L’averroïsme latin -Exposé de Serge Monnier
Introduction.
1/ D’où vient-il ?
- Transmission des oeuvres d’Aristote ; rôle des arabes.
- Fin du XIIème : AVERROES ou Ibn Rushd.
- XIIIème : Seconde Renaissance _ introduction des oeuvres d’Aristote dans le monde latin.
- Albert le grand
- Thomas d’Aquin
- « Philosophus » = Aristote
- « Commentator » = Averroès.
- De 1252 à 1268 : Thomas écrit des textes contre Averroès
- En 1270 : Thomas rédige le « De unitate intellectus contra Averroïstas ».
- Pourquoi ?
- La crise averroïste à partir de 1265 :
- Siger de Brabant
- Boèce de Dacie
- Et d’autres…
- 2 thèses principales parmi d’autres :
- unité de l’intellect possible (= monopsychisme)
- cet homme-ci « ne pense pas » au sens propre du mot « penser ».
Ces thèses sont destructrices de la foi chrétienne.
_ réaction de Bonaventure (en 1267) et d’Albert le Grand
_ en 1270 : l’évêque de Paris Etienne Tempier condamne 13 propositions.
2/ L’intention de Saint Thomas en 1270 :
- Il ne suffit pas de rejeter ces thèses parce qu’elles s’oppoosent à la foi chrétienne (contre l’immortalité personnelle et contre la responsabilité individuelle) ;
- Car les « averroïstes latins » utilisent la « double vérité ».
- Il faut montrer qu’en suivant Averroès, ils comprennent mal la pensée d’Aristote qui lui est dans la vérité sur le statut ontologique de l’intellect possible ;
- il faut montrer qu’en s’écartant de la vraie pensée d’Aristote ils s’écartent de la vérité rationnellement démontrable.
- Autrement dit il n’est pas possible que la philosophie démontre que le contenu de la foi chrétienne est impossible.
3/ Annonce du plan :
Ière partie : Dans quel cadre théorique s’inscrit l’affirmation du « monopsychisme » ?
_ L’âme humaine et ses puissances selon Aristote et Saint Thomas.
IIème partie : Est-il nécessaire d’ affirmer la séparation de l’intellect possible et son unicité ?
IIIème partie : Argumentation contre les conséquences de la thèse averroïste.
IVème partie : Réfutation des argumebnts averroïstes contre la pluralité des intellects possibles.
Ière partie : L’âme humaine et ses puissances selon Aristote et Saint Thomas.
A – L’hylémorphisme.
1/ Les 4 causes. « Forma dat esse »
2/ L’âme, forme du corps. Lecture expliquée des passages du De Anima d’Aristote.
3/ Les puissances de l’âme.
B – Le processus d’accès à la connaissance.
1/ Réception de la forme sans la matière.
- avec les déterminations individuelles : la sensation (aisthésis)
- Unité du sens et du sensible : de la puissance à l’acte
- Exemple du mouvement : le moteur et le mobile
- Exemple du sceau dans la cire
- sans les déterminations individuelles : l’intellection. « intus-legere »
2/ Du sensible à l’intelligible.
- « Cognoscere est fieri aliud in quantum aliud »
- Intellection et compréhension : « cum-prehendere ».
- Prendre « avec soi » : union de l’objet au sujet.
- Prendre « avec les autres » : l’objectivité par delà la subjectivité
- Prendre « fermement » : assurance du savoir (épistémè)
Distinction de la perception, de la mémoire, de la cogitative et de la raison.
- Prendre en lui-même : unification interne de l’objet du savoir.
- Analyse
- Synthèse
- Le rôle de l’intellect agent («nous poiètikos »)
- Faire passer l’intelligible en puissance dans le sensible à l’intelligible en acte reçu dans l’intellect possible.
- Différence entre l’exploration sensible et la conception intellectuelle :
- Comparaison avec la découverte d’une maison
- Exemple de la grammaire comme science singulière de telle langue.
- L’intellect agent fournisseur de la lumière intellectuelle.
Ce n’est pas la singularité mais la matérialité qui fait obstacle à l’intelligibilité : l’abstraction qui universalise est d’abord une dématérialisation.
_ Rappel de la pensée grecque : « connaître, c’est voir », cf. Aristote.
3/ L’intellect possible et son passage de l’être « en puissance » à l’être « en acte »
a/ L’intelligible (« species impressa ») doit être reçu dans l’intellect pour être pensé en acte.
= L’intellect possible (« nous pathètikos ») ou « intellect matériel » (Averroès).
_ Ne pas confondre avec « l’intellect passif » = la cogitative, qui use d’un organe corporel.
b/ Le passage à l’ « acte second » : la pensée effective en ce moment de tel intelligible.
- La species intelligible est reçue et conservée = « l’intellect habituel » ex. Etre savant en acte premier.
- Passage à la connaissance effective d’un quelque chose au moyen de la species intelligible.
- Production d’un « verbum mentis » ou « species expressa » qui servira à déterminer l’objet à connaître.
- Son application au réel singulier par la « conversio ad phantasmata » pour atteindre la vérité dans le jugement (« componendo et dividendo »).
_ Cf. Summa theologica, Ia Pars Q. 86 c. et Q.84 c.
IIème partie : Est-il nécessare d’affirmer la séparation de l’intellect possible et son unicité ?
Préambule :
- Nous avons vu l’ensemble du processus de la connaissance, de la sensation à l’intellection et à la connaissance du vrai.
- Sur quelle phase du processus vient se greffer l’originalité de la position averroïste ?
A – Réceptivité universelle et absence de forme.
1/ Réception et limitation.
« Quidquid recipitur secundum modum recipientis recipitur ».
2/ L’organe des sens doit être neutre pour pouvoir recevoir toutes les formes du sensible propre.
3/ Application à l’intellect possible : il doit être « sans mélange » et sans forme propre.
- a) L’intellect possible est « le lieu des formes » : il doit être sans mélange.
- la « tabula rasa » : explication du texte d’Arisote – De anima III 4, 429-430.
- Il ne doit utiliser aucun organe dans son opération et « être séparé ».
_ En quel sens ?
B – L’intellect possible est-il « séparé » ?
1/ « Operari sequitur esse » : Si l’intellect possible opère sans utiliser un organe corporel, alors son « esse» ne doit pas dépendre de l’ « esse » du composé de matière et de forme qu’est le corps.
2/ Conclusion tirée par les Averroïstes :
Puisqu’il est « séparé », l’intellect possible ne peut pas être la puissance d’une âme qui est elle-même forme d’un corps _ ce que l’âme humaine individuelle peut effectuer se limite au niveau de la cogitative = Il ne faut pas dire « cet homme-ci pense », mais il cogite ou fantasme.
L’individu singulier n’accède pas lui-même et par lui-même au penser (« intelligere »).
3/ Réplique de Saint Thomas :
- L’intellect possible est réellement une puissance de l’âme individuelle de cet homme-ci, car il n’est pas impossible qu’une puissance « séparée » (= distincte et n ‘utilisant pas un organe corporel) appartienne à une forme substantielle qui soit elle-même forme d’un corps, si l’esse de la forme ne dépend pas de l’esse du composé, mais au contraire communique son esse au composé.
« (…) puisque l’âme humaine est selon son propre être (elle n’est pas seulement « forme » mais aussi « hoc aliquid » capable d’exercer par elle-même l’acte d’exister) et que, d’une certaine manière, c’est la matière qui communique avec elle sans pouvoir la comprendre en totalité – la dignité de cette forme étant supérieure à la capacité de la matière -, rien n’empêche que l’âme ait une certaine opération ou faculté inaccessible à la matière » (§ 81)
- Exemple du voilier (proposé par SM) : à la différence de la coque qui apporte au bateau la capacité de flotter, mais seulement au contact de l’eau (= la matière), la voile apporte une capacité supérieure, celle de se déplacer même à contre-courant grâce à la puissance du vent, mais à la condition que cette voile ne soit pas au contact de l’eau. Ainsi la coque et la voile ne font qu’un seul et même voilier qui flotte et qui est poussé par les vents.
Conclusion de la seconde partie et transition :
a/ On peut rejeter la conclusion des averroïstes, car il n’est pas absurde que l’intellect possible soit vraiment une puissance de l’âme humaine individuelle ;
b/ Il faut la rejeter,
car la thèse averroïste entraîne des conséquences inadmissibles
- non seulement pour la foi chrétienne,
- mais aussi pour la raison :
- il devient impossible de rendre compte de la présence de la pensée chez un individu de façon satisfaisante – même s’il n’y avait qu’un seul individu humain – si l’intellect possible qui pense effectivement est posé comme séparé ;
- si l’intellect est séparé, alors il ne peut pas être multiplié, puisque rien de matériel ne peut l’affecter pour introduire en lui la pluralité.
- Si on pose avec les averroïstes un intellect possible séparé et unique pour tous les hommes, on ne peut pas rendre compte du fait que les hommes distincts ne pensent pas tous la même chose ;
- Par contre si on rejette l’unicité de l’intellecdt possible on peut comprendre que des hommes distincts puissent penser la même chose.
IIIème partie : Argumentation contre les conséquences de la thèse averroïste.
I – Il faut rejeter la séparation de l’intellect car cela compromet la présence du « penser »chez un être humain singulier.
A/ Séparation et participation.
- Rappel de la position averroïste :
- L’intellect possible doit être séparé pour pouvoir recevoir les intelligibles sans les individualiser _ c’est l’intellect possible et lui seul qui pense.
Cf. l’adage aristotélico-thomiste : « actiones sunt suppositorum » (les actions ou opérations sont toujours celles d’un sujet singulier).
- L’opération propre à l’individu humain culmine avec la « vis cogitativa », qui d’elle-même n’est aux prises qu’avec les fantasmes sans pouvoir les dépasser.
