La déontologie des fonctionnaires – Colloque de l’ANDRHDT – 27 mai 2016

UNIVERSITE PARIS-DAUPHINE                  COLLOQUE DE L’ANDRHDT

 

   Vendredi 27 mai 2016

 

Intervention de Serge Monnier

Professeur agrégé de philosophie (ER)

Ancien député-maire du Puy-en-Velay

 

La déontologie des fonctionnaires.

 

Depuis le 20 avril 2016, la République s’est dotée d’une nouvelle loi « relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ». Pour bien saisir le sens de cette nouvelle loi et en apprécier l’importance, il m’a paru utile de lire la discussion générale et la discussion des articles qui ont eu lieu à l’Assemblée nationale, et aussi de prendre connaissance du rapport pour l’année 2015 rédigé par le déontologue de l’Assemblée nationale. Ces différents textes nous apprennent que la République, avec cette nouvelle loi, vit un grand moment de « déontologie », car il s’agit de « promouvoir », « répandre », « infuser », « diffuser » une « culture de la déontologie » et même de « l’éthique »,comme le proclament certains parlementaires.

Qu’est-ce que la déontologie ? Selon l’étymologie c’est le discours (logos) qui expose les recherches et les connaissances concernant les devoirs. Cela paraît très clair. Mais en lisant attentivement la loi et les débats parlementaires, on se trouve dans l’embarras, en raison d’une double perplexité.

 

La déontologie écartelée

 

Tout d’abord la déontologie qu’il s’agit de promouvoir apparaît écartelée entre l’affirmation de grandes valeurs fondamentales et le détail de mesures particulières qui semblent relever d’un simple règlement intérieur pour la fonction publique.

De fait le texte de loi et ses commentaires commencent par rappeler les qualités qui doivent être celles de tout fonctionnaire : la probité, la dignité, l’exemplarité, la responsabilité, l’impartialité, l’intégrité, sans oublier la laïcité et la neutralité. L’affirmation de ces principes et le rappel de ces valeurs universelles conduisent à penser que la déontologie s’apparente à l’éthique, plusieurs fois mentionnée.

Par contre la référence à la morale n’est pas convoquée puisqu’elle n’est pratiquement jamais évoquée ; aujourd’hui la morale paraît discréditée, comme en témoigne la fin d’une chronique récente dans le journal Le monde à propos du harcèlement sexuel reproché à un parlementaire : « Ce n’est pas une affaire de morale, moins encore d’on ne sait quel moralisme souvent invoqué quand il est question de conduite sexuelle. Mais, tout simplement, une question d’éthique, c’est-à-dire de respect d’autrui. Incompatible avec le droit de cuissage. » (Gérard courtois, dans Le Monde du 18 mai 2016).

Ainsi il est de bon ton de mettre la morale en sourdine, même lorsqu’il s’agit du comportement des parlementaires et des fonctionnaires ; cela peut surprendre parce que depuis quelque temps le ministère de l’Education nationale a introduit à tous les niveaux, du cours préparatoire jusqu’à la classe terminale, un « enseignement moral et civique ». Est-ce à dire que la « morale » est une bonne chose pour les enfants seulement, et que pour les adultes, il y a mieux, il y a l’éthique, et désormais la déontologie. Voici une anecdote qui peut en être l’illustration : le sujet de philosophie proposé aux candidats était : « L’enfance est-elle chez l’homme ce qui doit être surmonté ? » J’ai corrigé une copie dont l’introduction commençait par cette phrase : « Dans sa vie, l’homme passe par trois étapes : l’enfance, l’adolescence, et l’adultère ». L’ignorance, mais aussi peut-être la perspicacité du candidat, expliquait sans doute ce lapsus, d’adulte à adultère.

Tout en veillant à ne pas être « moralisatrice » la déontologie paraît s’ennoblir en s’ornant de belles et grandes valeurs « éthiques ». Mais dans le détail de ses articles la loi se focalise sur les conflits d’intérêts, la limite à imposer aux avantages en nature (cadeaux, repas, voyages, etc), le cumul des activités professionnelles, et des mesures catégorielles concernant l’entrée dans la carrière et son déroulement. Le lecteur a vraiment l’impression d’avoir quitté les hautes envolées éthiques pour assister à la discussion pointilleuse et presque mesquine des articles d’un règlement intérieur.

