvons l’écho dans la formule nietzschéenne « être solaire ». Lorsque le soleil éclaire et chauffe la terre, il le fait gratuitement, sans attendre quelque retour sur investissement, simplement sa richesse d’être ne peut que se répandre gratuitement. Selon saint Thomas d’Aquin, c’est l’amour de Dieu, souverain Bien, qui crée et infuse la bonté en toutes choses (« amor Dei est infundens et creans bonitatem in rebus » (Somme théologique, Ia pars, Q.20 a.2, c.) ; et le Docteur angélique compare cette activité à l’enseignement que dispense un maître, qui ne veut pas former seulement des savants, mais aussi des docteurs capables à leur tour de transmettre à d’autres les richesses qu’ils ont reçues (op. cit. Q. 103 a.6 c. in fine).

Il faut que les jeunes cultivent leurs talents, quels qu’ils soient, intellectuels, artistiques, relationnels, non pas seulement ni principalement pour acquérir quelque avantage, mais pour être eux-mêmes plus et davantage capables par leur présence d’enrichir le milieu où ils vivent, qu’il soit familial, professionnelle, social ou associatif. « Être plus pour donner plus », voilà le vrai bien et la clé du vrai bonheur puisque le Christ lui-même a déclaré : « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Actes des apôtres 20,35).

 

Il nous reste à considérer la recherche du vrai beau. L’itinérance exploratrice doit conduire à rencontrer mais aussi à produire, c’est-à-dire à créer ce qui est vraiment beau, autrement dit l’équilibre, l’harmonie, la clarté qui sont susceptibles d’engendrer un vrai plaisir esthétique. Pour cela il faut dépasser la simple distraction ou l’amusement, ainsi que la recherche de la nouveauté pour la nouveauté. Il faut se méfier des médias, de l’influence des réseaux sociaux, des emballements de la mode. Celle-ci n’est d’ailleurs qu’un éternel recommencement, comme une valse à trois temps : d’abord quelques individus veulent se distinguer en se différenciant, mais ils cherchent aussi à être admirés et imités par un grand nombre ; dans un deuxième temps la foule des imitateurs enfle au point qu’une majorité se retrouve plongée dans l’indistinction, il ne reste alors qu’une minorité qui cherche à suivre la mode non plus pour se distinguer comme les premiers mais au contraire pour ne pas se faire remarquer. Ce qui entraîne une uniformisation quasi générale, avec le surgissement chez quelques-uns, à nouveau, d’un désir de se distinguer en se différenciant d’une autre manière, et voilà le mouvement reparti…

La recherche de ce qui est vraiment beau exclut ainsi la pression du groupe, du nombre et du conformisme, mais elle doit aussi rejeter la tyrannie de la fantaisie personnelle qui conduirait à se replier sur son individualité singulière. En effet si nous prenons en compte les enseignements de Kant, il ne faut pas confondre le beau véritable avec le joli ou l’agréable c’est-à-dire ce qui se contente de plaire, de distraire, ou d’amuser. Le jugement de goût qui se prononce sur la qualité esthétique d’un objet en le déclarant beau, inclut une prétention à la validité universelle : le beau est ce qui provoque en nous le libre jeu de nos facultés représentatives, c’est-à-dire la sensibilité et l’entendement, à la jonction la plus fondamentale de ce que nous ressentons et de ce que nous comprenons. Cette expérience esthétique ne repose pas sur les dispositions particulières de ma sensibilité subjective mais sur ce qu’il y a de plus universellement humain c’est-à-dire la jonction du sensible et de l’intelligible, présente en tout sujet humain. Dans l’appréhension du beau chacun de nous découvre la réalité d’une communicabilité non conceptuelle et non contraignante dont l’expérience nous assure de notre commune appartenance à la même humanité.

 

Notre itinérance exploratrice nous a donc entraînés tous azimuts à la recherche de la vérité dans tous les transcendantaux : à savoir ce qui est vraiment être, ce qui est vraiment un, ce qui est vraiment vrai, ce qui est vraiment bon et ce qui est vraiment beau.

Cette itinérance horizontale a donc comme champ d’exploration l’universalité de ce que l’on peut appeler « ens commune », l’être commun à tout ce qui est.

 

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L’itinérance exploratoire qui a devant elle un champ immense à parcourir tous azimuts, pourrait peut-être suffire pour donner toute sa valeur au travail d’un pédagogue toujours amoureux de la vérité, donc de la recherche du vrai en tout ce qui est. Mais au cours de cette exploration peut surgir une sollicitation d’un autre type.