- Pourtant la pensée proprement dite, en tant que réception de l’intelligible dans sa nécessité et son universalité, n’est pas totalement étrangère à l’individu humain, puisqu’il en parle et s’interroge à son sujet ;
- _ quelle est cette participation à l’« intelligere » ?
- _ comment est-elle possible ?
- Comment la séparation affirmée est-elle effectivement surmontée ?
B/ La solution d’Averroès : le « double sujet ».
- Il faut concevoir la manière dont l’intellect possible séparé peut étendre son acte de pensée par un prolongement, une «continuatio » ou « copulatio ».
Or l’intellect possible en tant que tel doit recevoir l’objet de sa pensée sous la forme d’une « species intelligible ».
a/ La species n’est d’abord intelligible qu’en puissance dans les fantasmes que met en oeuvre la cogitative.
b/ Intervention de l’intellect agent (toujours en acte) pour « actualiser » par abstraction l’espèce intelligible : il faut la dénuder des déterminations individualisantes dues à la matière qui est toujours présente dans les objets de l’âme elle-même forme du corps.
c/ L’intellect possible devient pensant en acte en recevant la species intelligible.
- L’«intelligere» est un acte ou un mouvement qui a deux sujets :
- L’un est déterminant : le fantasme d’où est extraite la species intelligible.
- L’autre est l’intellect possible qui reçoit et pense cette species intelligible.
_ C’est le même et unique acte de penser qui est commun aux deux.
Mais à des titres distincts :
a/ Ce n’est pas le fantasme qui pense : il est pensé comme fournissant l’objet.
Ainsi la couleur de la paroi (le rouge par exemple) détermine bien l’acte de voir puisqu’il le spécifie – il s’agit d’une vision du rouge -, mais ce n’est pas le rouge qui voit, il est vu ;
b/ C’est l’intellect possible et lui seul qui pense parce que c’est bien lui qui reçoit la « species intelligible », et à ce titre devient « l’autre en tant qu’autre », de même que c’est l’oeil qui voit en recevant la species sensible qu’est la couleur rouge.
- Est-ce suffisant pour que l’on puisse dire que l’âme individuelle « pense » ?
NON ! répond Saint Thomas.
a – Car l’union opérationnelle ne donne pas au sujet de la cogitative de penser lui-même.
En effet, l’intelligible n’est en acte que pour autant qu’il est abstrait du sensible : il n’y a pensée en acte que lorsque l’intelligible est en acte, et il n’est en acte que lorsqu’il est séparé du sensible, ce qui laisse la cogitative hors de l’acte de pensée.
Donc faute d’une véritable unité substantielle la conjonction par la species n’est pas suffisante pour que l’on puisse dire que l’individu pense effectivement : il se contente de fournir l’objet sur lequel s’exerce l’activité pensante de l’unique intellect possible.
b – Ce qui fournit l’objet n’effectue pas l’acte lui-même qui s’exerce sur cet objet.
Ainsi, dans la vision, la similitude (species sensible) de la couleur du mur est bien dans la pupille, mais cela ne signifie pas que la couleur voit, mais qu’elle est vue.
Cf. Commentaire du De anima, lecture 7, § 694
De spiritualibus creaturis, article 2, c.
Question disputée De Anima, a. 2 c.
Somme théologique, Ia Pars, Q. 76 a. 1 c.
De unitate intellectus, III, § 66
Contra Gentes Livre II, ch 59.
_ Ce qui est dans l’âme de l’homme individuel est pensé, mais cela ne pense pas !
La solution d’Averroès (le « double sujet ») n’est pas satisfaisante, car avec cette explication il est encore impossible de soutenir que « cet homme-ci pense ».
C/ Une autre voie est proposée par certains, dont Siger de Brabant :
(§66) « Intellectus unitur corpori ut motor » =
– Entre l’intellect et le corps se produirait une unité du même type que celle qui existe entre le moteur et le mû. Cela renvoie à l’adage selon lequel entre le moteur et le mû il y a un seul et même acte (le mouvement que le moteur produit dans le mû et le mouvement que le mû reçoit du moteur ne sont qu’un seul et même mouvement).
- L’opération de l’intellect serait attribuée à « cet homme-ci »,
- De même que l’opération de voir, qui est l’opération propre de l’oeil, est aussi attribuée à « cet homme-ci ».
- Cependant il faut noter que l’oeil est bien une partie de ce tout concret qu’est l’homme vivant et voyant grâce à cet oeil qui lui appartient ;
- par contre si l’intellect est substantiellement séparé de l’homme individuel, suffit-il de dire que cet intellect est un moteur qui agit sur le corps, celui-ci étant mû par celui-là, pour que l’acte de penser puisse être attribué en vérité à « cet homme-ci » ?
_ Il faut commencer par chercher en premier « ce qu’est cette chose singulière qui est Socrate » (quid sit hoc singulare quod est Socrates).
Cela est indispensable car on veut savoir si on peut attribuer à cette réalité singulière appelée Socrate, l’opération de la pensée qui ne pourrait en elle-même appartenir qu’à l’intellect séparé qui joue le rôle de « moteur »
Trois hypothèses :
- Socrate n’est-il que le seul intellect, c’est-à-dire le moteur ?
- Socrate est-il plutôt ce qui est mû par l’intellect, c’est-à-dire un corps animé par une âme végétative et sensisitive ?
- Socrate est-il composé des deux (« compositium ex utroque ») ?
1) Examen de la troisième hypothèse (§67-68): un composé des deux ; mais s’il y a composition, il faut se demander ce qui fait l’unité des deux éléments qui entrent en composition.
_ Reprise de la question d’Aristote : qu’est-ce qui fait l’unité de l’homme ?
La bonne solution est celle de l’hylémorphisme :
La matière et la forme
La puissance et l’acte.
Il faudrait donc dire que l’intellect appartient à Socrate parce que l’intellect est une puissance de cette âme qui est elle-même forme d’un corps naturel.
Mais si l‘on refuse cela, et que l’on veuille dire que l’on a affaire au composé d’un moteur (l’intellect) et d’un corps vivant, il manquera à Socrate d’être véritablement un être, il ne sera qu’un agrégat,
Car « Unumquodque est similiter unum et ens »
_ il n’appartiendra à aucune espèce et à aucun genre, et cela en raison de son manque d’unité
et il sera incapable de toute action, puisque seul un être a une action. « Actio non est nisi entis ».
La juxtaposition de deux réalités distinctes et même l’action qu’exerce une de ces réalités sur l’autre ne permettent pas d’attribuer à l’aggrégation des deux ce qui n’est l’action que d’une partie sur l’autre.
Ainsi nous ne disons pas que la pensée du pilote est la pensée de ce tout qui est le pilote et le navire, c’est seulement la pensée du pilote.
De même si l’on appelle « Socrate » l’agrégat que constitue l’intellect (comme moteur) et le corps vivant (comme ce qui est mû par l’intellect), l’acte de penser appartient au seul intellect agissant comme moteur, et il ne peut pas être considéré comme un acte de « Socrate ».
Car c’est seulement dans un tout qui est une (vraie) unité et un (vrai) être que l’action de la partie est aussi l’action du tout : « in solo enim toto quod est aliquid unum et ens, actio partis est actio totius ».
Cette argumentation suppose les adages fondamentaux « Operari sequitur esse » et « actiones sunt suppositorum » ou encore « actio non est nisi entis ».
2) Examen de la deuxième hypothèse (§ 69-73) : Socrate ne serait rien d’autre qu’un corps animé par une âme végétative et sensitive, et il serait mû par l’intellect qui agirait sur lui comme un moteur sur ce qui est mû.
_ Mais alors l’action de l’intellect, qui est de penser (intelligere), ne peut en aucune façon (nullo modo) être attribuée à Socrate.
Cette conséquence se montre de plusieurs façons.
1/ Premier argument contre l’hypothèse 2.
- Dans le cas d’une action transitive, l’acte de l’agent passe dans le produit (opus): l’action de bâtir est dans le bâtiment en construction, et l’action de tisser dans le tissu en cours de tissage, et d’une manière générale, le mouvement est tout entier dans le mû.
Cf. l’adage : « le moteur et le mû ont un seul et même acte », qui est agi par le moteur et reçu par le mû.
Mais ce n’est pas le moteur lui-même qui change, si ce n’est accidentellement : la construction de la maison n’est pas un changement du maçon lui-même, mais un changement dans la disposition des matériaux qui vont finir par former la maison.
- Dans le cas d’une action immanente, il n’y a rien qui soit produit en dehors de l’action, l’action est tout entière dans ce qui effectue l’action : la vision est dans celui qui voit, et la contemplation dans celui qui contemple.
_ Si on dit que l’intellect est uni à Socrate, qui n’est qu’un corps animé, comme un moteur, il ne s’ensuit pas que la pensée soit en Socrate, ni que socrate pense lui-même, puisque la pensée est une action dont le seul siège est l’intellect.
2/ Deuxième argument contre l’hypothèse 2.
- a) L’action propre du moteur ne s’attribue pas à l’instrument ou au mû (cf. supra : on ne dit pas que la pensée du pilote est la pensée du navire) ;
Au contraire c’est l’action de l’instrument qui s’attribue au moteur principal : on ne dira pas que la scie pense parce qu’elle est mue par l’artisan qui pense lui-même, alors que l’on dira que l’artisan coupe parce qu’il meut la scie qui a elle-même la propriété de couper.
- Or l’opération propre de l’intellect est la pensée. Donc même si la pensée était une action s’exerçant en autre chose comme une impulsion motrice (la construction d’une maison, le tissage d’un tissu, le sciage d’un morceau de bois), toutes ces actions transitives reviennent au sujet agissant, même si le changement produit se trouve dans ce qui reçoit le mouvement.