 

La déontologie disséminée

 

Écartelée, la déontologie apparaît aussi disséminée, puisqu’elle est d’abord confiée aux bons soins de chaque fonctionnaire. Certes d’un côté, apparaît la volonté d’instaurer une certaine centralisation qui surplombe les différents services et leurs responsables : la loi crée la fonction de « référent déontologue » que tout fonctionnaire a le droit de consulter sans passer par son chef de service. Mais d’un autre côté apparaît plusieurs fois l’affirmation que « l’agent public (est) le premier responsable de sa déontologie… ». Madame Françoise Descamps – Crosnier, députée rapporteure du texte de loi, déclare avec force : « selon la philosophie initiale du projet de loi, le premier à assumer sa propre déontologie, c’est l’agent lui-même ».

Selon la volonté même du législateur, chaque agent de la fonction publique a donc vocation à être son propre « déontologue». C’est pourquoi mon exposé n’a pas d’autre ambition que de proposer un « vade mecum » non exhaustif du déontologue avisé, à l’usage du plus grand nombre. Je vais vous présenter quelques références fondamentales puisées chez les grands auteurs de la tradition philosophique occidentale. On m’a demandé d’élever le débat ; je vous propose quelques ascensions sur des sommets afin de voir plus loin, plus grand, et aussi de respirer peut-être un air plus pur.

 

La probité et l’équité.

 

La probité consiste à ne pas chercher à obtenir plus que ce à quoi l’on a droit. Chez les philosophes grecs il s’agit de la « sôphrosunè » (swjrosnh) ou modération, qui s’oppose à la « pléonexia » (pleonexia), c’est-à-dire la cupidité et l’ambition démesurée. Comme antidote à cet excès du désir et de l’envie, il y a aussi l’équité ou « épikie » (epieikeia) qui consiste à ne pas exiger tout ce à quoi l’on a droit.

 

Pour lutter contre les prises illégales d’intérêts, les conflits d’intérêts, et la partialité, l’on peut invoquer la probité et l’impartialité. Mais comment y parvenir concrètement ? Dans la République, Platon propose une solution radicale. La cité n’est vraiment bonne que si elle conjugue les quatre vertus cardinales : la sagesse pour prendre les bonnes décisions concernant le tout, le courage pour appliquer ces décisions en surmontant les obstacles intérieurs et les dangers extérieurs, la tempérance pour accepter les limites exigées par la raison, et enfin la justice comme division des tâches, chaque fonction devant être confiée à ceux qui sont aptes à bien les remplir. Au sommet de la cité, il faut une conjonction du savoir et du pouvoir, d’où la nécessité que les philosophes deviennent gouvernants ou que les gouvernants deviennent philosophes, ce sont les « les gardiens chefs ». Il faut que ceux qui sont chargés d’appliquer les décisions des gouvernants soient « incorruptibles », ce sont les « gardiens auxiliaires », autrement dit les fonctionnaires civils et militaires. « Gardiens chefs » et « gardiens auxiliaires » sont appelés « gardiens » parce qu’ils ont la charge de « sauvegarder » le bien du tout, ce sont donc les spécialistes de l’universel. Leur fonction est essentielle, et pour la bien remplir ils doivent avoir un bon naturel (dispositions requises dans l’ordre de l’intelligence et de la volonté), ils doivent recevoir l’éducation indispensable (la paidéia paideia), et il faut leur imposer des conditions de vie qui les aident à ne pas faire passer des intérêts privés avant le service du bien du tout. Ainsi pour ne pas courir après l’enrichissement, l’absence de propriété est indispensable : les gardiens vivront dans un communisme intégral (fin du livre III) et pour ne pas favoriser leurs propres enfants en les faisant accéder à des positions qui excèdent leur capacité et leur valeur, les gardiens ne devront avoir en propre ni famille, ni femme, ni enfant (livre V). Voilà des mesures radicales pour lutter contre la cupidité et le népotisme.

 

Aristote, le principal disciple de Platon, s’oppose à son maître en lui reprochant de vouloir unifier de manière excessive les instances dirigeantes de la cité. Dans le premier livre de la Politique il développe une critique du communisme intégral et de l’absence de famille distincte. S’il est préférable de conserver pour tous la propriété privée et les liens d’une famille pesonnelle, il faut alors que la loi définisse ce à quoi chacun a droit. Mais il faut de plus que le citoyen, accède à une vertu supérieure, l’équité, qui exige le désintéressement et la souplesse dans la revendication de ses droits. C’est cette supériorité de l’équité sur la justice entendue comme simple légalité, qu’Aristote présente dans l’Ethique à Nicomaque (Livre V, chapitre 14).