Invité par un principal de collège à intervenir devant les classes de quatrième et de cinquième pour leur faire comprendre le lien entre le respect d’un règlement et l’accès à une véritable liberté digne d’un adulte, je terminais mon exposé d’une heure et j’étais salué gentiment par les élèves qui quittaient tranquillement la salle. Et voici que parmi les derniers à sortir un jeune garçon d’une douzaine d’années s’arrête devant moi et m’interroge : « Monsieur, vous êtes professeur de philosophie ? » Après ma réponse affirmative il reprend : « moi, j’aime bien la philosophie ». Je l’en félicite. Et lui d’ajouter : « est-ce que je peux vous poser une question ? » Je lui dis que oui et que je lui dirai si je peux y répondre. Alors il me regarde, bien droit dans les yeux, et me dit : « Monsieur, pourquoi on existe ? ». Je lui dis que cette question est très importante, et même fondamentale, et que je ne puis y répondre en quelques mots, mais que je veux bien en reparler avec lui si ses parents donnent leur accord.

Voilà bien une question majeure, qui surgit comme une provocation à dépasser le niveau respectable de l’itinérance exploratoire pour accéder à une itinérance d’ascension. Autrement dit, il est alors nécessaire de passer de la pédagogie à l’«anagogie», c’est-à-dire l’action de faire monter (anagwgein), d’élever vers ce qui est à la fois plus fondamental, plus grand et plus beau.

Ce cheminement ascensionnel, avec ses exigences et sa beauté, peut être présenté au moyen d’une analogie très simple. L’itinérance comme cheminement implique que l’on accepte de faire de la marche et cela peut se réaliser selon trois modalités, à des niveaux différents.

Ainsi en Haute-Loire, à 1200 m, se trouve le cratère d’un ancien volcan, formant le lac du Bouchet, dont on peut faire le tour en cheminant tout au long du bord sur un sentier très agréable. Le terrain est plat, sans aspérités, et la marche est peu fatigante. La circularité du trajet élimine tout risque de se perdre puisque tout au long de l’heure de marche on ne cesse pas d’apercevoir le point de départ, qui sera le point d’arrivée, où l’on goûtera un réconfort immédiat. Cette itinérance est une simple promenade et le promeneur n’a besoin ni d’équipement particulier ni d’un entraînement spécial.

Mais, toujours en Haute-Loire, le promeneur peut se transformer en randonneur pour gravir le Mont Mezenc qui, du haut de ses 1756 m, domine le département de l’Ardèche tout en contre bas. L’itinérance est devenue ascensionnelle, il faut monter en enjambant parfois quelques rochers et en contournant de nombreuses broussailles, qui dissimulent par moment le sommet que l’on veut atteindre. Gravir ainsi la pente engendre une réelle fatigue, mais sans qu’il y ait jamais de véritable danger. Cette randonnée exige seulement de bonnes chaussures de marche ou de sport, une bonne forme physique, mais pas d’entraînement exceptionnel.

Une fois rendu au sommet du mont Mezenc, le randonneur s’il se tourne vers l’Est, par-dessus le couloir rhodanien, et par temps clair bien sûr, a une vue à la fois panoptique et synoptique : il aperçoit la chaîne des Alpes et le Mont-Blanc qui la dominent du haut de ses 4 808 m. Ce spectacle fascinant dont la grandeur et la beauté sont saisissantes, font découvrir une réalité plus haute dont l’ascension serait une véritable course en haute montagne, avec une escalade, le tout exigeant un équipement d’alpinisme, une préparation physique effective car il s’agit de fournir un effort important, et de prendre parfois certains risques.

Cette distinction et ce passage de la promenade à la randonnée puis à la course en haute montagne, peuvent servir de base pour une analogie avec la quête du vrai.

Le tour du lac du Bouchet correspond à l’exploration scientifique du monde des phénomènes, dans la nature et dans la société.

L’ascension du Mont Mezenc peut suggérer l’élévation de la raison pour aller au-delà des phénomènes et de la détermination de leur régularité : la philosophie est tout à la fois panoptique, puisqu’elle n’exclut aucun aspect du réel, et synoptique puisqu’elle a le souci d’unifier le tout de l’expérience possible, et son effort doit affronter les exigences d’une démarche métaphysique, qui porte l’esprit au-delà et au-dessus du monde de l’expérience.

La vue du Mont-Blanc, qui peut faire naître l’envie et la décision d’en rejoindre le sommet, nous fait penser à l’accès aux vertus théologales, la foi, l’espérance, et la charité, qui ont Dieu pour objet et sont toujours données d’en haut par la grâce divine, comme le rappelle l’apôtre Jacques : « tout don excellent, toute donation parfaite vient d’en haut et descend du Père des lumières (…) (lui) qui a voulu nous enfanter par une parole de vérité (…) » (Jacques 1,17 – 18).