_ Si la pensée agit en Socrate comme le moteur, l’acte même de penser ne peut pas être imputé à Socrate, mais il appartient en fait à l’intellect qui pense, et qui selon les Averroïstes est séparé : donc Socrate, lui qui n’est que corps vivant, ne pense pas.
3/ Troisième argument contre l’hypothèse 2.
- a) Dans le cas d’une opération transitive, comme la contruction par exemple, c’est le bâtisseur qui bâtit, et le bâtiment qui est bâti.
Si l’acte de penser était une action transitive, et que l’intellect soit uni à Socrate comme un moteur, cela ne permettrait pas de dire que Socrate pense (action), mais qu’il est pensé (passion)
_ En pensant l’intellect mouvrait Socrate, et Socrate serait mû. Mais l’acte de penser ne serait pas un acte (action) de Socrate.
- b) Pourtant, l’action du moteur ne peut-elle pas être transférée dans la chose mue si ce qui est mû meut à son tour du fait qu’il est mû ?
Exemple : La main (moteur) meut le bâton qui pousse la boule ; le bâton est alors un moteur mû.
- c) Oui, mais il reste que l’intermédiaire (le moteur mû) n’agit lui-même sur le 3ème terme qu’en raison de la forme et de l’actualité qui est en lui, même s’il les a d’abord reçues d’un autre.
Exemple de l’enseignement : le maître effectue l’acte d’enseigner parce qu’il possède la science, et il agit comme moteur sur le disciple en lui communiquant la science, et le disciple peut alors à son tour effectuer l’acte d’enseigner et instruire un troisième.
Le mû qui devient moteur ne peut effectuer cet acte que parce qu’il a en lui l’acte et la forme par lesquels il agit.
_ De la sorte si l’intellect séparé meut l’âme de Socrate en lui communiquant les formes qui lui permettent de pouvoir effectuer à son tour l’acte de penser, il faut que Socrate ait réellement en lui la possiblité de recevoir toutes les espèces intelligibles, et cette possiblité ne doit pas être mêlée au corps, sinon il lui serait impossible de recevoir et de penser l’universel et le nécessaire (cf. l’intelligible et l’immatériel).
Donc pour que l’intellect possible séparé puisse communiquer à Socrate le pouvoir de penser en agissant comme un moteur il faut qu’il y ait en Socrate lui-même un intellect possible qui lui appartienne en propre. Ce que refuse précisément la thèse Averroïste.
3) Examen de la première hypothèse (§ 74-76)
Socrate est-il seulement intellect, c’est-à-dire le moteur lui-même ?
Telle est la position de Platon, et aussi de Plotin. Mais avec Aristote on peut reconnaître la place éminente de l’intellect dans la définition de l’homme, tout en affirmant que l’homme n’est pas seulement intellect ou âme.
Plusieurs preuves peuvent en être données :
1/ Si l’homme est seulement âme et que le corps soit comme son vêtement, cela ne peut pas former une unité. Cf. Grégoire de Nysse.
2/ A la différence de l’espèce comne universel qui peut comprendre une forme et une matière prises universellement (ainsi dans la définition de l’espèce « cheval » entre l’idée de la présence d’une réalité corporelle), dans l’individu singulier est présente une matière particulière dont on peut dire qu’elle existe avec ses déterminations particulières, parce que Socrate lui-même existe, et c’est par la présence de l’âme que chaque partie du corps demeure ce qu’elle est et peut remplir sa fonction propre (définition par la finalité : l’oeil est l’organe de la vision, mais il ne se maintient comme oeil capable de voir que si l’âme lui donne d’exister comme oeil. Sans la présence de l’âme, l’oeil n’est qu’un organe mort, le corps n’est qu’un cadavre sans vie.)
Si l’homme ou Socrate n’était qu’intellect ou âme, l’existence même du corps et de ses parties ne dépendraient pas de la présence de cet intellect ou de cette âme.
Si on reprend l’exemple du bateau et du pilote, on voit que l’existence du bateau et sa capacité de flotter ne dépendent pas de la présence du pilote ; par contre dans le cas du corps et de l’âme, l’âme ne se contente pas d’impulser dans le corps des mouvements, elle lui donne de participer à son acte d’existence ; celui-ci est bien exercé, non pas distinctement , l’âme d’un côté et le corps de l’autre, mais dans l’unité d’un seul être (cf. la conversion des transcendantaux : ens et unum convertuntur »).
3/ Si l’homme n’était que l’intellect, et que celui-ci agissait sur le corps comme un moteur sur un mobile, il ne pourrait agir que par l’entremise de la volonté. Or la volonté n’est pas déterminée à une seule action, mais elle est tournée vers des possibles disjonctifs – « ou bien… ou bien… » _ il appartiendrait à l’homme de garder son corps volontairement ou de le quitter (comme un artisan qui peut librement prendre un outil pour s’en servir, ou le reposer, et ensuite le reprendre de nouveau…).
Or cela paraît manifestement faux.
Donc l’homme n’est pas qu’un intellect agissant sur le corps comme un moteur.
Conclusion de la triple réfutation de cette « autre voie » avancée par les Averroïstes pour expliquer comment la pensée est présente chez cet homme individuel alors que l’intellect possible est séparé :
« Ainsi, il est bien clair que l’intellect n’est pas seulement uni à Socrate comme un moteur et que même si c’était le cas, rien ne contribuerait pour autant à ce que Socrate pense » (début du § 76).
Il faut donc rejeter l’affirmation de la séparation de l’intellect possible et remplacer la tentative de solution qu’est l’union opérationnelle par une unité substantielle : les deux facultés ou puissances (l’intellect possible et la cogitative) appartiennent bien à la même âme individuelle, qui est forme substantielle du corps de cet individu-ci.
II – Il faut rejeter l’unité de l’intellect.
Selon les averroïstes, la séparation de l’intellect possible entraîne l’affirmation de son unicité : puisque, pour pouvoir recevoir les espèces intelligibles, il doit être dépourvu de toute matérialité individualisante, il s’ensuit qu’il ne peut pas être multiplié et qu’il demeure seul et unique de sa nature.
Or il est impossible de soutenir à la fois comme le font les averroïstes
- (q1) qu’il n’y a qu’un seul intellect possible
- (q2) que les hommes individuels sont multiples sans que chacun ait son intellect possible.
En effet, si on affirme que « l’intellect possible est ce par quoi nous pensons (quo intelligimus) », il faut préciser quel est le lien entre cet intellect possible unique et les individus multiples qui composent l’humanité.
Plusieurs possiblités sont à examiner :
1/ Si l’homme singulier est l’intellect lui-même (cf. § 74), alors cet homme singulier ne peut être qu’unique, et tous les hommes ne sont qu’un seul individu.
Cela est rejeté par q2.
2/ Si l’intellect possible et l’homme singulier ne sont pas confondus, alors pour que les hommes singuliers aient en eux la pensée, il faut que l’intellect possible soit présent dans les individus, puisqu’il est « ce par quoi nous pensons ».
Cette présence de l’intellect possible peut être celle d’une forme ou d’un moteur.
- Or ce par quoi un sujet opère est toujours une forme (= ce qui donne à cet individu de pouvoir agir de telle ou telle façon) _ Il faut que cette forme ou faculté (virtus) soit réellement présente dans chaque individu : il y aurait donc autant d’intellects possibles que d’individus, ce qui est contraire à q
- Alors on peut essayer de dire que l’intellect possible en restant unique est ce par quoi l’individu pense parce qu’il agit sur lui en tant que moteur. Mais l’on a montré que si l’intellect possible intervient comme un moteur produisant la pensée dans l’individu, cette pensée n’est pas l’opération de l’individu lui-même : il reçoit une pensée dont il n’est pas l’acteur _ il est pensé, mais ce n’est pas lui qui pense.
3/ Peut-on supposer que l’intellect possible soit la seule réalité pensante, mais que l’acte de penser puisse être attribué à la totalité des individus humains ?
On userait d’une comparaison :
De même qu’on dit qu’un individu voit du fait que l’oeil voit (l’oeil qui voit est ce par quoi l’individu tout entier voit),
on pourrait dire que le tout de l’humanité (l’ensemble des êtres humains) pense pace que l’intellect pense.
Pour savoir si cette attribution est acceptable, il faut prendre en considération le rapport qui peut exister entre l’agent principal (ou opérateur) et l’instrument, du point de vue de l’unité et de la multiplicité.
Deux possibilités :
a/ Plusieurs hommes utilisent un seul et même instrument pour effectuer une seule opération. Exemple (STh) : plusieurs ouvriers utilisent une machine de levage pour soulever un bloc de pierre.
On a alors : plusieurs opérateurs _ un seul instrument _ une seule opération.
b/ Un seul agent principal utilise plusieurs instruments pour effectuer une ou plusieurs opérations. Exemple (SM) : un forgeron utilise une pince, un marteau, une enclume pour forger une grille.
On a alors : un seul opérateur _ plusieurs instruments _ une ou plusieurs opérations.
Si l’on suppose qu’il n’y a qu’un seul oeil, numériquement un, qui voit pour tous les hommes, cette unicité de l’oeil signifie-t-elle que l’oeil est un seul instrument (cf. a) ou que l’oeil est un seul opérateur (cf. b) ?
Il faut noter que l’opération ne peut être vraiment attribuée qu’à l’opérateur ou agent principal, et non pas à l’instrument qui n’opère que sous la dépendance de l’agent principal : ainsi, ce n’est pas la scie elle-même qui effectue la coupe du bois, mais c’est le menuisier qui coupe le bois en se servant de la scie comme d’un instrument.
aa/ Si l’oeil n’est pas l’agent principal (opérateur) mais un instrument, il faut qu’il y ait quelque chose de plus important qui se serve de l’oeil unique, tout en étant multiplié dans des individus divers _ Il y aura bien plusieurs voyants par un seul oeil (cf.a).
bb/ Si l’oeil est l’agent principal qui utilise les puissances de l’âme et les parties du corps des divers individus comme des instruments multiples, alors tous les hommes ayant un seul oeil ne seront qu’un seul voyant. _ L’acte de voir ne pourra pas être attribué à chacun des individus, qui ne sont alors que des instruments.