Aristote commence par rappeler que la loi ou la règle est nécessairement générale et abstraite : son application stricte dans tel cas particulier peut avoir des conséquences négatives contraires à des valeurs supérieures. Par exemple le propriétaire d’un bien est en droit d’exiger la restitution de ce bien qu’il a prêté ; mais si quelqu’un a prêté une arme à son voisin et qu’il vient la réclamer en annonçant qu’il va aller se venger, et tuer son rival, doit-on lui remettre cette arme ? Ou encore, si aujourd’hui le propriétaire d’un véhicule réclame les clés pour prendre le volant alors qu’il est en état d’ivresse, doit-on les lui remettre ? Ainsi il faut savoir refuser à quelqu’un ce à quoi il peut pourtant prétendre si l’on applique la loi au pied de la lettre.

Mais il faut aussi savoir renoncer à exiger tout ce à quoi l’on a droit. Ainsi selon la loi un locataire doit payer le loyer au propriétaire. Le propriétaire peut exiger ce loyer, sans tenir compte des éléments concrets de la situation du locataire (père de famille, chômeurs, avec un enfant handicapé…). Mais il doit aussi être capable de considérer l’ensemble de la situation, et apprécier l’avantage que lui apporte le loyer en même temps que la difficulté dans laquelle se trouve le locataire. Il peut alors renoncer à exiger immédiatement l’intégralité de son dû, pour servir une valeur supérieure.

L’équité consiste donc à apporter les corrections nécessaires pour éviter des conséquences que le législateur n’aurait pas voulues : « Quand la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question ».

Il faut bien prendre en considération les deux faces de l’équité, puisque parfois, pour servir des valeurs supérieures, il convient de se soustraire à une obligation, et parfois, toujours pour rester fidèle à ce qui est le meilleur, il convient de renoncer à exiger ce à quoi l’on a droit : « L’homme équitable est celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables, et ne s’en tient pas rigoureusement à ses droits (…), mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu’il ait la loi de son côté ».

Ainsi pour le fonctionnaire, lorsqu’il s’agit d’écarter les conflits d’intérêts ou encore d’accepter un cumul d’activités, être équitable, c’est prendre en compte le bien du tout, à savoir le fonctionnement du service, ou encore la bonne image de la fonction publique par souci d’exemplarité, et ne pas aller automatiquement jusqu’au bout de ce que la loi permet ou accorde.

 

La dignité et la moralité.

 

Examinons maintenant cette dignité souvent invoquée et rarement bien définie. Nous pouvons nous tourner vers Emmanuel Kant qui dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (IIème section), établit un lien étroit entre la dignité de la personne humaine et l’aptitude à la moralité.

Kant ne prétend pas inventer une morale ; en analysant la conscience morale commune, il en dégage simplement une obligation fondamentale, que nous pouvons appeler le Devoir avec un « D » majuscule, c’est-à-dire l’obligation de me déterminer à vouloir ce que je veux par pur respect pour la loi, de manière désintéressée. Le Devoir me dit comment je dois vouloir pour être vraiment libre. À partir de cette exigence essentielle il est possible de déduire les devoirs, avec un « d » minuscule, qui me disent ce que je dois faire ou ne pas faire, par exemple ne pas faire une fausse promesse, cultiver ses talents et travailler à son bonheur, venir en aide à son prochain, etc.

Pour nous aider à faire cette déduction, Kant nous donne trois formules de l’impératif catégorique. Les voici :

I : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » ; il s’agit de soumettre la maxime, qui énonce la manière dont j’agis, à l’épreuve de l’universalisation, pour savoir si cette manière d’agir peut réellement devenir une loi, de telle sorte que je puisse me déterminer à agir uniquement pa respect pour la loi, donc de façon désintéressée.

II : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». Si je me tire d’embarras en faisant une fausse promesse, et si cette manière d’agir s’appliquait aussi nécessairement que les lois de la nature, je ne pourrais même pas essayer de faire une fausse promesse puisque celui qui me verrait dans la difficulté saurait que je suis en train de faire une fausse promesse, et personne ne m’accorderait sa confiance.

III : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».

Cette troisième formule de l’impératif catégorique est souvent utilisée, mais elle n’est pas toujours bien comprise. Qu’est-ce donc que cette humanité qu’il faut traiter comme une fin c’est-à-dire qu’il faut respecter ?

Ce qui est supérieur à tout prix, ce qui ne peut pas être échangé contre quelque chose d’équivalent, c’est ce qui a une dignité. Et ce qui seule a de la dignité, c’est la moralité, autrement dit la « bonne volonté », celle qui respecte le Devoir, et l’humanité en tant qu’elle est capable de moralité. Traiter l’humanité comme une fin en chaque être humain, c’est respecter son aptitude à la moralité, et ne pas lui imposer une action que la personne ne peut pas vouloir parce qu’elle est contraire à la loi morale. Ainsi il est contraire au devoir qui nous commande de respecter la dignité de l’autre de faire pression pour qu’il fasse un faux témoignage ou encore de lui imposer de voler pour qu’un de ses proches ne soit pas inquiété ou encore d’empêcher un enfant de recevoir une formation et de pouvoir cultiver ses talents.