 

Quelles sont les modalités de cette pédagogie anagogique qui doit accompagner le jeune dans une itinérance ascensionnelle ?

Il convient de passer de l’apodictique au déictique, c’est-à-dire de la démonstration à l’indication. En effet la pédagogie ne consiste pas à mettre dans la tête du disciple un savoir tout fait élaboré hors de lui. Saint Thomas explique que la croissance du savoir grâce à l’enseignement doit être comparée avec le recouvrement de la santé. La guérison n’est pas due au fait que la santé, telle qu’elle est dans le savoir du médecin, serait déversée dans l’organisme du patient; c’est le patient lui-même qui recouvre la santé grâce à ses forces propres, avec l’aide de la médecine. Le principe de subsidiarité intervient, car le savoir médical ne se substitue pas aux forces naturelles encore saines du patient, mais il lui apporte son concours, son aide, pour que l’organisme vivant guérisse à partir de ce qui est demeuré sain en lui.

Il en va de même dans l’acquisition du savoir : la science du maître ne se transmet pas aux disciples comme une forme extérieure imposée dans une matière purement passive ; c’est le disciple qui construit le savoir en lui-même, en utilisant ses propres forces intellectuelles, avec l’aide du maître qui lui indique le bon cheminement.

Au XVIIe siècle le grand pédagogue et humaniste tchèque Commenius insistait pour que la dispensation du savoir s’adapte aux capacités réceptrices et à la compréhension de l’élève : si vous prenez une carafe au col étroit et que vous déversez le contenu d’un seau d’eau, ce n’est qu’une toute petite quantité du volume d’eau qui sera effectivement reçue dans la carafe ; pour que toute l’eau soit intégrée, il vaut mieux pratiquer le goutte à goutte. Le savoir du maître ne doit ni écraser ni façonner les capacités de l’élève, mais à la manière du bon jardinier favoriser l’activité propre de la plante elle-même.

Lorsqu’il s’agit de découvrir ce qui est plus grand et plus beau, en passant de l’itinérance exploratoire à l’itinérance ascensionnelle, le rôle du pédagogue est d’orienter le regard, tout comme le guide au sommet du Mezenc doit indiquer la bonne direction pour découvrir la chaîne des Alpes et apercevoir le Mont-Blanc. Platon déjà le soulignait : il ne s’agit pas pour le maître d’introduire dans l’esprit du disciple le pouvoir de connaître, mais d’orienter le regard pour éviter que celui qui apprend passe à côté de l’essentiel. Ainsi au sommet du Mezenc le guide ne donne pas à ceux qui l’ont suivi le pouvoir de voir, la faculté visuelle, mais il indique ce qu’il y a à voir de plus beau, de plus grand, de plus noble. Si le jeune tourne son regard dans la bonne direction il verra lui-même avec sa propre capacité de voir. Le guide ne lui impose rien, mais il remplit sa fonction essentielle à savoir orienter le regard. Le jeune peut refuser de regarder, il reste fondamentalement libre, mais il ne peut exercer cette liberté – avec la possibilité de refuser de regarder – que si le guide a bien rempli sa mission.

Certains peuvent objecter qu’il serait préférable de ne pas répondre à la question essentielle « pourquoi on existe ? » pour appliquer avec rigueur les règles de la laïcité, qui commanderait une totale neutralité conduisant au mutisme de l’enseignant, afin de respecter et sauvegarder la liberté du jeune.

Au nom de cette liberté tronquée il conviendrait alors d’accepter tout bonnement les errances du jeune, qui parcourant la Haute-Loire en tous sens et dans le désordre, passerait indéfiniment d’un mini sommet à un autre, sans découvrir ce qui est vraiment beau, grand, et noble. Il faudrait alors ne compter que sur le hasard pour conduire le jeune au sommet du Mezenc d’où l’on peut voir le Mont-Blanc. Alors il n’est pas impossible que le jeune manque la rencontre du meilleur ! Quelle pédagogue peut d’un cœur léger accepter ce risque ?

 

Le pédagogue encore animé par « le délire juvénile de l’amour de la vérité » ne peut qu’éprouver une double exigence envers la vérité et envers le jeune. Nous retrouvons ici la belle formule de Thomas d’Aquin : « Par l’ardeur de la charité nous est donnée la connaissance de la vérité. »

L’amour de la vérité nous porte à vouloir la faire connaître, à la répandre, selon l’adage déjà cité : « le bien est diffusif de lui-même ». Mais cet amour de la vérité interdit que l’on puisse entreprendre quoi que ce soit qui conduirait à l’obscurcir ou à la faire haïr : donc ni contrainte, ni manipulation ou quelque entreprise de séduction que ce soit.