Si l’on utilise cette comparaison avec l’oeil pour l’appliquer à l’intellect possible, il faut retenir l’hypothèse bb, car selon Aristote l’intellect est ce qui est principal en l’homme et il se sert de toutes les puissances de l’âme et des membres du corps comme d’instruments.
Conclusion :
- s’il n’y a qu’un seul intellect (intellectus) numériquement un pour tous les hommes (cf.q1)
- alors il n’y a nécessairement qu’un seul pensant (unus intelligens).
Conséquences :
(I) Il n ‘y a qu’un seul voulant – « unus volens » (car l’acte du vouloir est étroitement lié à l’acte du penser comme ouveture sur le bien universel permettant la relativisation de tous les biens particuliers – cf. Question disputée De malo Question 15) ,
et un seul utilisateur, pour l’arbitre de sa volonté, de tout ce qui distingue les hommes les uns des autres.
_ Aucune différence entre les hommes quant au libre choix de la volonté qui est la même en tous.
Or cela est manifestement faux et improbable,
car c’est contraire aux phénomènes
et cela détruit toute science morale et tout ce qui relève de la société politique qui est naturelle aux hommes (cf. Aristote).
(II) Si tous les hommes pensent par un seul intellect – uno intellectu (de quelque manière qu’il leur soit uni, comme forme ou comme moteur),
_ pour tous les hommes l‘acte de penser lui-même est unique en nombre, car il se produit en même temps à l’égard d’un unique intelligible.
Exemple (STh) : si moi je pense à une pierre et si tu y penses également, il faudra qu’il y ait une seule et même opération intellectuelle qui soit à la fois et la mienne et la tienne.
En effet rien ne peut venir du même principe actif (forme ou moteur)
par rapport à un même objet
qu’une opération numériquement identique,
de la même espèce et dans le même temps.
Reprise de l’exemple de l’oeil : si plusieurs hommes avaient un unique oeil, la vision de tous ne serait qu’une par rapport au même objet, dans le même temps.
Semblablement, s’il y a un unique intellect de tous les hommes, il y aura nécessairement une seule action intellectuelle de tous les hommes pensant la même chose en même temps.
Solution proposée par les averroïstes pour continuer à affirmer ensemble les deux thèses q1 et q 2 :
Puisque les images sont le préambule de l’action de l’intellect, l’opération intellectuelle ne pourrait-elle pas être diversifiée par les différences entre les individus au niveau de la cogitative et des fantasmes ?
= la science serait différente chez chacun en fonction des images qui sont les siennes.
Cela peut expliquer qu’il y ait chez deux individus des sciences différentes en raison de la différence de leurs objets, et en fonction des images différentes chez les individus.
Mais s’il s’agit de deux hommes qui savent et pensent la même chose, l’opération intellectuelle elle-même (ipsa operatio intellectualis) ne peut en rien être diversifiée par la diversité des images.
(En effet la species intelligible qui est l’objet propre de l’opération intellectuelle est justement intelligible parce qu’elle a été abstraite des images ; ou alors il faudrait admettre que cette species conserve une trace de son origine à partir des images d’où elle a été abstraite par l’intellect agent).
Cette thèse averroïste est complètement incompatible avec ce que dit Aristote.
Il dit que l’intellect possible est séparé et qu’il est en puissance toutes choses.
Cf. la « tabula rasa » sur laquelle il n’y a rien d’écrit en acte. Avant d’apprendre ou de trouver l’intellect possible est en puissance comme une tablette où il n’y a rien d’écrit en acte.
Après avoir appris et trouvé (addiscere et invenire),
il est en acte selon l’habitus de la science, grâce auquel il peut opérer tout seul (quo potest per se ipsum operari)
même s’il est simultanément en puissance par rapport à sa considération actuelle et effective (in potentia ad considerare in actu).
Ce processus correspond au passage de l’être savant en puissance àl’être savant en acte premier (habitus), puis du passage de l’être savant en acte premier à l’acte second, qui est l’opération intellectuelle actuellement effective.
Noter qu’il n’est pas nécessaire de rencontrer à nouveau la réalité externe et sensible d’où a été abstrait l’intelligible, à la diffrence de ce qui se passe avec la vision sensible qui ne peut passser à l’acte second qu’en présence de l’objet coloré.
Pourtant il ne faut pas oublier le « per conversionem ad phantasmata » : pour accéder au jugement vrai qui doit atteindre la réalité existante, il ne faut pas seulement considérer l ’intelligible abstrait, mais il faut former un jugement et avoir un référent (ce dont on parle) dont la réalité « hic et nunc » est inséparable des données sensibles.
(III) Si on retient la thèse q 1 des averroïstes (= un seul intellect possible pour tous les hommes), alors il n’est pas possible que l’intellect passe à l’acte premier (présence des espèces comme contenu de la science qui est un habitus permanent) en vertu d’un apprentissage ou d’une découverte qui seraient notre opération singulière.
Car l’intellect ne peut pas recevoir à nouveau ce qu’il a déjà reçu, et qui demeure en lui (les espèces intelligibles et la science comme habitus permanent).
Si ce passage à l’acte premier a déjà été effectué grâce à l’un de nos prédécesseurs, il n’est pas possible que par notre apprentissage ou notre découverte l’intellect possible passe à nouveau à l’acte premier, puisqu’il l’est déjà.
Ou alors il faut supposer que je sois le premier à faire telle découverte (per meum invenire), et cel ne peut avoir lieu qu’une fois pour un intelligible donné.
De toute façon il reste que l’apprentissage (addiscere) ne peut se produire, puisqu’il consisterait à apprendre (addiscere) ce qu’un enseignant (docens) connaît déjà.
_ La thèse averroïste de l’unicité de l’intellect possible ne permet donc pas de dire avec Aristote que là où il y a découverte ou apprentissage l’intellect était d’abord en puissance envers l’intelligible :
- il n’est pas toujours sûr qu’il y ait bien une vraie découverte comme accès à une connaissance nouvelle,
- et il est impossible qu’il y ait un vrai apprentissage puisque pour l’enseignant et pour le disciple il n’y a en tout et pour tout qu’un seul et même intellect possible.
(IV) Si on retient la thèse q 1 et que l’on dit avec Aristote qu’il y a toujours eu des hommes, alors il faut dire qu’il n’y a pas eu de premier homme pensant et que l’unique intellect possible n’a pas reçu à un moment quelque chose de nouveau qu’il n’aurait jamais reçu auparavant, puisque cet homme d’aujourd’hui a été précédé par une infinité de générations d’hommes, et qu’il n’est pas possible de dire que cette connaissance n’a jamais été présente, car l’affirmation d’une absence suppose l’examen d’un ensemble fini de possibilités.
_ On ne peut pas dire que des espèces intelligibles ont été acquises dans l’unique intellect possible grâce aux images de quelqu’un, ce qui aurait été une vraie découverte ; mais il faut dire que les espèces intelligibles sont éternelles.
Alors il n’est pas nécessaire de les abstraire de nos images, et du coup l’intellect agent qui selon Aristote doit faire passer les intelligilbes de la puissance à l’acte ne sert plus à rien.
Et on ne peut pas non plus dire avec Aristote que l’intellect est capable de se penser lui-même seulement lorsqu’il est passé à l’acte en recevant les espèces intelligibles par une découverte ou un apprentissage. Car en tant que substance séparée cet unique intellect possible doit être intelligible en et par lui-même.
Comment établir un lien entre q 1 et q 2 si les espèces intelligibles ne sont pas reçues dans l’intellect possible à partir des images qui sont en nous, puisqu’elles sont en lui depuis toujours ?
On pourrait dire que les espèces intelligibles présentes depuis toujours dans l’intellect possible, rayonnent sur nos images (irradiantes supra fantasmata nostra) et que celles-ci sont alors pensées (intelligantur). Exemple (Sth) : des espèces contenues dans l’oeil rayonnent sur les couleurs contenues dans un mur.
Mais cela entraîne plusieurs conséquences fâcheuses :
- Ce n’est plus l’intellect agent qui fait passer à l’acte l’intelligible en puissance contenu dans les images, mais c’est l’intellect possible qui le fait en fonction de ses espèces.
- Cette illumination des images ne permet pas de les rendre intelligibles en acte, car le passage de l’intelligible en puissance à l’intelligible en acte doit se faire par abstraction, et non pas par réception d’une species venant de l’intellect possible.
- Toute réception dépend de la nature du récepteur (omnis receptio est secundum naturam recepti) : l’illumination par les espèces intelligibles ne parviendra pas aux images qui sont en nous sur un mode intelligible, mais sur un mode sensible et matériel _ Cette illumination ne nous permettra pas de penser universellement (intelligere universale).
Alors si les espèces intelligibles de l’unique intellect possible ne proviennent pas des images (puisque ces espèces sont éternelles, depuis toujours présentes dans l’intellect possible), et si elles ne rayonnent pas non plus sur les imgaes, alors elles seront absolument disparates, elles n’auront rien de proportionné, et les images ne contribueront en rien à la pensée.
Or cela est absolument contraire aux évidences (quod manifestis repugnat).
CONCLUSION de la réfutation de la thèse de l’unicité de l’intellect possible :
« Il est donc à tout point de vue impossible que l’intellect possible de tous les hommes ne soit qu’un. » (fin du § 94)
IVème partie – Réfutation des arguments averroïstes contre la pluralité des intellects possibles.
1/ La multiplicité des individus de même espèce implique la matérialité qui singularise.