Il n’est pas contraire au devoir d’utiliser à bon escient les qualités humaines et même morales d’autrui, pour obtenir des biens et des services, et c’est ainsi que nous comptons sur la conscience professionnelle de nos semblables, pourvu que nous ne leur demandions rien qu’ils ne puissent vouloir en tant que sujet apte à la moralité.

Cette troisième formule de l’impératif catégorique apparaît fréquemment dans les débats sur la bioéthique, par exemple lorsqu’il s’agit de ce que les médias ont appelé le « bébé médicament » dont la naissance permettra de sauver un frère plus âgé grâce a un don de tissus ou d’organes. Cette possibilité a été condamnée par certains philosophes et par des responsables religieux sous prétexte que l’on instrumentalisait un enfant en le traitant comme un moyen et non pas comme une fin.

Mais il n’est pas contraire au respect de l’être humain de souhaiter la naissance d’un nouvel enfant, même si l’on prend en compte le service rendu à la santé de l’aîné. En effet permettre la survie de son frère n’est pas quelque chose que l’enfant ne peut pas vouloir en tant que sujet moral. Les réserves faites au nom de l’humanité de la personne à l’égard de cette pratique thérapeutique devraient plutôt concerner les moyens utilisés pour la réaliser, qui peuvent en eux-mêmes contredire d’autres principes moraux essentiels en réclamant le tri des embryons et leur éventuelle destruction.

 

À qui peut-on faire confiance ?

 

Pour promouvoir la culture de la déontologie et de l’éthique, la nouvelle loi instaure le «référent déontologue » auquel tout fonctionnaire peut recourir sans passer par son chef de service. Mais le référent déontologue est-il lui-même exemplaire et fiable, impartial et neutre, etc. ? Récemment une polémique a été soulevée par le comportement de la déontologue de l’Assemblée nationale qui, tout en poursuivant sa mission auprès des députés, a défendu comme avocat contre l’État les intérêts d’un laboratoire pharmaceutique.

 

Le doute est permis. Le fait que le déontologue ait été nommé ne suffit pas comme garantie car il peut s’agir d’un « injuste parfait » !

Dans le deuxième livre de de la République de Platon, les jeunes interlocuteurs de Socrate lui demandent de démontrer qu’être juste est vraiment un bien qui mérite d’être recherché pour lui-même et pour ses conséquences. Pour que la démonstration soit vraiment rigoureuse ils attendent la réfutation de la thèse du sophiste Thrasymaque qui pour sa part fait l’éloge de « l’injuste parfait ». Selon lui, ce qui procure le plus davantage, c’est d’être parfaitement injuste.

Être injuste c’est n’accepter aucune limite à l’exercice de sa puissance ; c’est aller jusqu’au bout dans la «pléonexia » (pleonexia) que nous avons déjà citée comme étant le contraire de la probité. Je désire quelque chose, j’ai les moyens physiques, intellectuels, et même financiers de l’obtenir sans subir de dommages en retour, alors rien ne peut me commander de limiter ma satisfaction.

Il s’agit bien de s’emparer de tout, même de ce à quoi l’on n’a pas droit ; or l’homme injuste n’a pas droit aux apparences de la justice et aux avantages qui en découlent : la reconnaissance publique, les honneurs, les récompenses diverses, la possibilité pour ses enfants de faire de beaux mariages, etc. L’’injuste parfait, accompli, usurpe les apparences de la justice, et nul ne peut le soupçonner de ne pas respecter la loi et les valeurs supérieures ; il gagne alors sur les deux tableaux, et personne ne s’en doute : c’est vraiment le parfait salaud. Celui que l’on condamne, ou même seulement que l’on soupçonne, n’est qu’un médiocre, ce n’est qu’un salaud au petit pied ! L’injuste parfait réussit à être insoupçonnable et insoupçonné.

Sans institutionnaliser la méfiance, il faut que la prudence conduise à pratiquer un judicieux discernement, toujours accompagné d’une saine retenue dans l’expression de la confiance. Ce qui ne s’oppose pas, bien au contraire, à la sincérité et au devoir de franchise.

 

Il faut parler librement.