C’est aussi l’amour du jeune qui anime le pédagogue sur la voie de l’anagogie. Il n’est pas pensable de le laisser dans l’ignorance, sa soif de vérité livrée aux caprices du hasard des rencontres et des circonstances. Il faut proposer sans chercher à imposer, et oser dire : « je t’aime trop pour ne pas te proposer ce que je crois être la Vérité. Mais sans chercher à te l’imposer, car ce serait contraire à ta liberté, et plus fondamentalement contraire au droit même de la Vérité, puisqu’il faut adorer « en esprit et en vérité ».

Pour te conduire et te faire monter jusqu’au point où tu pourras toi-même voir et connaître la Vérité, je veux gagner ta confiance sans pourtant chercher à te manipuler : je m’interdis de te séduire c’est-à-dire de chercher à te plaire en flattant tes désirs et tes passions.

Dans l’Espoir, André Malraux nous présente la discussion qu’entretiennent pendant la guerre d’Espagne, par une nuit étoilée, le colonel Ximénez et le jeune commandant Manuel. Le vieux colonel s’adresse au jeune ingénieur qui a rejoint le camp républicain : « Bientôt, vous aurez vous-même à former de jeunes oficiers. Ils veulent être aimés. Cela est naturel à l’homme. Et rien de mieux, à condition de leur faire comprendre ceci : un officier doit être aimé dans la nature de son commandement – plus juste, plus efficace, meilleur – et non dans les particularités de sa personne. Mon enfant, me comprennez-vous si je vous dis qu’un officier ne doit jamais séduire ? » Et en écoutant Ximénez, Manuel pensait qu’ « être aimé sans séduire est un des beaux destins de l’homme. »

Cela vaut pleinement pour un pédagogue amoureux de la vérité : il ne doit jamais séduire, chercher à plaire, mais gagner la confiance en respectant la liberté. Un maître doit être aimé pour sa « pédagogie » – plus claire, plus exigeante, plus efficace, meilleure – et non pas dans les particularités de sa personne.

 

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Nous pouvons récapituler notre itinérance.

J’ai voulu souligner devant vous le lien entre l’itinérance et la pédagogie comme cheminement vers la vérité. Mon propos impliquait le refus de l’exécration éprouvée par Nietzsche envers le « délire juvénile de l’amour de la vérité », ainsi que le refus de l’errance, et cela au nom d’un double attachement, à savoir l’amour de la vérité et l’amour des jeunes auxquels doit être offerte la connaissance de la vérité.

Cela implique une itinérance exploratoire pour rechercher le vrai dans tout ce qui est, sous l’éclairage des différents transcendantaux : l’être, l’un, le vrai, le bien, et le beau.

Et il ne faut pas étouffer mais au contraire favoriser le surgissement de la question essentielle du sens de notre existence, ce qui doit conduire à une itinérance ascensionnelle, lorsque la pédagogie devient anagogique, en orientant le regard du jeune vers la transcendance.

Quel pédagogue chrétien, amoureux de la vérité, et porté par toute la tradition dominicaine, ne souhaiterait pas que les jeunes qui lui sont confiés rejettent la sinistre formule de Jean-Paul Sartre : « nous naissons par hasard et nous mourons par accident », et qu’un jour du fond du cœur et en toute liberté, ils reprennent les versets de l’Epître aux Ephésiens :

« Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ

qui nous a élus en lui dès avant la création du monde

pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour (en agaph),

déterminant par avance que nous serions pour lui des fils adoptifs

par Jésus-Christ (…) » (Ephésiens 1,3-5)

 

N’est-ce pas là une ambition démesurée, une folle présomption, puisque la conversion des cœurs ne peut être que l’œuvre de l’Esprit, et que nous ne sommes biens souvent que des serviteurs inutiles ?

Certes, mais il appartient à chacun de nous de s’engager sur cette voie, en toute humilité, porté par les vertus théologales, et éclairé  chaque jour par l’enseignement du prophète Michée :

« On t’a fait savoir, homme, ce qui est bien,

ce que Yahvé réclame de toi ;

rien d’autre que ceci :

accomplir la justice,

aimer avec tendresse,

et marcher humblement avec ton Dieu ».

 

                      

Oui, avec la grâce de Dieu, cela suffit !

 

Le 1er novembre 2017

Serge Monnier

 

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