- a) Pour qu’il y ait plusieurs substances de même espèce, il faut qu’il y ait matière car c’est la matière qui est individualisante : elle constitue le sujet ultime qui ne peut absolument pas être attribué à plusieurs.
Mais les formes qui sont ainsi multpliées par la matière, sont nécessairment des formes matérielles.
Or l’intellect possible pour pouvoir recevoir les espèces intelligibles, doit être séparé de la matière : ainsi il peut recevoir de manière immatérielle les formes des choses matérielles.
Etant séparé de la matière, et n’étant pas une forme matérielle, l’intellect possible ne peut être multiple : il est donc unique pour tous les hommes.
- L’argument qu’utilisent les averroïstes les conduit même à affirmer qu’une forme séparée n’est pas une numériquement et n’est pas quelque chose d’individué. Ce qui signifie que pour pouvoir être dite « une numériquement » et être un véritable individu singulier, il faudrait que la réalité considérée puisse appartenir à un ensemble nombrable, donc partager une même nature avec d’autres unités de même espèce, individuées par leur rapport à la matière.
a/ Mais ce n’est pas l’appartenance à un ensemble nombrable qui donne à une réalité d’être une unité ; c’est bien plutôt parce qu’elle est unité en elle-même qu’elle peut être dénombrée dans un ensemble, à condition que sa nature (substance seconde) soit participable par plusieurs éléments constituant autant de substances premières.
Si l’on a affaire à une substance séparée, celle-ci a bien une unité (= elle n’est pas divisible), mais comme elle n’est pas participable par plusieurs puisque elle n’a aucun rapport à la matière, elle ne peut pas faire partie d’un ensemble nombrable ; elle est donc comme un « singleton », c’est-à-dire un ensemble qui n’admet qu’un seul élément.
On peut reprendre la définition de l’individu : ce qui est « indivisum in se » (= son unité propre) et « divisum ab omnibus » (= sa distinction et sa séparation par rapport à toutes les autres choses). Mais pour être vraiment « un », l’individu n’a pas besoind’être un parmi d’autres êtres de même nature ou espèce.
b/ Cette substance séparée est donc bien une numériquement, et elle est aussi une réalité singulière et un individu déterminé.
Sinon elle n’aurait pas d’opération, car comme le dit Aristote, seuls les singuliers agissent (actus sunt solum singularium) (cf. De unitate, § 98 et De spiritualibus creaturis, article 9 ad 6um).
- Selon Saint Thomas il faut tenir à la fois les deux positions suivantes :
1 – Une substance séparée et donc n’ayant en elle aucun obstacle matériel
à la connaissance de l’intelligible, peut être une réalité singulière avec ses opérations propres sans avoir besoin d’être individuée par son rapport à la matière.
2 – Un intellect peut être la puissance non matérielle (sans organe corporel) d’une âme qui a pourtant dans sa nature d’être forme d’un corps, ce rapport à la matière entrainant son individualisation et donc la multiplicité possible des individus de la même espèce.
Il faut bien noter que l’âme qui est forme du corps, et dont l’esse se communique à l’ensemble du composé (corps et âme), ne comprend pas en elle-même d’élément matériel. Cela permet la réception des espèces intelligibles sans que celles-ci soient automatiquement matérialisées et particularisées (en effet les conditons de possibilité de la réception s’imposent du recevant à ce qui est reçu – « quidquid recipitur secundum modume recipientis recipitur »). Cette puissance de réception des espèces intelligibles n‘est autre que l’intellect possible qui appartient à chaque âme humaine. Il n’y a donc pas qu’un seul et unique intellect possible pour tous les hommes.
2/ Si la multiplicité des intellects découle du rapport de l’âme au corps, cette multiplicté doit disparaître après la mort.
- La thèse de l’unicité de l’intellect possible liée à l’affirmation que l’activité propre de chaque individu humain ne pouvait s’élever au-dessus du niveau de la cogitative, entrainait l’impossibilité pour chaque être humain de parvenir personnellement après la mort à la vision béatifique.
- L’averroïste retourne ce reproche contre ceux qui affirment la pluralité des intellects possibles : Si c’est en raison du lien de l’âme avec le corps que l’intellect possible est multiplié et présent distinctement chez chaque individu, ce lien avec le corps étant rompu par la mort, la distinction et la pluralité des intellects possibles disparaîtrait après la mort.
- Réponse de Saint Thomas : l’intellect possible n’est pas une puissance du composé, mais une puissance de l’âme ; or ce n’est pas le corps ou le composé qui donne l’esse à l’âme, mais c’est l’âme qui communique l’esse au composé et donc au corps. Certes la nature de l’âme contient l’animation d’un corps – comme forme du corps – mais la substance de l’âme, c’est-à-dire la capacité d’exister en soi et non en autre chose ne dépend pas de la présence effective du corps. L’acte de penser qui est toujours celui de telle âme singulière peut donc continuer à s’exercer malgré l’absence du corps, ce qui permet l’accès individuel à la vision béatifique.
3/ Si les intellects sont multiples, deux individus distincts ne peuvent pas penser vraiment la même chose. § 102
Peut-il y avoir une seule et même chose qui soit pensée à la fois par un individu et par un autre, chacun utilisant l’intellect possible qui est le sien, comme le soutiennent les partisans de la multiplicité des intellects ?
- L’argumentation des averroïstes s’appuie sur plusieurs principes :
I/ L’intelligible est un universel.
II/ L’intelligible en acte et l’intellect en acte sont un seul et même acte. Cf. l’exemple du sceau dans la cire, ou encore celui du mouvement qui est l’acte commun et unique du moteur et du mû.
III/ « Quidquid recipitur, secundum modum recipientis recipitur »
- Trois hypothèses peuvent être envisagées :
Ière hypothèse – Ce qui est pensé en toi et en moi est tout à fait un et le même. Mais alors il ne doit y avoir qu’un seul et même intellect. Car s’il y avait deux intellects, il faudrait qu’ils soient distincts et différents, non seulement quand ils sont en puissance, mais aussi quand ils sont en acte ; or quand ils sont en acte, leur acte ne fait qu’un avec l’acte de l’intelligible ; donc cet intelligible en acte doit aussi être différent chez l’un et chez l’autre. Il y a alors deux intelligibles en acte, dont l’un est pensé par toi, et l’autre est pensé par moi.
Et si l’on dit que cette multiplicité doit être surplombée par une unité, comme le dit Platon pour rendre compte de l’affirmation de l’Idée, alors cette unité apparaît comme un troisième terme qui n’est en fait connue ni par toi ni par moi.
Et l’apparition de ce troisième terme qui forme une nouvelle multiplicité entraîne la position d’une nouvelle unité supérieure, et ainsi de suite à l’infini. C’est l’argument du Troisième homme qu’Aristote opposait à la théorie platonicienne des Idées.
IIème hypothèse – Si l’on dit qu’il y a deux intelligibles en nombre (l ‘un chez toi, l’autre chez moi), mais qu’ils ne font qu’un en espèce seulement, alors cet unique intelligible ne peut être pensé que par un unique intellect, et non pas par deux intellects distincts, sinon on retombe dans la difficulté vue dans la première hypothèse.
IIIème hypothèse – Il est donc nécessaire de dire que deux individus ne peuvent penser vraiement la même chose que si il y a numériquement seulement un unique intellect en tous.
Noter que cette solution averroïste qui paraît sauver l’unicité et l’identité de ce qui est pensé, ruine par contre coup la réalité d’un acte de pensée effectivement présent chez chacun des deux individus. (cf. supra l’argumentation contre la soluton du double sujet et contre celle utilisant les rapports du moteur et du mû).
- Réponse de Saint Thomas.
a/ Si l’argumentation des averroïstes est bonne, elle ne doit pas concerner seulement l’intellect humain, mais également tous les intellects : selon eux pour qu’une chose soit vraiment pensée avec son intelligibilité et son universalité, il faut qu’il n’y ait qu’un seul intellect pour la penser.
En effet selon le principe « quidquid recipitur secundum modum recipientis recipitur », s’il y a plusieurs intellects, ils doivent se distinguer les un des autres, et du coup, ils ne peuvent que recevoir différemment la chose pensée, qui n’est plus pensée dans son identité et son unicité.
Alors il faut dire qu’il n’y a pas seulement un seul et unique intellect humain, mais de manière absolue un seul et unique intellect, qui serait Dieu lui-même. Cette conclusion entraîne la négation de toutes les substances spirituelles séparées qui dans la hiérarchie traditionnelle occupent l’espace ontologique intermédiaire entre Dieu et l’espèce humaine.
Pour éviter cette conséquence difficilement acceptable les averroïstes peuvent essayer de dire que ce qui est pensé par une substance séparée diffère selon l’espèce de ce qui est pensé par une autre substance séparée parce que chaque substance séparée est d’une espèce différente de toutes les autres (chaque substance séparée est seule de son espèce), et que cela diffère aussi de ce qui est pensé par l’intellect humain.
Celui-ci se situerait au plus bas degré de la hiérarchie des substances séparées puisqu’il a besoin pour penser de recevoir l’intelligible qui est abstrait des fantasmes sensibles, et il serait lui-même séparé et unique pour tous les hommes.
b/ Mais toute cette argumentation repose sur une mauvaise compréhension du rapport entre l’espèce intelligible et ce qui est pensé ou connu. Cf. § 105 – 106.
Ce qui est pensé ou connu, est-ce l’espèce intelligible immatérielle, qui serait supérieure à l’âme comme l’Idée platonicienne, ou présente dans un seul et unique intellect humain selon les averroïstes ?