 

Pour bien apprécier le rapport entre la liberté de penser et la liberté d’expression nous pouvons puiser de précieuses lumières dans le chapitre 20 du Traité théologico-politique de Spinoza. Celui-ci nous rappelle opportunément que l’on ne peut pas « comprimer la liberté de penser » : en effet personne ne peut m’empêcher de penser ce que je pense… pas même moi-même ! Si on me présente une œuvre d’art et que je la trouve laide, je ne peux pas m’empêcher de la trouver laide, et personne d’autre non plus ne peut m’en empêcher. Cela ne signifie pas que mon jugement est figé pour l’éternité, car je peux en améliorant ma culture artistique voir mon jugement se modifier. Mais il demeure qu’au moment même où je trouve que l’œuvre n’est pas belle, aucune contrainte même de ma part ne peut me conduire à renverser mon jugement. Aucun pouvoir ne peut donc limiter ma liberté de penser.

Par contre un pouvoir peut s’exercer sur ma liberté d’expression pour m’interdire ou m’empêcher d’exprimer ce que je pense, soit en me menaçant de sanctions, soit en cherchant à me corrompre par des avantages. Si je cède à ces pressions, et que j’accepte de dire ce que l’on veut que je dise, je suis un hypocrite et un menteur, et je me complais dans la dissimulation.

Derrière le rideau de fer, dans la Pologne communiste, il n’était pas rare, paraît-il, que de braves camarades tiennent le propos suivant, du moins en privé : « En religion, je suis croyant mais non pratiquant ; en politique, je suis pratiquant mais non croyant ! »

Si je ne cède pas à ces pressions, je reste honnête, juste, mais alors l’État pour faire respecter son autorité doit me poursuivre et me condamner ! Alors, nous dit Spinoza, « quelle pire condition concevoir pour l’État que celle où des hommes de vie droite, parce qu’ils ont des opinions dissidentes et ne savent pas dissimuler, sont envoyés en exil comme des malfaiteurs ? » Lorsque je lisais ces lignes dans les années 70, je ne pouvais pas ne pas penser à l’exemple éloquent d’Alexandre Soljenitsyne.

Spinoza en vient tout naturellement à réclamer la liberté d’expression pour le bien de l’État lui-même : « Il faut nécessairement accorder aux hommes la liberté du jugement et les gouverner de telle sorte que, professant ouvertement des opinions diverses et opposées, ils vivent cependant dans la concorde ».

 

Le courage de parler librement en toute franchise est une dimension essentielle de la citoyenneté authentique ; cette qualité, dans l’Athènes démocratique, s’appelait « parrêsia » (parrhsia). Michel Foucault dans son Cours au collège de France 1982-83, publié sous le titre Le gouvernement de soi et des autres la présente comme « la liberté de prendre la parole et, dans la parole, d’exercer le franc-parler » (page 139), et il souligne que « pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait parrèsia ; pour qu’il y ait parrèsia, il faut qu’il y ait démocratie. On a là une circularité essentielle (…) » (Page 143). Ainsi l’« isègoria » (ishgoria), c’est-à-dire le droit de parler égal pour tous, est une condition essentielle, mais non pas suffisante. Il faut un engagement, avec la parrèsia, pour exposer sa pensée, l’exposer aux éventuelles critiques, et ainsi exposer sa propre personne en acceptant de courir des risques. Il faut « s’adresser aux autres, leur dire ce qu’on pense, ce qu’on pense être vrai – c’est cela crhsqai logw (user de la parole) – et par là, en disant le vrai, (s’efforcer) de persuader le peuple par de bons conseils, et ainsi de diriger la cité et de s’en occuper (…). La parrèsia va jouer comme libre et, par conséquent, courageuse activité de certains qui s’avancent, prennent la parole, tentent de persuader, dirigent les autres, avec tous les risques que cela comporte (…) » (Page 145).

Pour limiter les risques que certains acceptent de courir au service du droit, la loi en son article trois prévoit une protection des « lanceurs d’alerte » : « aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la rémunération, la formation, l’évaluation, la notation, la discipline, la promotion, l’affectation et la mutation ne peut être prise à l’égard d’un fonctionnaire en prenant en considération le fait qu’il a relaté au référent déontologue ou aux autorités judiciaires ou administratives des faits susceptibles d’être qualifiés de conflit d’intérêts – au sens de l’article 25 bis – dont il aurait eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions, ou qu’il a témoigné de tels faits auprès de ce référent déontologue ou de ces autorités, dès lors qu’il l’a fait de bonne foi et après avoir alerté en vain l’une des autorités hiérarchiques dont il relève ».

Cela est bel et bon, mais ajoute Madame François Descamps-Crosnier députée rapporteure du projet de loi, « il est nécessaire d’éviter les lancements d’alerte fantaisistes, excessifs ou animés par des ressentiments personnels » (Assemblée nationale – octobre 2015). C’est pourquoi elle ajoute : « le premier réflexe de l’agent public face à une situation délicate doit être (…) de se tourner vers sa hiérarchie ». (Ibid.)

Face à l’exercice d’une parole libre, que devient le devoir de neutralité et l’application du principe de laïcité ? Pour ne pas risquer de favoriser une religion, faut-il renoncer à la liberté d’expression ? Dans l’exercice de sa mission le fonctionnaire doit éviter toute déclaration intempestive, et ne pas arborer quelque signe ostentatoire que ce soit pouvant indiquer son appartenance politique ou ses convictions religieuses. Il faut comprendre ce devoir de discrétion comme une exigence du respect d’autrui qu’il ne faut pas heurter dans ses propres convictions, mais il faut aussi le considérer comme le meilleur moyen de ne pas nuire à sa propre conviction puisque que tout abus, tout excès dans la manifestation de sa propre pensée peut provoquer en retour un rejet violent et même de la haine. C’est précisément pour protéger et mieux servir ce à quoi l’on est le plus attaché que l’on ne doit pas en donner une manifestation dont le résultat serait tout à fait contre-productif. C’est au nom de sa propre conviction, et dans une logique purement rationnelle, que chacun doit comprendre qu’il ne doit pas vouloir pour exercer sa liberté d’expression poser un acte qui provoquerait en retour la haine de ce à quoi il est le plus attaché. C’est pourquoi il est difficilement compréhensible que certains ne comprennent pas qu’user de la violence pour servir une conviction légitime d’ordre spirituel ou religieux, est directement contradictoire avec la finalité d’une conviction ou d’une croyance.

Mais il devient plus délicat de déterminer l’attitude à adopter lorsqu’il y a une sollicitation. Cela vaut tout particulièrement pour ceux qui assument des missions d’éducation et d’enseignement. Dernièrement après une conférence sur la liberté et la maîtrise de soi dans le comportement individuel et dans la vie collective, un jeune élève d’une classe de collège est venu me poser la simple et terrible question : « Monsieur, pourquoi on existe ? »

Quelle réponse apporter ? Faut-il dire à l’enfant qu’il y a plusieurs réponses possibles ? Mais cela ne peut lui suffire : ce qui l’intéresse c’est de savoir quelle est la bonne réponse, quelle est la vraie réponse. Il se peut qu’il veuille savoir quelle est la réponse de l’adulte auquel il s’adresse. Celui-ci doit-il lui répondre qu’il n’a pas de réponse, ou que s’il a une réponse il n’a pas le droit de la lui communiquer pour ne pas influencer l’enfant en enfreignant le devoir de neutralité ? Cela signifie donc que le maître, l’éducateur, l’enseignant, peut apporter une réponse à toutes les autres questions portant sur les conditions particulières de l’existence, mais qu’il doit se transformer en muet du sérail lorsque la question la plus fondamentale de toutes lui est posée. Quelle confiance peut-on entretenir dans les relations avec les jeunes si ils pressentent que l’on refuse de leur faire connaître ce qu’ils sont en droit de chercher à découvrir chez ceux auquels ils sont prêts à accorder crédit ? Comment s’étonner que devant cette terre dévastée où ne persistent que des vestiges obsolètes de croyances désertées, certains aillent chercher ailleurs, et parfois pour le péril de tous, un enracinement auquel ils demandent de les aider à affronter non seulement la vie, mais aussi la mort ?

 

À qui faut-il obéir ?

 

Pour qui se veut démocrate, la réponse paraît aisée. Il faut obéir à la loi qui est l’expression de la volonté générale. Cette volonté générale, présente en chacun des citoyens à côté de sa volonté particulière, est la volonté qui veut le bien du tout, c’est-à-dire du corps politique tout entier dont chaque membre est à la fois auteur et sujet de la loi. Or le Contrat Social qui selon Rousseau transforme une population en un véritable peuple souverain, requiert l’unanimité et entraîne l’obligation de suivre l’avis de la majorité.

Mais la volonté générale désignée par la majorité a-t-elle toujours raison ? Si la volonté générale est toujours droite, selon Rousseau, est-elle toujours bien éclairée ? Elle est toujours droite par ce que, comme il arrive en toute réalité vivante à quelque niveau qu’elle se situe, elle veut nécessairement le bien du tout. Mais il n’y a aucune assurance que la décision majoritaire serve vraiment et durablement cet objectif.