Non, car selon Aristote si l’espèce intelligible est ce par quoi noius connaissons , ce qui est pensé ou connu en tant que chose une, c’est la nature elle-même ou la quiddité de la chose. Ainsi la nature de la pierre, en tant qu’elle est dans les choses singulières, n’est pensée ou connue qu’en puissance ; et elle devient pensée ou connue en acte parce que, à partir des espèces sensibles transmises par les sens jusqu’à l’imagination, elle est abstraite du sensible par l’intellect agent, et parvient dans l’intellect possible comme espèce intelligible.
Ainsi les espèces intelligibles présentes dans l’intellect possible ne sont pas d’abord présentes comme ce qui est connu ou pensé (id quod), mais comme ce par quoi (id quo) l’intellect pense ou connaît (species quibus intellectus intelligit). Cf. Ia Q.85 a.2 et Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9 ad 7um).
Saint Thomas utilise l’analogie avec la vision : les espèces qui sont dans l’oeil, ne sont pas elles-mêmes ce qui est vu, mais ce au moyen de quoi ou par quoi la vue voit. Saint Tbomas souligne une différence entre l’opération de l’intellect et celle de la vue : l’intellect peut réfléchir sur lui-même, et donc dans cet acte de réflexion prendre connaissance de l’espèce intelligible qui est en lui, ce qui ne se produit pas dans le cas de la vision. Celle-ci n’est pas « auto-réflexive » : lorsque je vois la pierre, je ne vois pas l’espèce sensible de la pierre qui est dans mon oeil, et à travers laquelle je vise, et je vois, la chose sensible présente devant moi hic et nunc, « cette pierre-ci ici et maintenant ».
g/ Si l’espèce intelligible est ce par quoi nous pensons ou connaissons une réalité, cette espèce intelligible est comme une forme reçue dans une matière : si l’intellect possible est distinct chez deux individus, cette forme ne va-t-elle pas être particularisée, ce qui fera obstacle à l’identité et l’unicité de la chose connue par toi et par moi ? Cela justifierait la position averroïste si l’on veut sauver le fait que deux individus humains peuvent penser ou connaître une seule et même chose.
Pour lever cette difficulté, il faut considérer la manière dont la forme intervient en tant que ce par quoi une réalité opère ou agit. (cf. § 107)
- aa) Saint Thomas utilise la distinction entre une action transitive et une action immanente.
Dans l’action transitive la cause agente fait passer sa forme ou perfection dans une matière extérieure. Ainsi la forme du feu est transmise à un combustible qui s’enflamme à son tour ; la combustion ainsi produite s’effectue selon le mode de tel combustible singulier , qui est plus ou moins bien disposé à brûler selon la qualité du bois et son degré d’humidité. Il s’agit de l’application du principe « quidquid recipitur secundum modum receipientis recipitur ».
Dans l’action immanente par contre la perfection ne passe pas sur une matière extéreure, mais elle demeure dans le sujet lui-même. Il en est ainsi dans l’acte de penser ou connaître (« intelligere ») : cette action demeure dans le pensant lui-même.
Dans ce cas l’agent est le pensant lui-même. Et le pensant ne pense que par la présence en lui d’une forme qui est une espèce intelligible. Dans le cas précédent la forme du feu par laquelle l’agent provoquait la combustion dans une autre réalité passait à l’extérieur et recevait les déterminations et les limites du nouveau combustible.
Mais dans le cas de l’action immanente qu’est l’acte de penser, la forme déterminante initiale ne passe pas dans une autre réalité, et elle ne reçoit donc pas les déterminations singularisantes d’une réalité extérieure. Ainsi l’acte de penser se tient dans l’immaence – sans transitivité ni passage ad extra – et s’effectue sous la parfaite dépendance de la forme ou espèce intelligible qui donne au sujet pensant de pouvoir penser ou connaître en acte.
Et cette espèce n’est justement espèce intelligible que parce qu’elle a été abstraite des déterminations individualisantes de la chose concrète sur laquelle porte finalement la connaissance vraie, c’est-à-dire l’acte du jugement qui dit de cette chose-ci qu’elle est bien ce qu’elle est. Pour nous le faire comprendre Saint Thomas utilise de manière analogique la dissociaitoin possible entre les données sensibles pourtant réellement jointes en un même objet, comme la couleur du miel ou d’un fruit que l’on peut percevoir par la vue indépendamment de leur saveur.
Ainsi l’acte de penser qui s’effectue dans l’intellect en vertu de la présence de l’espèce intelligible ne contient aucun passage d’une forme à une nouvelle et extérieure réalité particulière qui l’individualiserait. Au contraire la forme ou espèce intelligible est reçue dans l’intellect possible précisément parce qu’elle a été abstraite des déterminations matérielles individualisantes.
En effet l’intellect pense la nature universelle par abstraction des principes individuels. (cf. fin du § 107)
Il y a donc bien quelque chose d’un qui, sans être pour autant multiplié, est pensé à la fois par moi et par toi.
En chacun de nous ce même et unique contenu qui est universel parce que il a été abstrait des déterminations matérielles individualisantes, est pensé par la présence d’une espèce intelligible qui est autre chez moi et chez toi. Il ne faut pas oublier que l’espèce intelligible n’est pas ce qui est pensé ou connu (id quod) mais ce par quoi ou au moyen de quoi (id quo) une réalité extramentale est pensée ou connue dans l’acte de jugement. Cf. supra.
Mon acte de penser est aussi autre chose que ton acte de penser.
Et mon intellect est autre que ton intellect. Ce que nie la thèse avérroïste.
- bb) Pour expliquer comment une espèce intelligible peut être multipliée par sa présence chez des individus multiples sans que son contenu soit individualisé, Saint Thomas utilise une distinction faite par Aristote en prenant pour exemple le cas d’une science, la science grammaticale – et disons pour faire simple telle grammaire, qui est singulière quant à son sujet car elle est dans un sujet, à savoir dans l’âme, mais qui ne peut être dite d’aucun sujet (ou attribuée à aucun sujet).
Essayons de dissiper un peu l’obscurité de cette référence qui ne paraît pas très éclairante au premier abord.
Ce qui se dit d’un sujet, c’est un universel – ou substance seconde – que l’on attribue à une réalité singulière pour en déterminer la nature. Exemple : « Socrate est homme ». Par cette attribution l’humanité se trouve partiularisée dans un individu singulier qui fait nombre avec d’autres individus de la même espèce.
Ce qui est dans un sujet, c’est un accident particulier qui ne peut pas exister sans être présent dans ce sujet.
Si nous partons d’une population donnée qui parle une langue, tous les actes de discours sont régis par des règles dont les locuteurs effectifs n’ont pas conscience ; ces règles sont observées, elles fonctionnent, mais elles ne sont pas saisies en elles-mêmes dans leur universalité et leur nécessité pour permettre la compréhension dans cette communauté linguistique.
Pour que cette grammaire concrètement utilisée et fonctionnelle devienne intelligible (c’est-à-dire soit saisie dans sa totalité, son universalité et sa nécessité dans la transparence), il faut qu’elle soit abstraite de tous les actes de parole dans leur singularité avec leur sens et leur référence, et cette abstraction des déterminations sensibles individualisantes est l’oeuvre de l’intellect agent. Ces règles de grammaire abstraites des actes de parole concrets et indivudalisés, constituent une « espèce intelligible ».
Celui qui a reçu cette espèce intelligible est devenu « grammairien en acte », mais cela correpond à un acte premier, ce qui lui permet de faire de la grammaire. Par contre il est grammairien faisant de la grammaire en acte, s’il passe de l’être en puissance (avoir le savoir à disposition) à l’être en acte second (l’opération mentale ou l’acte de pensée qui prend conscience de telle ou telle règle, et peut l’énoncer à propos de tel ou tel acte de langage pour dire s’il est correct ou non dans sa construciton grammaticale).
Cette présence de la grammaire pensée en acte se situe bien dans cette puissance de l’âme qu’est l’intellect possible et la species intelligible est bien « id quo » et non pas « id quod ». Cette puissance de l’âme est bien chez Pierre une autre puissance de l’âme que chez Paul.
Mais puisque c’est cette puissance de l’âme qu reçoit l’espèce intelligible, est-ce à dire que cette espèce se trouve individuée donc particularisée, ce qui ferait déchoir l’acte de pensée de son authentique qualité de pensée de l’universel, de telle sorte qu’il y aurait pour une même communauté linguistique la grammaire de Paul et la grammaire de Pierre.
Pour que dans sa réceptivité l’intellect possible ne contamine pas l’intelligibilité de l’espèce, faut-il déclarer que l’intellect possible ne doit pas être une puissance de l’âme comme forme du corps ? Puisque l’âme forme du corps est individuée par la matière, est-ce que cette individuation particularisante ne contamine pas toutes les puissances de l’âme, y compris l’intellect possible, au point que l’intellect possible de Paul ne pourrait pas recevoir le même intelligible dans son universalité, que l’intellect possible de Pierre ?
En fait il faut concevoir l’acte de penser comme étant singulier – présent ici et maintenant chez tel individu, puisque toute action ou opération est toujours l’action ou l’opération d’un être singulier (opertationes sunt singularium) – et en même temps comme n’introduisant aucune particularisation dans le contenu de l’acte de penser.
Pour que la « species intelligible » perde son intelligibilité parce qu’elle perdrait son universalité due à l’abstraction effectuée par l’intellect agent, il faudrait que la puissance de l’âme soit celle d’une âme qui contienne en elle-même le principe de l’individuation, c’est-à-dire la matière elle-même. Or l’âme est forme, et elle n’est pas elle-même composée de matière et de forme. (cf. Ia Q. 75 a.5 c in fine : « si anima intellectiva esset composita ex materia et forma, formae rerum recipirentur in ea ut individuales. Et sic non cognosceret nisi singulare (…) Materia enim est principium individuationis formarum (…) ». Il faut donc dire que l’âme humaine est individuée par son union au corps qui est matériel. Mais si la matérialité du corps entraîne l’individuation de l’âme, il ne s’ensuit pas que l’âme contienne en elle-même de la matérialité qui ferait obstacle à la réceptivité de l’universel qu’est une « espèce intelligible ».