Après le vote, s’il apparaît que je suis dans la minorité, que dois-je faire ? Toujours selon Rousseau, « quand l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas » (Du Contrat Social, livre IV, ch.2). Assez curieusement il semble donc que pour le chantre de la démocratie le suffrage exprimé par le citoyen n’est pas l’affirmation d’une conviction raisonnée, mais plutôt une sorte de pronostic sur ce que peut bien être le contenu de la volonté générale : de ce point de vue il s’ensuit logiquement qu’il ne suffit pas d’appliquer pratiquement la décision majoritaire, mais qu’il faut aussi l’approuver théoriquement. Nous voilà alors engagés sur la voie d’un parfait totalitarisme.

Spinoza lui aussi demandait aux citoyens auxquels il fallait accorder une totale liberté d’expression, d’obéir au souverain, ou au peuple souverain, dont les décisions ne relèvent d’aucune juridiction supérieure. Il définissait ainsi la démocratie : « l’union des hommes en un tout qui a un droit souverain collectif sur tout ce qui est en son pouvoir. De là cette conséquence que le souverain n’est tenu par aucune loi et que tous lui doivent obéissance pour tout (…) » (Traité théologico-politique, chapitre 16). Cela conduit à une conclusion qui peut nous paraître à la fois ahurissante et terrifiante : « nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain, alors même que ses commandements seraient les plus absurdes du monde ; la raison nous ordonne de le faire parce que c’est choisir de deux mots le moindre » (ibid.) ; ainsi, « il est donc impie de faire quelque chose selon son jugement propre contre le décret du souverain de qui l’on est sujet, puisque si tout le monde se le permettait la ruine de l’État s’ensuivrait » (op.cit. chapitre 20).

La citoyenneté exigerait donc une application pratique absolument universelle des décisions majoritaires, alors même que la voix de la raison empêche fermement de lui accorder une approbation théorique.

 

Mais si chacun est son propre déontologue, ne faut-il pas qu’il suive d’abord ce que lui dicte sa conscience ?

Au livre IV de l’Émile, au cœur de la profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau se fait le chantre de la conscience morale : « Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience ». Et l’éducateur de s’écrier : «Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe.

Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie : nous pouvons être hommes sans être savants ; dispensés de consumer notre vie à l’étude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines » (ibid.).

 

Alors face à une décision majoritaire, même prise à la quasi unanimité, ne faut-il pas écouter sa conscience, notre premier déontologue par excellence, au point de refuser non seulement l’approbation théorique, en exprimant cette opposition, mais aussi d’en refuser l’application pratique dans l’action ?

Pour cette objection de conscience à laquelle tout être humain est tenu s’il veut respecter la dignité qui est la sienne, nous trouvons des références célèbres dans l’Antiquité, que beaucoup de professeurs enseignent encore aux lycéens. Avec Sophocle nous voyons Antigone refuser crânement d’obéir à la décision politique de son oncle Créon qui avait interdit qu’une sépulture soit donnée à Polynice qui était allé chercher des appuis étrangers pour ravir le pouvoir à son frère Étéocle. À la différence de sa sœur Ismène qui n’ose par désobéir, Antigone va jeter quelques poignées de terre sur la dépouille de son frère. Condamnéeà mort, elle périt parce qu’elle a voulu respecter les lois divines : « Je suis née pour partager l’amour non la haine ».

L’autre référence célèbre est celle de Socrate qui le jour de son procès rappelait qu’il avait toujours obéi à son « démon », c’est-à-dire à ce principe intérieur qui lui interdisait catégoriquement certaines actions : « pas ça, pas toi ! ». Et cela le conduisit aussi bien à s’opposer à la volonté de l’Assemblée du peuple qu’à désobéir aux ordres criminels des Trente tyrans.

Pendant la guerre du Péloponnèse, après la victoire sur mer remportée aux îles Arginuses en 406 av. J.-C., les 10 stratèges victorieux craignant qu’une tempête ne vienne détruire les restes de la flotte athénienne, avaient dû rentrer au port sans recueillir les dépouilles des matelots morts au combat. Il leur fut reproché d’avoir commis un grave manquement à une coutume sacrée, et l’Assemblée décida de les juger collectivement, ce qui était illégal puisque la loi d’Athènes exigeait que chaque accusé soit jugé séparément. Socrate était prytane à ce jour-là, c’est-à-dire l’un des 50 Conseillers chargés d’assurer la présidence de l’Assemblée, et il fut le seul à s’opposer fermement à cette illégalité voulue par le peuple.

Pendant la tyrannie des Trente Socrate fut convoqué avec quatre autres citoyens pour recevoir l’ordre d’aller arrêter Léon de Salamine que les oligarques voulaient mettre à mort. Les quatre citoyens convoqués avec Socrate obéirent à l’injonction inique, mais Socrate, lui, désobéit ouvertement, et rentra chez lui. Il pouvait ainsi déclarer devant ses juges : « De la mort, je n’ai cure le moins du monde, tandis que de commettre rien qui soit injuste ou impie, c’est là ce qui fait tout mon souci ! » (Apologie 32 c – d).