Il n’est donc pas impossible que deux individus aient chacun en lui-même un intellect possible qui reçoive une espèce intelligible grâce à laquelle tous les deux, par l’acte de penser qui est propre à chacun puisse connaître ou penser une même et unique réalité.
En procédant par analogie, on peut utiliser la comparaison avec la distinction qui existe entre le toucher et la vision. Deux individus qui disposent chacun de l’oeil comme organe de la vue, l’oeil de Pierre n’étant pas l’oeil de Paul, peuvent recevoir une espèce sensible qui leur permet de voir la même et unique surface colorée. Un acte de vision de cette même surface colorée est propre à chacun, et pourtant ils voient le même objet.
Par contre deux sujets disposant chacun de l’organe du toucher ne peuvent pas en même temps connaître la même surface matérielle, avec sa douceur ou sa rugosité, parce que ils ne peuvent pas mettre leur main exactement au même endroit, la main de Paul repoussant la main de Pierre vers une autre partie de la surface.
L’individu qui pense et qui connaît peut d’ailleurs tout à la fois connaitre son acte de penser dans sa singularité et connaître dans cet acte de penser le même universel que connaît en même temps que lui un autre individu.
En effet ce n’est pas la singularité qui s’oppose à l’intelligibilité, mais la matérialité (cf. § 108 et CG II,76). Ainsi un seul et même intellect, le mien par exemple, quand il se pense en train de penser, pense un certain acte singulier ; et quand il pense ce que c’est que penser de manière absolue, indépendamment de tel ou tel acte de penser, alors il pense quelque chose d’universel . Et cet universel peut être pensé tout aussi bien par Paul que par Pierre.
Ainsi, contrairement à ce que disent les averroïstes, la multiplicité des intellects possibles ne rend pas impossible la pensée et la connaissance d’un unique et même objet par plusieurs individus, cha cun utilisant pour cela l’intellect possible qui est le sien.
4/ Si les intellects sont multiples, il ne peut pas y avoir d’enseignement, car il n’est pas possible que l’élève apprenne du maître.
Les averroïstes raisonnent ainsi : si le maître et l’élève ont chacun un intellect possible, pour que l’enseignement ait lieu il faut que l’espèce intelligible soit transmise du maître à l’élève, comme lorsqu’un feu singulier engendre un autre feu singulier, mais semblable en espèce ; mais le feu ainsi transmis est reçu selon le mode du recevant, et il est ainsi particularisé par les déterminations de ce qui reçoit. Pour que ce soit bien le même contenu intelligible dans son universalité qui soit présent chez le maître puis chez l’élève, il faut donc qu’il n’y ait pour l’un et pour l’autre qu’un seul et unique intellect possible qui pense en acte l’espèce intelligible, et c’est uniquement par la cogitative qui leur est propre que chacun entre en rapport avec l’acte de penser de cet unique intellect possible.
Réponse de Saint Thomas (cf. QD De spiritualibus creaturis a.9 ad 7um – CG II 75 – De unitate intellectus § 109) : l’acte d’enseigner ne doit pas être conçu sur le modèle de l’action d’une forme naturelle qu’un agent impose à une matière extérieure, comme lorsque le feu engendre le feu, ou lorsque la chaleur de l’eau est causée par celle du feu.
Car le maître ne cause pas la science dans l’âme du disciple de la même manière que le feu cause le feu. Et les lois de la production naturelle ne sont pas celles de l’art humain. Or le maître cause la science dans le disciple par un procédé d’art.
Il faut donc considérer de quelle façon l’art agit. Et il faut considérer deux cas de figure.
La matière sur laquelle travaillent certains arts ne comporte aucun principe d’activité susceptible de collaborer à la réalisation de l’oeuvre. C’est le cas de l’architecture : dans le bois et la pierre on ne saurait trouver une force active quelconque tendant à la construction de la maison : il n’y a qu’une aptitude passive. En elle-même et d’elle-même la roche ne deviendra jamais pierre d’angle ou clef de voute. Seul le travail extérieur de l’artisan donnera à tous ces matériaux la forme d’une maison.
Mais il est une autre sorte d’art dans la matière duquel réside un certain principe actif tendant à la réalisation du dessein envisagé.
Ainsi la médecine.
Dans un corps malade existe une certaine tendance vers la santé. Et les effets attendus peuvent résulter soit de la nature sans l’art, soit de l’art ; bien des malades, en effet, sont guéris par l’opération de la nature, sans intervention de la médecine.
Et dans les oeuvres qui peuvent être produites , soit par l’art, soit par la nature, l’art imite la nature. Par exemple, si le froid rend malade, la nature guérit le sujet en le réchauffant ; de même le médecin dans un cas semblable utilisera la chaleur.
C’est à cette sorte d’art que se rattache l’art d’enseigner. Dans le disciple, en effet, se trouvent un principe actif tendant à la science, à savoir l’intellect, et des données naturellement connues, à savoir les axiomes (prima principia).
Aussi la science s’acquiert-elle de deux manières : sans enseignement (doctrina), par l’invention (per inventionem), par l’enseignement (per doctrinam).
Celui qui enseigne commence son enseignement comme celui qui découvre commence sa découverte : il offre à la considération du disciple les princiopes par lui connus, car toute discipline et toute science résultent d’une connaissance antérieure.
Puis il tire de ces principes les conclusions qu’ils comportent ; il propose des exemples sensibles grâce auxquels dans l’âme du disciple sont formées les images nécessaires au travail de l’entendement.
Et parce que le labeur extérieur du maître serait inefficace s’il n’y avait pas un principe intérieur de science, d’origine divine, les théologiens disent que l’homme enseigne en offrant son ministère, et Dieu en agissant intérieurement ; de même que le médecin lorsqu’il guérit est appelé serviteur de la nature.
Voilà comment par le maître est causée la science dans l’esprit du disciple, non par mode d’action naturelle, mais par un mode d’art.
Ainsi la science du maître et du disciple est unique quant à ce qui est connu, mais non pas quant aux espèces intelligibles par lesquelles cela est connu, ni quant à l’habitus de science lui-même. Car le disciple doit former lui-même grâce à l’intellect agent qui est en lui, l’espèce intelligible par laquelle il connaît à son tour le même objet que connaît initialement le maître.
Cette agumentation est très bien résumée dans le De spiritualibus creaturis, article 9 ad 7um : « Scienta a magistro causatur in discipulo, non sicut calor in lignis ab igne, sed sicut sanitas in infirmo a medico : qui causat sanitatem, in quantum subministrat aliqua adminicula, quibus natura utitur ad sanitatem causandam, et ideo eodem ordine medicus procedit in sanando, sicut natura sanaret.
Sicut enim principalius sanans est natura interior, sic principium principaliter causans scientiam est intrinsecum, scilicet lumen intellectus agentis, quo causatur scientia in nobis, dum devenimus per applicationem universalium principiorum ad aliqua specialia, quae per experientiam accipimus in inveniendo. Et similiter Magister deducit principia universalia in conclusiones speciales. (…) ».
Voici la traduction de ce passage : « La science est causée par le maître dans le disciple, non pas comme la chaleur est causée dans le bois par le feu, mais comme la santé est causée dans le malade par le médecin : celui-ci cause la santé en tant qu’il fournit certaines aides dont la nature se sert pour causer la santé, et c’est pourquoi le médecin en soignant procède de la même façon que la nature qui guérit.
En effet de même que ce qui guérit principalemente est la nature intérieure, ainsi c’est le principe interne qui cause principalement la science, à savoir la lumière de l’intellect agent par laquelle la science est causée en nous lorsque nous procédons par l’application des principes universels à des données particulières, que nous recevons par l’expérience en faisant une découverte. Et de la même façon le maître amène les principes universels aux conclusions particulières ».
Et l’on trouve un exposé plus développé, avec des notations intéressantes, dans la Question disputée De veritate, question 11, article 1, c.
« (…) dicendum est de scientiae acquisitione, quod praeexistunt in nobis quaedam scientiarum semina, scilicet primae conceptiones intellectus, quae statim lumine intellectus agentis cognoscuntur per species a sensibilibus abstractas, sive sint complexa, sicut dignitates, sive incomplexa, sicut ratio entis, et unius, et hujusmodi, quae statim intellectus apprehendit.
In istis autem principiis universalibus omnia sequentia includuntur, sicut in quibusdam rationibus seminalibus. Quando ergo ex istis universalibus cognitionibus mens educitur ut actu cognoscat particularia, quae prius in universali et quasi in potentia cognoscebantur, tunc aliquis dicitur scientiam acquirere.
Sciendum tamen est quod in rebus naturalibus aliquid praeexistit in potentia dupliciter.
Uno modo in potentia activa completa ; quando, scilicet, principium intrinsecum sufficienter potest perducere in actum perefectum, sicut patet in sanatione : ex virtute enim naturali quae est in aegro, aeger ad sanitatem perducitur.
Alio modo in potentia passiva ; quando, sciliciet, principium intrinsecum non sufficit ad educendum in actum, sicut patet quando ex aere fit ignis ; hoc enim non poterat fieri per aliquam virtutem in aere existentem.
Quando igitur praeexistit aliquid in potentia activa completa, tunc agens extrinsecum non agit nisi adjuvando agens intrinsecum, et ministrando ei ea quibus possit in actum exire ; sicut medicus in sanatione est minister naturae, quae principaliter operatur, confortando naturam, et apponendo medicinas, quibus velut instrumentis natura utitur ad sanationem.
Quando vero aliquid praeexistit in potentai passiva tantum, tunc agens extrinsecum est quod educit principaliter de potentia in actum ; sicut ignis facit de aere, qui est potentia ignis, actu ignem.
Scientia ergo praeexistit in addiscente in potentia non pure passiva, sed activa ; alias homo non posset per seipsum acquirere scientiam.
Sicut ergo aliquis dupliciter sanatur : uno modo per operationem naturae tantum, alio modo a natura cum adminiculo medicinae ; ita etiam est duplex modus acquirendi scientiam : unus, quando naturalis ratio per seipsam devenit in cognitionem ignotorum ; et hic modus dicitur inventio ; alius, quando naturali rationi aliquis exterius adminiculatur, et hic modus dicitur disciplina.
In his autem quae fiunt a natura et arte, eodem modo ars operatur, et per eadem media, quibus et natura. Sicut enim natura in eo qui ex frigida causa laborat, calefaciendo induceret sanitatem, ita et medicus : unde et ars dicitur imitari naturam.
Et similiter etiam contingit in scientiae acquisitione, quod eodem modo docens alium ad scientiam ignotorum deducit sicuti aliquis inveniendo deducit seipsum in cognitionem ignoti. Processus autem rationis pervenientis ad cognitionem ignoti inveniendo est ut principia communia per se nota applicet ad determinatas materias, et inde procedat in aliquas particulares conclusiones, et ex his in alias ; unde et secundum hoc unus alium dicitur docere quod istum decursum rationis, quem in se facit ratione naturali, alteri exponit per signa et sic ratio naturalis discipuli, per hujusmodi sibi proposita, sicut per quaedam instrumenta, pervenit in cognitionem ignotorum.
Sicut igitur medicus causare sanitatem in infirmo natura operante, ita etiam homo dicitur causare scientiam in alio operatione rationis naturalis illius ; et hoc est docere ; unde unus homo alium docere dicitur, et ejus esse magister. »
Voici la traduction de ce long passage : « (…) à propos de l’acquisiiton de la science il faut dire que préexistent en nous certaines semences des sciences, à savoir les premières conceptions de l’intellect qui sont connues d’emblée par la lumière de l’intellect agent grâce aux espèces abstraites des données sensibles, et ces semences sont soit complexes, comme les « dignités », soit non complexes, comme la raison de l’être, et de l’un, et des autres de la même sorte, que l’intellect saisit d’emblée.
Mais dans ces principes universels sont contenus tout ce qui en découle, comme dans certaines raisons séminales. Donc lorsque l’esprit part de ces connaissances universelles pour connaître en acte les choses particulières qu’il connaissait précédemment dans l’universel et comme en puissance, alors l’on dit qu’il acquiert la science.
Cependant il faut savoir que dans les choses naturelles quelque chose préexiste en puissance de deux façons.
D’une première façon, en puissance active complète ; à savoir quand un principe intrinsèque peut d’une manière suiffisante conduire jusqu’à un acte parfait, comme cela apparaît dans la guérison : en effet c’est à partir de la vertu naturelle qui est dans le malade que le malade recouvre la santé.
D’une autre façon, en puissance passive ; à savoir quand le principe intrinsèque ne suffit pas pour conduire à l’acte, comme il apparaît lorsque le feu survient à partir de l’air ; en effet cela ne pourrait pas se produire par une quelconque vertu existant dans l’air.
Donc lorsque quelque chose préexiste dans une puissance active complète, alors l’agent extrinsèque n’agit qu’en aidant l’agent intrinsèque, et en lui fournissant ces choses grâce auxquelles il peut parvenir à l’acte ; de même que le médecin dans la guérison est le ministre de la nature qui agit principalement, en renforçant la nature, et en lui apportant les remèdes dont la nature use comme d’instruments pour la guérison.
Mais quand quelque chose préexiste en puissance passive seulement, alors l’agent extrinsèque est ce ce qui produit principalement le passage de la puissance à l’acte ; c’est ainsi que le feu fait que l’air qui est feu en puissance, devienne feu en acte.
Donc la science dans l’apprenant préexiste en puissance non purement passive, mais active ; autrement un homme ne pourrait pas acquérir la science par lui-même.
Donc de même que quelqu’un guérit de deux manières : d’une première manière par l’opération de la nature seulement, d’une autre manière par la nature avec l’assistance de la médecine ; ainsi également il y a deux manières d’acquérir la science : une première manière quand la raison naturelle parvient par elle-même à la connaissance de choses inconnues ; et cette manière est dite découverte ; et l’autre manière, quand quelqu’un apporte un concours extérieur à la raison naturelle, et cette manière est dite discipline.
Mais dans les choses qui sont produites par la nature et par l’art, l’art opère de la même manière, et par les mêmes moyens avec lesquels opère aussi la nature. En effet de même que la nature chez celui qui souffre en raison d’une cause froide, redonne la santé en apportant de la chaleur, c’est ainsi aussi que le médecin agit ; et c’est pourquoi l’on dit que l’art imite la nature.
Et semblablement aussi dans l’acquisition de la science celui qui en instruit un autre le conduit à la science de choses inconnues de la même manière que quelqu’un se porte lui-même à la connaissance de l’inconnu. Mais la démarche de la raison qui parvient à la connaissance de l’inconnu en faisant une découverte consiste à appliquer les principes communs connus par eux-mêmes à des matériaux déterminés, et de là il procède jusqu’à des conclusions particulières, et de celles-ci il parvient à d’autres ; d’où aussi l’on dit qu’un homme en instruit un autre selon que cette démarche de la raison qu’il fait en lui-même par la raison naturelle, il l’expose à un autre au moyen de signes, et ainsi la raison naturelle du disciple, grâce à ce qui lui a été ainsi présenté, comme au moyen d’instruments, parvient à la connaissance des choses inconnues.
Donc de même que le médecin cause la santé chez le malade, la nature opérant, ainsi aussi un homme est dit causer la science chez un autre par l’opération de la raison naturelle de celui-ci ; et cela, c’est instruire ; et c’est pourquoi l’on dit qu’un homme en instruit un autre, et qu’il est son maître. »
Ainsi l’acte d’enseigner ne consiste pas à formater de l’extérieur une puissance passive et purement réceptive, mais à accompagner et à guider une opération qui est propre au sujet connaissant.
C’est le sujet connaissant individuel, avec son intellect qui lui appartient en propre, qui forme en lui l’espèce intellligible par laquelle il vise et connaît l’unique et même objet réel que connaît aussi le maître. Il n’est donc pas nécessaire qu’il y ait un seul intellect possible pour tous les hommes si l’on veut qu’un même savoir soit présent en tous ceux qui se donnent la peine d’élaborer en eux-mêmes la science dont chaque objet est unique pour tous.
CONCLUSION
1 – Récapitulation.
- Il est possible de comprendre le processus de la connaissance et ses conditions sans faire intervenir une séparation substantielle de l’intellect possible qui entraînerait son unicité _ On peut affirmer que l’intellect possible est une puissance de l’âme comme forme substantielle du corps.
- Il est nécesaire de refuser la séparation de l’intellect et son unicité, sous peine de ne pas comprendre :
- Comment « cet homme-ci pense réellement »
- Comment l’apprentissage est possible
- Comment deux individus peuvent penser réellement le même objet et n’être pas seulement les fournisseurs d’images différentes pour un unique intellect.
2 – Considérations finales : suggestion d’une comparaison.
A/Mutatis mutandis, on peut établir une comparaison entre l’attitude intellectuelle des averroïstes latins comme Siger de Brabant et celle de Parménide (1ère moitié du Vème siècle av.J.C).
- Pour celui-ci la logique intraitable de « l’être est, le non-être n’est pas » conduit à rejeter comme voie de l’erreur et illusion l’affirmation du mouvement et de la multiplicité.
- Pour Siger, c’est aussi la rigueur et la cohérence intraitable qui priment, au point de le conduire à récuser les données manifestes de l’expérience, telles que :
- « Cet homme-ci pense »
- « Cet homme-ci veut »
- « Cet homme-ci apprend »
- « Ces deux hommes pensent le même objet et chacun pense vraiment »
Un tel refus de l’expérience paraît bien être un comble pour un aristotélicien proclamé !
B/ Quelle issue ?
- Pour Parménide, ce fut d’abord le parricide revendiqué par Platon dans le Sophiste, lorsqu’il décide d’accorder l’être au non-être, sous la forme de l’autre ; ensuite Aristote sauva le mouvement et la multiplicité en introduisant la distinction de l’être en puissance et de l’être en acte.
- Siger de Brabant, sans doute ébranlé par l’argumentation et les reproches énergiques de Saint Thomas, en vient à adopter une position plus modérée, en limitant les prétentions de la raison, et en accordant la primauté à la révélation.
Cf. De anima intellectiva, ch. VII, in fine :
« Et ideo dico propter difficultatem praemissorum et quorumdam aliorum, quod mihi dubium fuit a longe tempore, quid via rationis naturalis in praedicto problemate sit tenendum, et quid senserit Philosopus de dicta quaestione ; et in tali dubio fidei adherendum est, quae omnem rationem humanam superat ».
= « Toutes ces difficultés et quelques autres m’obligent à dire que, depuis longtemps, j’ai des doutes sur ce qui’l faut soutenir en ce problème selon la voie de la raison naturelle et sur ce qu’a vraiment enseigné Aristote sur ladite question. /Ma conclusion est qu’/étant dans un tel doute, il faut s’en tenir fermement à la foi, qui surpasse toute raison humaine. »
Mais tous ne furent pas aussi sages :
_ Prolongement de l’enseignement averroïste chez les latins, surtout en Italie, à Bologne et à Padoue, jusqu’aux XVIème et XVIIème siècle au moins. Cf. Etudes d’Etienne Gilson sur la problématique de l’immortalité de l’âme en Italie au début du XVIème siècle.
Comme quoi une erreur, même étrange et vigoureusement dénoncée, peut survivre longtemps !
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