 

La justification de cette attitude à la fois noble et périlleuse se trouve parfaitement exposée dans un texte de Benjamin Constant qui, en 1815, refuse fermement l’extension illimitée de la souveraineté : il y a des choses qu’aucun homme n’a le droit de vouloir, ni à titre individuel, ni même collectivement. Aucun citoyen ne peut donc transférer au peuple souverain un droit illimité qu’il ne détient pas lui-même. Nous devons obéir c’est-à-dire appliquer dans la pratique, une loi qui bien que mauvaise ne tend pas à nous dépraver. Mais il demeure un devoir fondamental auquel il faut obéir sans restriction, c’est de ne pas se rendre l’exécuteur d’une loi qui paraît injuste.

Je ne résiste pas au plaisir de vous lire un long passage de Benjamin Constant rédigé dans une langue dont la clarté et l’élégance me semblent admirables :

« Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre toute arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits, sans déchirer son propre titre.

La souveraineté du peuple n’étant pas illimitée, et sa volonté ne suffisant point pour légitimer tout ce qu’il veut, l’autorité de la loi qui n’est autre chose que l’expression vraie ou supposée de cette volonté, n’est pas non plus sans bornes.

Nous devons au repos public beaucoup de sacrifices ; nous nous rendrions coupables aux yeux de la morale si, par un attachement trop inflexible à nos droits, nous résistions à toutes les lois qui nous sembleraient leur porter atteinte ; mais aucun devoir ne nous lie envers ces lois prétendues, dont l’influence corruptrice menace les plus nobles parties de notre existence, envers ces lois qui, non seulement restreignent nos libertés légitimes, mais nous commandent des actions contraires à ces principes éternels de justice et de pitié que l’homme ne peut cesser d’observer sans dégrader et démentir sa nature.

Aussi longtemps qu’une loi, bien que mauvaise, ne tend pas à nous dépraver, aussi longtemps que les empiétements de l’autorité n’exigent que des sacrifices qui ne nous rendent ni vils, ni féroces, nous y pouvons souscrire. Nous ne transigeaons que pour nous. Mais si la loi nous prescrivait de fouler aux pieds ou nos affections ou nos devoirs ; si, sous le prétexte d’un dévouement gigantesque et factice, pour ce qu’elle appellerait tour à tour monarchie ou république, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution contre des ennemis vaincus, anathème à la rédaction d’injustices et de crimes couvertes ainsi du nom de loi.

Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversements, ni révolutions, ni désordres.

Rien ne justifie l’homme qui prête son assistance à la loi qu’il croit inique.

La terreur n’est pas une excuse plus valable que toutes les autres passions infâmes. Malheur à ces instruments zélés et dociles, éternellement comprimés, à ce qu’ils nous disent, agents infatigables de toutes les tyrannies existantes, dénonciateurs posthumes de toutes les tyrannies renversées.

On nous alléguait, à une époque affreuse, qu’on ne se faisait l’agent des lois injustes que pour en affaiblir la rigueur, que le pouvoir dont on consentait à se rendre le dépositaire aurait fait plus de mal encore, s’il eût été remis à des mains moins pures. Transaction mensongère, qui ouvrait à tous les crimes une carrière sans bornes ! Chacun marchandait avec sa conscience, et chaque degré d’injustice trouvait de justes exécuteurs. Je ne vois pas pourquoi dans ce système, on ne se rendrait pas le bourreau de l’innocence, sous le prétexte qu’on l’étranglerait plus doucement.

Résumons maintenant les conséquences de nos principes.

La souveraineté du peuple n’est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants d’une nation n’ont pas le droit de faire ce que la nation n’a pas le droit de faire elle-même. (…) » (Principes de politique, ch. Ier, 1815).

 

Ce très beau texte mérite certainement beaucoup d’attention et une réflexion prolongée. Avec les autres références précédemment évoquées il doit prendre place dans le « vade-mecum non exhaustif du déontologue avisé » que je voulais vous proposer cet après-midi.

Je vous souhaite au cours des mois d’été qui approchent de pouvoir faire tranquillement, « en votre âme et conscience », l’ascension de ces sommets de notre tradition philosophique et morale. Car, j’en suis sûr, la vision qu’ils nous offrent et la clarté à laquelle ils donnent accès ne peuvent décevoir un déontologue avisé.

Je vous remercie de votre attention.

 

Serge Monnier

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